Centre d'arbitrage et de médiation de l'OMPI
DÉCISION DE L’EXPERT
AMITEL SA et LTV GELBE SEITEN AG contre EDICIEL SARL
Litige n° DFR2006-0018
1. Les parties
Les Requérants sont AMITEL SA, Bourg-en-Bresse, France et LTV GELBE SEITEN AG, Zürich, Suisse, représentés par SELCA CMS Bureau Francis Lefebvre Lyon, Lyon, France.
Le Défendeur est EDICIEL SARL, Saint-Leu-la-Forêt, France, représenté par Cabinet Plasseraud, Paris, France.
2. Nom de domaine et prestataire Internet
Le litige concerne le nom de domaine <local.fr> enregistré le 24 juillet 2006.
Le prestataire Internet est la société EDICIEL.
3. Rappel de la procédure
Une demande déposée par les Requérants auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le ”Centre”) a été reçue le 22 décembre 2006 par courrier électronique et le 29 décembre 2006 par courrier postal.
Le 27 décembre 2006, le Centre a adressé à l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l’“Afnic”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations.
Le 27 décembre 2006, l’Afnic a confirmé l’ensemble des données du litige.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le ”Règlement”) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l’Afnic (ci-après la ”Charte”).
Conformément à l’article 14(c) du Règlement, une notification de la demande, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur le 11 janvier 2007. Le Défendeur a adressé une réponse au Centre, reçue le 31 décembre 2006 par courrier électronique et le 5 janvier 2007 par courrier postal.
Le 12 février 2007, le Centre nommait Louis B. Buchman comme Expert dans le présent litige. L’Expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.
4. Les faits
Les Requérants AMITEL SA (“AMITEL”) et LTV GELBE SEITEN AG (“LTV”) sont des sociétés sœurs détenues respectivement à 100% et 48 % par la société Publigroupe, qui éditent respectivement en France et en Suisse des annuaires intitulés “Local”, et LTV a lancé en avril 2006 un portail internet “www.local.ch” qui propose un moteur de recherche et les données des annuaires.
LTV a déposé en Suisse la marque LOCAL LTV le 31 mars 2000, ensuite étendue à la Communauté Européenne selon l’Arrangement de Madrid et enregistrée sous le n° 892 300 auprès de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle le 15 mars 2006 dans les classes 9, 16, 38 et 42 de la classification internationale.
AMITEL a déposé en France la marque LOCAL le 2 octobre 2006 auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle, enregistrée sous le n° 06 3 454 207 dans les classes 16, 38 et 41 de la classification internationale.
Le Défendeur EDICIEL SARL (“EDICIEL”) ayant réservé le 24 juillet 2006 le nom de domaine <local.fr>, AMITEL est entré en négociation avec lui le 25 juillet 2006 afin de tenter d’acquérir ce nom de domaine, puis, constatant que le Défendeur ne l’exploitait pas activement, lui a adressé une lettre de mise en demeure le 7 novembre 2006, par lettre recommandée avec accusé de réception, afin de tenter d’obtenir le transfert amiable dudit nom de domaine.
Le Défendeur n’ayant répondu favorablement ni à cette proposition d’achat, ni à cette proposition transactionnelle, les Requérants ont alors engagé la présente procédure.
5. Argumentation des parties
A. Requérants
Selon les Requérants, l’enregistrement du nom de domaine <local.fr> par le Défendeur porte atteinte à leurs droits de propriété industrielle :
En effet, le nom de domaine litigieux <local.fr> reproduirait l’élément principal et distinctif de la marque internationale déposée par LTV, et sa réservation constituerait un acte de contrefaçon de ladite marque en violation des dispositions des articles L 713-2 et L 713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle.
Les Requérants allèguent que le nom de domaine litigieux porte également atteinte aux droits d’AMITEL sur la marque française LOCAL, déposée le 2 octobre 2006 notamment pour désigner des services de “publicité en ligne sur un réseau informatique”.
Les Requérants observent que la reproduction et/ou l’imitation de marque appartenant à un tiers, sans autorisation, constitue une atteinte qui doit être sanctionnée.
En outre, il importerait peu que la ou les marques aient été enregistrées au moment de la réservation du nom de domaine litigieux.
Les Requérants invoquent avoir un intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux dès lors qu’ils subissent de son fait une atteinte à leurs droits sur les marques dont ils sont titulaires.
De surcroît, la réservation du nom de domaine litigieux constituerait une atteinte aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale :
En effet, les Requérants indiquent que bien que prestataire internet, EDICIEL a procédé, sans effectuer de vérification préalable que sa réservation ne porterait pas atteinte aux droits de tiers, à la réservation du nom de domaine litigieux pour le compte d’une société allemande NETWORK.DE. Or, ni NETWORK.DE, ni EDICIEL n’ont vocation à exploiter ce nom de domaine. Aucune de ces sociétés n’a développé d’activité internet autour du terme LOCAL et du nom de domaine litigieux.
Les Requérants font également valoir qu’une réservation effectuée dans de telles conditions est empreinte de mauvaise foi et est répréhensible. Le nom de domaine <local.fr> n’est pas exploité, et le fait de conserver de manière injustifiée l’enregistrement d’un nom de domaine sans que le site internet soit actif constitue un acte de rétention injustifiée du nom de domaine litigieux.
Les Requérants considèrent que l’intention spéculative du Défendeur dans l’utilisation du nom de domaine litigieux est manifeste puisque son but en le réservant était de le revendre.
Les Requérants demandent le transfert du nom de domaine litigieux à AMITEL.
B. Défendeur
Selon le Défendeur, les marques invoquées sont de simples dépôts et le terme “local” est un terme générique et descriptif à telle enseigne et qu’il existe 403 marques protégées en France comportant le terme ”local” pour désigner des produits et services des classes 9, 16, 35, 38 et 41 (cf. Annexes C et D). Ce simple fait démontre la banalité du terme ”local”.
En outre, le Défendeur soutient que la réservation antérieure par ses soins du nom de domaine <local.fr> doit être considérée comme un droit opposable à la marque postérieure (sous réserve de présenter une même activité), et une demande d’enregistrement de marque ou un enregistrement postérieur ne saurait valablement être opposé à un nom de domaine antérieur.
Par ailleurs, EDICIEL reconnaît l’existence de logiciels robots procédant à la demande de réservation d’un nom de domaine dès qu’il est juste libéré, mais argue que le titulaire antérieur du nom de domaine litigieux a été radié du Registre du Commerce et des Sociétés le 5 janvier 2005 et en conclut que la réservation du nom de domaine <local.fr> a été artificiellement maintenue et que depuis la radiation du greffe, ce nom de domaine devait être considéré comme “res nullius” en raison de l’absence de titulaire réel.
EDICIEL fait valoir en outre qu’il s’est écoulé près d’un mois et demi entre l’abandon du nom de domaine litigieux par le précédent titulaire et la réservation qu’il a effectuée.
EDICIEL nie avoir utilisé une quelconque pratique déloyale ou que sa réservation du nom de domaine litigieux, dont l’élément qui le constitue est générique, usuel et descriptif, puisse être considérée comme une quelconque atteinte à un droit de tiers.
Le Défendeur observe que n’est pas en soi contraire aux règles du commerce la réservation d’un nom de domaine (qui plus est si celui-ci est constitué d’un terme générique) avec pour objectif la revente de ce dernier.
EDICIEL déclare cependant n’avoir eu aucune intention première de revendre le nom de domaine litigieux, et que sa réservation n’était pas indue car il n’y a pas eu tentative de sa part de monnayer une rétrocession mais au contraire une approche de la part des Requérants, sans rencontre de l’offre et de la demande sur le prix du nom de domaine litigieux.
EDICIEL conclut au rejet de la demande des Requérants en raison de l’absence de droits valablement opposables, de l’absence de risque de confusion, et d’absence totale de mauvaise foi ou de comportement contraire aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale, et à la confirmation de sa réservation du nom de domaine litigieux.
6. Discussion
Conformément à l’article 20 (c) du Règlement, “(c) L’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l’article 1 du présent règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte”.
L’article 1 du Règlement définit l’atteinte aux droits comme : “une atteinte aux droits des tiers protégés en France et en particulier à la propriété intellectuelle (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale et au droit au nom, au prénom ou au pseudonyme d’une personne.”
Dès lors, il appartient à l’Expert de déterminer en premier lieu si l’enregistrement ou l’usage du nom de domaine <local.fr> porte atteinte, au regard du droit français, aux droits des Requérants, ou de l’un d’entre eux seulement, et en second lieu, puisque la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine litigieux, si les Requérants, ou l’un d’entre eux seulement, ont justifié de leurs droits sur l’élément objet de l’atteinte.
A. Atteinte aux droits des Requérants
(i) Atteinte aux droits de marque
Les articles L 713-2 et L 713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle sanctionnent la reproduction ou l’imitation d’une marque antérieure, ainsi que l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires, sans autorisation du titulaire de ladite marque.
L’Expert doit donc rechercher au vu des signes et produits ou services en présence si la reproduction ou l’imitation des marques des Requérants par le nom de domaine du Défendeur est caractérisée.
La marque internationale LOCAL LTV enregistrée sous le n° 892 300 le 15 mars 2006 est effectivement antérieure à la réservation par le Défendeur du nom de domaine litigieux.
L’Expert retient que le nom de domaine litigieux <local.fr> reproduit quasi-totalement la marque LOCAL LTV dont le Requérant LTV a justifié être titulaire.
Toutefois, les Requérants ne démontrent pas que préalablement au blocage du nom de domaine litigieux par l’Afnic, celui-ci était exploité par le Défendeur.
Or, il a été jugé que le titulaire d’une marque ne peut agir en contrefaçon de marque sur le fondement des articles L 713-2 et L 713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle contre le propriétaire d’un nom de domaine qui ne l’exploite pas (Cass. Com. 13 décembre 2005).
Il n’y a donc pas en l’occurrence de contrefaçon de marque caractérisée, contrairement aux allégations des Requérants.
(ii) Atteinte aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale
L’article 12 de la Charte imposait au Défendeur de s’assurer, avant tout enregistrement, que le terme qu’il souhaitait utiliser à titre de nom de domaine ne portait pas atteinte aux droits de tiers. Le Défendeur ne justifie pas s’être acquitté de cette obligation. En ne procédant pas à cette vérification, il s’est rendu coupable de négligence fautive, sans préjudice des constations qui suivent.
En effet, a posteriori, le Défendeur a procédé à une recherche d’antériorité de marques qui lui a révélé l’existence de 403 marques protégées en France comportant le terme LOCAL pour désigner des produits et services des classes 9, 16, 35, 38 et 41.
Si donc le Défendeur avait satisfait à son obligation au regard des dispositions de la Charte, il aurait dû constater que sa réservation risquait de porter atteinte aux droits de nombreux tiers et s’en abstenir.
En outre, le Défendeur argue que du fait de la radiation du Registre du Commerce et des Sociétés du précédent propriétaire du nom de domaine litigieux, celui-ci était devenu disponible bien avant le 24 juillet 2006 et que s’il ne l’avait pas réservé à cette date, d’autres l’auraient fait.
Sur ce dernier point, l’Expert constate au vu de la pièce F produite par le Défendeur que la radiation invoquée est intervenue le 5 janvier 2005 pour transmission universelle du patrimoine de Construction Expert SA, et que donc loin d’être devenu de ce fait “res nullius”, le nom de domaine a été transmis avec le reste du patrimoine de Construction Expert SA, et n’était donc pas resté sans titulaire depuis cette date.
L’Expert constate que face à une offre de cession du nom de domaine litigieux portant sur € 5.000, le Défendeur est resté évasif tout en conservant inactif le nom de domaine litigieux, qui pointait vers une page blanche.
L’Expert constate de surcroît que le Défendeur ne nie pas avoir été informé de discussions portant sur l’achat du nom de domaine litigieux entre les Requérants et NETWORK.DE, bénéficiaire réel de la réservation du nom de domaine pour le compte duquel il semble avoir agi, puisque le Défendeur produit lui-même la copie d’un courriel entre le Requérant LTV et NETWORK.DE (Cf. Pièce M du Défendeur).
Le fait que le Défendeur est prestataire internet, et que son activité statutaire est le “conseil, la conception, l’édition, la réalisation et la commercialisation de produits et services informatiques” (Cf. pièce n° 8 des Requérants) apparaît au vu de ce qui précède comme une circonstance aggravante.
Dans ces conditions, l’Expert considère que le comportement du Défendeur va au-delà de la simple négligence fautive et est empreint de mauvaise foi, et que comme il a déjà été jugé, le fait de conserver de manière injustifiée l’enregistrement d’un nom de domaine litigieux sans que le site internet soit actif constitue un acte de rétention injustifiée du nom de domaine. Ceci est particulièrement vrai lorsque, comme dans le présent litige, aucun usage à caractère générique ou descriptif n’a été fait du nom de domaine.
Un tel acte est contraire à un comportement loyal en matière commerciale.
L’atteinte aux droits des Requérants est donc caractérisée par le comportement du Défendeur.
B. Justification des droits des Requérants sur le nom de domaine litigieux
Le Règlement n’impose nullement que les droits du Requérant sur l’élément objet de l’atteinte soient antérieurs à la réservation du nom de domaine litigieux, voire même antérieurs à l’introduction de la plainte. L’existence des droits des Requérants sur l’élément objet de l’atteinte est un critère purement objectif ne s’inscrivant aucunement dans une logique de comparaison chronologique avec la date de réservation par le Défendeur du nom de domaine litigieux : L’Expert doit se contenter de constater si de tels droits existent ou non.
Au vu des pièces versées au dossier, l’Expert considère que les Requérants justifient de droits exclusifs sur la dénomination LOCAL à titre de marque.
Les Requérants sont donc bien fondés à demander la transmission du nom de domaine litigieux au profit du Requérant AMITEL.
7. Décision
Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l’Expert ordonne la transmission au profit d’AMITEL SA du nom de domaine <local.fr>.
Louis B. Buchman
Expert
Le 2 mars 2007