Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
DÉCISION DE L’EXPERT
Jeunesse TV contre K. B.
Litige n° DFR2007-0025
1. Les parties
Le Requérant est la Société Jeunesse TV, Paris, France, représenté par Markplus International, Paris, France.
Le Défendeur est K.B., France, représenté par Mabrouk Sassi, Paris, France.
2. Nom de domaine et prestataire Internet
Le litige concerne le nom de domaine <gulli.fr> enregistré le 28 novembre 2006 selon la base de données officielle AFNIC.
Le prestataire Internet est la société OVH à Roubaix, France.
3. Rappel de la procédure
Une demande déposée par le requérant auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) a été reçue le 30 mai 2007, par courrier électronique et le 4 juin 2007, par courrier postal.
Le Centre a accusé réception de la demande le 1er juin 2007.
Le 1er juin 2007, le Centre a adressé à l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l’“Afnic”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations.
Le 4 juin 2007, l’Afnic a confirmé l’ensemble des données du litige.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le “Règlement”) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l’Afnic (ci-après la “Charte”).
Conformément à l’article 14(c) du Règlement, une notification de la demande, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au défendeur le 13 juin 2007.
Le 3 juillet 2007 le Centre a reçu une réponse du défendeur dont il a accusé réception le même jour.
Le 16 juillet 2007, le Centre nommait M. Jean-Claude Combaldieu comme Expert dans le présent litige. L’Expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.
4. Les faits
Le requérant, Jeunesse TV, qui exploite une chaine de télévision pour enfants dénommée “Gulli”, notamment sur la TNT (télévision numérique terrestre), est titulaire des droits antérieurs suivants :
- Marque française GULLI semi-figurative n° 05 3 385 478 déposée le 12 octobre 2005 déposée dans les classes de produits et services n° 9, 14, 16,18, 25, 28, 35, 38 et 41.
- Marque internationale GULLI semi-figurative n° 898 808 enregistrée le 10 avril 2006, sous priorité unioniste du 12 octobre 2005. Les classes de produits et services sont 9, 14, 16, 18, 25, 28, 35, 38 et 41. Les pays désignés sont le Bénélux et la Suisse.
Le requérant a aussi enregistré de nombreux noms de domaine :
- Le 25 août 2005 : <gullitv.com>, <gulli-tv.com>, gullitv.net>, gulli-tv.net>, <gullitv.tv>, <gulli-tv.tv>, <gulitv.com>, <guli-tv.com>, <gulitv.net>, <guli-tv.net>, <gulitv.tv>, <guli-tv.tv>;
- Le 26 août 2005 : <gullitv.fr>, <gulli-tv.fr>, <gulitv.fr>, <guli-tv.fr>;
- Le 26 septembre 2006 : <gullitv.mobi>, <gulli-tv.mobi>.
Il est par ailleurs établi que le défendeur a enregistré le nom de domaine <gulli.fr> le 28 novembre 2006.
5. Argumentation des parties
A. Requérant
Après avoir précisé les droits antérieurs qu’il détient, le requérant expose qu’il exploite une chaine de télévision pour jeunes enfants dénommée “Gulli”. Cette chaine, qui connaît un franc succès, est née le 18 novembre 2005 sur la TNT en partenariat avec Lagardère Active, Canal J et France Télévisions avec les programmes jeunesse de FR3.
Le requérant expose également que la marque antérieure GULLI est distinctive s’agissant d’un nom tout à fait arbitraire pour désigner une chaine de télévision pour enfants. Il ajoute que cette marque jouit d’une renommée certaine car elle est diffusée non seulement sur la TNT mais aussi sur les bouquets satellites de télévision, le câble et même l’ADSL.
A l’appui de cette renommée le requérant fournit des documents qui montrent que la chaîne “Gulli” est en position de leader et est regardée chaque semaine par près de 2 millions d’enfants de la tranche d’âge 4-14 ans.
Le requérant soutient que le nom de domaine contesté <gulli.fr> reprend à l’identique la marque antérieure GULLI du requérant.
Selon le requérant, le défendeur ne pouvait ignorer les droits antérieurs lorsqu’il a enregistré le nom de domaine litigieux eu égard à la notoriété de la chaine de télévision “Gulli”. Au demeurant le défendeur n’aurait pas respecté l’article 19 de la Charte de l’AFNIC lui faisant obligation de vérifier au préalable qu’il ne portait pas atteinte aux droits des tiers.
Le requérant fait aussi observer que le défendeur n’a aucun droit ni intérêt légitime sur le nom “Gulli”.
Le requérant allègue également que l’enregistrement du nom de domaine litigieux crée un risque de confusion pour les internautes qui pensent nécessairement qu’il y a un lien avec la chaine “Gulli”. Il priverait de surcroit le requérant de la possibilité légitime d’utiliser le nom de “Gulli” dans la zone .FR.
Contacté par l’intermédiaire de son Conseil afin de parvenir à un éventuel arrangement, le défendeur aurait proposé une somme excessive de 25.000 euros. Le requérant est convaincu que le défendeur a enregistré <gulli.fr> a des fins strictement spéculatives d’autant plus que le site Internet correspondant n’est pas actif comme le montre le rapport d’une recherche conduite sur le moteur de recherche Web Archive.
En conclusion le requérant, estimant avoir des droits sur l’élément objet de ladite atteinte, sollicite le transfert du nom de domaine à son profit.
Dans un courrier électronique du vendredi 20 juillet 2007 adressé au Centre, le requérant a formulé des observations sur la réponse du défendeur. Ce courrier, de pur commentaire, n’apporte aucun élément nouveau. L’expert décide alors de ne pas en tenir compte dans sa discussion.
B. Défendeur
Pour sa part le défendeur expose qu’il est l’associé d’une société de conseils en informatique et de conception de logiciels.
Cette société dénommée OD 8, dont les statuts ont été signés le 14 février 2006, a été inscrite au registre du commerce et des sociétés le 24 mars 2006.
Le défendeur, M. K. B., et la société OD 8 ont envisagé la création d’un logiciel dénommé “Gulli” (par contraction de Gulliver). Le défendeur allègue qu’après une recherche d’antériorité auprès de l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle) il a été constaté que le mot “gulli” n’avait pas été déposé dans la classe relative aux logiciels, c’est-à-dire la classe 42.
Au lieu de déposer une marque dans la classe 42, le défendeur a préféré enregistrer en un premier temps le nom de domaine <gulli.fr> par souci d’économie, ce qui aurait été fait le 21 novembre 2005. Le défendeur a soumis une facture acquittée de la même date qui aurait été adressée par la société OVH à la société OD 8 et à l’associée du défendeur, Madame D.
Le défendeur ajoute que le requérant a enregistré abusivement de nombreux noms de domaines non exploités dans leur intégralité et que de plus il ne peut prétendre à un droit illimité sur la dénomination “Gulli” dans la mesure où il s’est contenté de procéder à un dépôt de marque dans 9 classes seulement sur les 42 existantes, à l’exclusion notamment de la classe 42 qui est le domaine d’activité du défendeur.
Le défendeur insiste sur le fait que lors de la création du nom de domaine <gulli.fr> le 25 novembre 2005, la chaine de télévision “Gulli” née le 18 novembre 2005 ne pouvait prétendre à la “qualité juridique précise et définie de marque notoire” qui seule aurait pu interdire une exploitation de la dénomination “Gulli” dans une classe non déposée.
Le défendeur entend faire observer qu’il exploite son site depuis l’origine et que d’ailleurs le nombre de connexions est très faible. De plus, la page d’accueil ne contient aucun signe distinctif (logo, police de caractère, couleurs particulières) qui puisse évoquer un lien de parenté avec la chaine de télévision enfantine Gulli. Il n’y a donc aucun risque de confusion dans l’esprit du public. Il n’y a pas davantage de préjudice dont pourrait arguer le requérant.
Le défendeur indique également qu’au cours de la tentative de conciliation, le requérant a proposé le rachat du site pour 3000 euros. Mais considérant l’état d’avancement du développement du logiciel Gulli, le Conseil du défendeur a fait une contreproposition à 25.000 euros. Ayant estimé cette somme excessive le requérant a engagé la présente procédure bien qu’il ne puisse arguer d’un préjudice et qu’il n’a jamais estimé nécessaire de déposer le nom de domaine <gulli.fr> alors qu’il en a déposé 18 différents.
Dans un courrier électronique du 27 juillet 2007 adressé au Centre, le défendeur répond aux observations complémentaires du requérant en date du 20 juillet 2007. Cette réponse, qui n'apporte pas d'éléments déterminants, ne sera pas prise en compte dans notre discussion, comme nous l'avons fait pour les observations du requérant.
6. Discussion
Conformément aux dispositions de l’article 20(c) du Règlement “L’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l’article 1 du présent Règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de la conformité avec la Charte”.
(i) Enregistrement du nom de domaine litigieux
Sur le problème de l’enregistrement du nom de domaine litigieux, se pose en premier lieu la question de la date exacte de réservation auprès du prestataire Internet OVH.
La présente procédure engagée par le requérant est formulée sur la base du nom de domaine <gulli.fr> dont le serveur Whois de l’AFNIC dit qu’il a été créé le 28 novembre 2006. A la demande du Centre, l’AFNIC a indiqué que la personne qui a enregistré ce nom de domaine est M. K. B. qui est donc le défendeur.
Or ce dernier, dans son mémoire en réponse affirme qu’il a réservé le nom de domaine <gulli.fr> le 21 novembre 2005. La seule pièce datée qu’il fournit est une facture du même jour sur du papier à en-tête de la société OVH ayant pour objet “dom.fr.creation.depot.gulli.fr”. Cette facture est libellée à l’ordre de “OD 8 Ouarda D. …”.
Cette facture, dont on observera qu’elle est antérieure à la date de création de la société OD 8, ne prouve en rien que le nom de domaine <gulli.fr> a bien été enregistré à cette date du 21 novembre 2005. Le seul document officiel en notre possession est celui de l’AFNIC qui fixe la date de création au 28 novembre 2006.
C’est donc sur cette dernière date de création du nom de domaine litigieux que nous baserons notre décision. C’est d’ailleurs la base de la présente procédure à laquelle nous ne pouvons déroger.
Le requérant est titulaire des droits antérieurs énoncés dans le point 4 susvisé : “Les faits”. Ces droits portent d’une part sur des marques (française et internationale) remontant au 12 octobre 2005 d’autre part sur des noms de domaine.
Par ailleurs le requérant exploite depuis novembre 2005, en liaison avec d’autres opérateurs, une chaine de télévision dénommée “Gulli” qui a connu un vif succès auprès des jeunes enfants depuis qu’elle est diffusée gratuitement sur la TNT. Son succès l’a conduite à être reprise sur des bouquets satellites, sur le câble et sur l’ADSL.
Selon les Instituts de sondage spécialisés, “Gulli” obtenait au 1er trimestre 2007 la meilleure part d’audience des 17 chaines gratuites TNT. “Gulli” est regardé chaque semaine (février 2007) par près de 2 millions d’enfants (de 4 à 14 ans).
Ces faits et ces chiffres montrent que la chaine “Gulli” a atteint une notoriété certaine.
Cette notoriété a nécessairement une incidence sur la notoriété des marques du requérant, qui même s’il n’a pas effectué un dépôt dans toutes les classes, voit ainsi la protection de ses marques se conforter.
Dans ces conditions il ne nous parait pas douteux que l’existence d’un nom de domaine tel que celui du défendeur, qui reprend très exactement le mot “gulli”, prête nécessairement à confusion dans l’esprit du public avec les marques antérieures du requérant qui est aussi l’un des exploitants de la chaine de télévision “Gulli”. Les internautes peuvent légitimement penser que le site correspondant à <gulli.fr> est le site de cette chaine de télévision. Beaucoup de chaines de télévision ont des sites qui portent exactement leur nom.
Qu’elle que puisse être l’intention qu’avait le défendeur pour l’utilisation du mot “gulli”, le nom de domaine <gulli.fr> ne fait référence à aucune utilisation particulière et entretient la confusion.
Il est peu probable que le choix du nom de domaine litigieux par le défendeur soit le seul fait du hasard à une époque où la chaine de télévision “Gulli” était déjà très connue.
Le requérant fait valoir que l’article 19 de la Charte AFNIC fait obligation de vérifier qu’il ne risque pas d’y avoir atteinte aux droits des tiers avant d’enregistrer un nom de domaine. Le défendeur allègue avoir effectué une recherche d’antériorité de marques auprès de l’INPI. L’Expert constate cependant que la seule pièce fournie par le défendeur démontrant la recherche d’antériorité, limitée à la seule classe 42, date du 15 juin 2007, une date bien postérieure à l’enregistrement du nom de domaine par le défendeur.
D’autre part les pièces fournies ne montrent pas une utilisation réelle du nom de domaine litigieux puisque qu’il renvoie sur un site de l’unité d’enregistrement OVH “lmp.ovh.net”. On peut donc se poser la question des intentions réelles du défendeur surtout au vu d’une proposition de vente pour la somme de 25.000 euros.
A part des allégations, le défendeur n’apporte aucune preuve attestant qu’il détenait un droit quelconque ou un intérêt légitime sur le mot “gulli”.
Nous estimons donc que l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine <gulli.fr> porte atteinte à des droits antérieurs de tiers, à savoir ceux du requérant.
(ii) Utilisation du nom de domaine en violation des droits des tiers
Comme nous l’avons déjà vu, l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine litigieux est en violation des droits antérieurs détenus par le requérant. Ce dernier est donc parfaitement fondé à demander que ce nom de domaine lui soit transféré.
7. Décision
Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l’Expert ordonne la transmission au profit du requérant du nom de domaine <gulli.fr>.
Jean-Claude Combaldieu
Expert
Le 29 juillet 2007