Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
DÉCISION DE L’EXPERT
Craiglist, Inc. contre D.M.I.S.
Litige n° DFR2008-0028
1. Les parties
Le Requérant est la société Craiglist, Inc., San Francisco, Etats-Unis d’Amérique, représenté par Lovells LLP, France.
Le Défendeur est la société D.M.I.S., Biarritz, France.
2. Nom de domaine et prestataire Internet
Le litige concerne le nom de domaine <craigslist.fr> enregistré le 8 février 2005.
Le prestataire Internet est la société Privianet.
3. Rappel de la procédure
Une demande déposée par le Requérant auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) a été reçue le 13 juin 2008, par courrier électronique et le 16 juin 2008, par courrier postal.
Le 16 juin 2008, le Centre a adressé à l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l’“Afnic”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations.
Suite à la levée d’anonymat du titulaire du nom de domaine par l’AFNIC le 16 juin 2008, le Centre a invité le Requérant, le 19 juin 2008, à déposer un amendement à la demande afin de préciser l’identité du Défendeur.
Cet amendement a été reçu par le Centre par courrier électronique le 24 juin 2008.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le “Règlement”) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l’Afnic (ci-après la “Charte”).
Conformément à l’article 14(c) du Règlement, une notification de la demande, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur le 25 juin 2008. Le Défendeur n’ayant adressé aucune réponse, le Centre a notifié le défaut du Défendeur en date du 16 juillet 2008.
Le 23 juillet 2008, le Centre nommait Stéphane Lemarchand comme Expert dans le présent litige. L’Expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.
4. Les faits
Le Requérant est la société Craiglist, Inc., société de droit américain, considérée comme l’un des leaders mondiaux dans la fourniture de services d’annonces classées sur tous médias et supports.
Le Requérant a acquis une forte renommée et a bénéficié d’un fort développement dès son lancement en 1995. Cette notoriété est également attachée au site Internet “www.craiglist.org” exploité par le Requérant depuis 1997.
Cette notoriété s’est d’abord développée aux Etats-Unis, puis s’est rapidement étendue, à partir de 2003, dans cinquante autres pays dont la France.
Le Requérant est titulaire de la marque communautaire CRAIGLIST n° 003 504 032 déposée le 31 octobre 2003 pour désigner les services relevant des classes 35, 38 et 42.
Il est également titulaire de nombreux noms de domaine qu’il s’agisse de gTLD ou de ccTLD incluant le terme “Craiglist” tels que <craiglist.org>, <craiglist.com> ou <craiglist.net>.
Le Défendeur est la société D.M.I.S., opératrice de sites Internet concurrents du Requérant dont le plus connu est “www.vivastreet.fr” qui est également un site d’annonces classées.
Le Défendeur a enregistré le nom de domaine <craigslist.fr> le 8 février 2005.
Par courrier en date du 17 mars 2008, le Requérant a mis en demeure le Défendeur de procéder au transfert du nom de domaine concerné.
Ce transfert n’étant pas intervenu, c’est dans ces conditions que le Centre a été saisi du présent litige.
5. Argumentation des parties
A. Requérant
Le Requérant soutient que :
Il est titulaire du nom de domaine <craiglist.org> depuis 1997 et l’exploite depuis cette date.
Quant à la marque communautaire CRAIGLIST, celle-ci a été déposée en 2003.
Les droits du Requérant sont donc antérieurs de huit ans à l’enregistrement du nom de domaine litigieux.
Le Requérant constate que sa marque CRAIGLIST est intégralement reproduite au sein du nom de domaine litigieux, à l’exception de l’extension “.fr” non appropriable en tant que telle et impuissante à faire disparaître l’imitation ou la reproduction de la marque.
Compte tenu de l’identité entre le nom de domaine litigieux, les marques et le nom de domaine du Requérant, il existe un risque indéniable de confusion dans l’esprit du public, les internautes associant systématiquement le nom de domaine <craigslist.fr> et tous sites Internet y correspondant aux activités du Requérant.
A cet égard, le Défendeur ne justifie d’aucun intérêt légitime justifiant l’enregistrement du nom de domaine litigieux; il ne dispose, en effet, d’aucun droit antérieur et n’a jamais été licencié ou partenaire commercial du Requérant.
Le Défendeur exploite nombre de sites Internet contenant des petites annonces, couvrant des catégories similaires à celles existant sur le site “www.craiglist.org”.
Le Défendeur est manifestement un concurrent du Requérant.
Compte tenu de la notoriété du Requérant et de l’activité du Défendeur, il est peu probable que le Défendeur n’ait pas eu connaissance du Requérant et de ses droits antérieurs au moment de l’enregistrement du nom de domaine litigieux, et ce d’autant plus que la société-mère du Défendeur se situe aux Etats-Unis, lieu du siège social du Requérant.
Par ailleurs, le nom de domaine litigieux a été enregistré deux mois après que le Requérant ait annoncé l’extension à Paris de ses services.
Le Défendeur n’entend donc conserver le nom domaine qu’à des fins spéculatives ou de désorganisation du Requérant.
Le Requérant subit un détournement de clientèle, freinant ainsi son développement auprès du public français.
L’utilisation qui a été faite du nom de domaine litigieux par le Défendeur a donc engagé sa responsabilité au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil.
En conséquence, le Requérant sollicite le transfert du nom de domaine à son profit.
B. Défendeur
Le Défendeur n’a adressé aucune réponse au Centre.
6. Discussion
L’Expert constate que le Requérant invoque un enregistrement ou une utilisation d’un nom de domaine litigieux par le Défendeur en violation de ses droits et sollicite en conséquence la transmission de ce nom de domaine à son profit.
Conformément au paragraphe 20(c) du Règlement, l’Expert “fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le Défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l’article 1 du présent règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le Requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte”.
L’Expert rappelle que, conformément à l’article 1 du Règlement, l’“atteinte aux droits des tiers” s’entend, au titre de la Charte, comme “une atteinte aux droits des tiers protégés en France et en particulier à la propriété intellectuelle (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale et au droit au nom, au prénom, ou au pseudonyme d’une personne”.
En conséquence, l’Expert s’est attaché à vérifier, au vu des arguments et pièces soumis par les parties, si l’enregistrement et/ou l’utilisation du nom de domaine <craigslist.fr> portait atteinte aux droits du Requérant et, le Requérant sollicitant la transmission de ce nom de domaine à son profit, si celui-ci justifie de droits sur ce nom de domaine.
(i) Enregistrement du nom de domaine litigieux
La reproduction et/ou l’imitation de marques ou autres droits privatifs appartenant à un tiers ou exploités par un tiers sans autorisation constituent une atteinte qui doit être sanctionnée.
En l’espèce, l’Expert constate que le Requérant justifie être titulaire de droits privatifs antérieurs sur la dénomination “Craiglist” visant le territoire français, et ce notamment par le biais de l’enregistrement d’une marque communautaire.
L’Expert constate également que le Requérant est titulaire de différents noms de domaine comportant la marque “Craiglist” enregistrés et utilisés de longue date.
L’Expert constate également que la dénomination “Craiglist” jouit d’une certaine notoriété s’agissant plus précisément des services d’annonces sur Internet, quel que soit leur domaine (immobilier, rencontres…).
A cet égard, il ressort des documents versés aux débats par le Requérant que le site Internet “www.craiglist.org” figure parmi les cinquante sites Internet les plus visités au monde.
Il ressort, par ailleurs, des pièces adressées par le Requérant que le Défendeur intervient dans un domaine d’activité concurrent, à savoir celui des petites annonces sur Internet et ce notamment par le biais de l’exploitation du site Internet “www.vivastreet.fr”.
D’ailleurs, dès 2004, le responsable du site Internet “www.vivastreet.fr” faisait état publiquement de sa parfaite connaissance du site Internet Craiglist.
En outre, la société mère du Défendeur est basée aux Etats-Unis, comme le Requérant.
Dès lors, il est peu probable que le Défendeur, au jour de l’enregistrement du nom de domaine litigieux, à savoir en février 2005, n’avait pas connaissance du Requérant, de son activité et de l’exploitation du site Internet “www.craiglist.org”.
Ceci est d’autant moins envisageable que quelque temps avant l’enregistrement par le Défendeur du nom de domaine litigieux, le Requérant avait fait savoir, par le biais de communiqués de presse, son intention de développer une extension “Paris” sur son site Internet.
En tout état de cause, il appartenait au Défendeur, avant de procéder à l’enregistrement du nom de domaine, conformément à l’article 19(1) de la Charte de Nommage de l’AFNIC de vérifier que cet enregistrement ne portait pas atteinte aux droits des tiers.
Manifestement le Défendeur n’y a pas procédé.
En conséquent, l’Expert considère que l’enregistrement du nom de domaine litigieux par le Défendeur est intervenu en violation des droits du Requérant.
(ii) Utilisation du nom de domaine en violation des droits des tiers
Le nom de domaine litigieux n’est pas exploité, il renvoyait vers une page sur laquelle était mentionné “Site en construction – Merci de revenir le consulter ultérieurement”. Ce nom de domaine renvoie aujourd’hui vers une page d’erreur.
En application de la jurisprudence française actuelle, laquelle est d’ailleurs reprise au sein de décisions antérieures concernant le “.fr” (Euro-Information contre Skiwebcenter, Litige OMPI No. DFR2004-0001; Artcurial contre Kangaroo, Litige OMPI No. DFR2004-0004), la seule réservation d’un nom de domaine est neutre et ne constitue pas en soi un acte de contrefaçon.
En revanche, il convient d’analyser en quoi la détention passive d’un nom de domaine n’est pas de nature à engager la responsabilité de son titulaire.
En l’espèce, la notoriété du Requérant et de son activité, notamment par le biais du site Internet “www.craiglist.org” est incontestable et peut difficilement être ignorée du Défendeur.
Compte tenu notamment de cette notoriété, il est très probable que le simple fait d’avoir enregistré un nom de domaine intégrant une dénomination connue des internautes, a induit ces derniers en erreur sur notamment la réalité de l’activité du Requérant. En effet, les internautes, en se connectant au site Internet “www.craiglist.fr” accédait à une page mentionnant que le site Internet était en construction, signifiant donc que l’activité n’était pas encore lancée.
La confusion engendrée dans l’esprit du public est nécessairement préjudiciable au Requérant, qui de fait peut voir une partie de sa clientèle détournée.
Par ailleurs, le Défendeur en enregistrant le nom de domaine litigieux a ainsi empêché le Requérant de développer son activité auprès du public français.
La détention passive de ce nom de domaine pouvant s’analyser en une rétention, au surplus de la part d’un concurrent, est non seulement injustifiée mais apparaît comme fautive.
En conséquence, l’Expert considère que l’enregistrement et l’utilisation du nom de domaine <craigslist.fr> par le Défendeur sont intervenus tout à la fois en violation des droits privatifs du Requérant et en violation du principe de la loyauté dans les relations commerciales.
7. Décision
Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l’Expert ordonne la transmission au profit du Requérant du nom de domaine <craigslist.fr>.
Stéphane Lemarchand
Expert
Date : Le 31 juillet 2008