Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI

DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE

Carrefour contre Défendeur inconnu

Litige N° D2015-2204

1. Les parties

Le Requérant est Carrefour, de Boulogne-Billancourt, France, représenté par Dreyfus & associés, France.

Le Défendeur est inconnu.

2. Nom de domaine et unité d’enregistrement

Le litige concerne le nom de domaine <drh-carrefour.com>.

L’unité d’enregistrement auprès de laquelle le nom de domaine litigieux est enregistré est Register.IT SPA (ci-après désignée « l’unité d’enregistrement »).

3. Rappel de la procédure

Une plainte a été déposée par Carrefour auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le « Centre ») en date du 4 décembre 2015.

En date du 4 décembre 2015, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement du nom de domaine litigieux aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. Le 7 décembre 2015, l’unité d’enregistrement a transmis sa vérification au Centre confirmant l’ensemble des données du litige.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés « Principes directeurs »), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les « Règles d’application »), et aux Règles supplémentaires de l’OMPI (ci-après dénommées les « Règles supplémentaires ») pour l’application des Principes directeurs précités.

Conformément aux paragraphes 2 et 4 des Règles d’application, le 11 décembre 2015, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée aux coordonnées du titulaire du nom de domaine litigieux comme indiquées par l’unité d’enregistrement. Conformément au paragraphe 5 des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 31 décembre 2015. Le Défendeur n’a fait parvenir aucune réponse. En date du 4 janvier 2016, le Centre notifiait le défaut de la Réponse .

En date du 19 janvier 2016, le Centre nommait dans le présent litige comme expert-unique Louis-Bernard Buchman. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.

4. Les faits

Le Requérant est devenu en cinquante ans le deuxième distributeur mondial et le leader au niveau européen. Son activité est développée sous l’enseigne CARREFOUR dans plus de trente pays et plus de dix mille magasins à travers le monde, qui accueillent chaque jour plus de douze millions de clients.

Le Requérant est notamment titulaire de la marque française CARREFOUR, déposée auprès de l’Institut National de la Propriété Industrielle, enregistrée le 11 septembre 1978 sous le numéro 1487274 et renouvelée le 23 mai 2008 et de la marque communautaire CARREFOUR enregistrée le 30 août 2007 sous le numéro 005178371 (ci-après désignées ensemble: « la Marque »).

Le Requérant exploite également à titre principal le nom de domaine <carrefour.com>, réservé en 1995, et est titulaire de 931 autres noms de domaine.

Le Défendeur a utilisé l’adresse de messagerie « chafik_inn@ymail.com » pour réserver le nom de domaine litigieux et a indiqué à l’unité d’enregistrement un nom correspondant à celui du représentant légal du Requérant et une adresse correspondant à celle du siège du Requérant.

Le nom de domaine litigieux a été enregistré par le Défendeur le 11 juillet 2015, et a été utilisé pour tenter d’obtenir des données personnelles telles que pièce d’identité et justificatif de domicile, en diffusant de fausses offres d’emploi.

5. Argumentation des parties

A. Requérant

(i) Le Requérant dispose d’un droit sur la Marque.

(ii) La Marque est notoire.

(iii) Le nom de domaine litigieux contient la Marque, ainsi que les lettres « drh ».

(iv) Le nom de domaine litigieux porte atteinte aux droits dont est titulaire le Requérant, en ce qu’il imite la Marque, et est susceptible de créer un risque de confusion dans l’esprit des internautes en leur laissant croire que le Requérant est lié au site Internet auquel renvoie le nom de domaine litigieux, alors que le site principal du Requérant est « www.carrefour.com ».

(v) Le Défendeur n’a jamais été autorisé par le Requérant à utiliser la Marque à quelque titre que ce soit. Le Défendeur ne peut justifier d’aucun droit ou intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux, le site auquel il renvoie n’offrant aucun produit ou service, mais étant inactif.

(vi) Le Défendeur a enregistré le nom de domaine litigieux et l’utilise de mauvaise foi.

(vii) Le Requérant demande que le nom de domaine litigieux lui soit transféré.

B. Défendeur

Le Défendeur n’a rien répondu.

6. Discussion et conclusions

6.1 Aspects procéduraux

L’unité d’enregistrement a indiqué que le contrat d’enregistrement du nom de domaine litigieux était en langue française. En ce qui concerne la langue de la procédure, le Requérant fait valoir que le Requérant est domicilié en France, que choisir une autre langue de procédure générerait des frais de traduction et des délais, et que la langue française devrait être choisie comme langue de la procédure. Le Défendeur ne s’est pas opposé à cette demande. La Commission administrative, faisant application des dispositions du paragraphe 11(a) des Règles d’application et de son pouvoir d’appréciation, décide que le français sera la langue de la procédure.

Par ailleurs, il est rappelé que la Commission administrative est tenue d’appliquer le paragraphe 15(a) des Règles d’application qui prévoit que: « La commission statue sur la plainte au vu des écritures et des pièces qui lui ont été soumises et conformément aux principes directeurs, aux présentes règles et à tout principe ou règle de droit qu’elle juge applicable ».

Le paragraphe 10(a) des Règles d’application donne à la Commission administrative un large pouvoir de conduire la procédure administrative de la manière qu’elle juge appropriée, conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application, et elle doit aussi veiller à ce que la procédure soit conduite avec célérité (paragraphe 10(c) des Règles d’application).

En conséquence, l’Expert s’est attaché à vérifier, au vu des seuls arguments et pièces disponibles, si l’enregistrement et l’utilisation du nom de domaine litigieux portaient atteinte aux droits du Requérant et si le Défendeur pouvait justifier de droits sur ce nom de domaine.

Considérant le point sur l’identité du Défendeur mentionné ci-dessus, la Commission administrative décide d’expurger le nom identifié par l’unité d’enregistrement comme titulaire du nom de domaine litigieux de la présente décision. Une instruction à l’unité d’enregistrement concernant le transfert du nom de domaine litigieux, incluant le nom de la personne mentionnée comme titulaire du nom de domaine litigieux, est jointe en Annexe 1 de cette décision, et la Commission administrative a autorisé le Centre à transmettre l’Annexe 1 à l’unité d’enregistrement dans le cadre de sa décision dans cette procédure. Toutefois, la Commission administrative donne instruction au Centre, conformément au paragraphe 4(j) des Principes directeurs et 16(b) des Règles d’application, de ne pas publier l’Annexe 1 de la présente décision, sur la base de circonstances exceptionnelles (voir Banco Bradesco S.A. c. FAST-12785241 Attn. Bradescourgente.net / Name Redacted, Litige OMPI No. D2009-1788).

6.2. Vérification que les conditions cumulatives du paragraphe 4(a) des Principes directeurs sont réunies en l’espèce

A. Identité ou similitude prêtant à confusion

Dans le cadre de l’analyse de la première condition du paragraphe 4(a), la Commission administrative doit se contenter de constater si le droit de marque du Requérant existe ou non.

Au vu des pièces versées au dossier, la Commission administrative constate que le Requérant justifie de droits exclusifs sur la dénomination CARREFOUR à titre de marque enregistrée.

Demeure alors la question de la comparaison entre cette dénomination d’une part et le nom de domaine litigieux d’autre part. Or le nom de domaine litigieux reproduit totalement cette dénomination.

En ce qui concerne l’identité ou la similitude de la Marque par rapport au nom de domaine litigieux, la seule différence consiste en la présence dans le nom de domaine litigieux du préfixe « drh- ». Cette différence ne saurait aux yeux de la Commission administrative conférer un autre sens au nom de domaine litigieux ni permettre de le distinguer de la Marque du Requérant.

Il est établi par ailleurs que les extensions de nom de domaine (telles que « .com »), nécessaires pour leur enregistrement, sont normalement sans incidence sur l’appréciation du risque de confusion, les extensions pouvant donc ne pas être prises en considération pour examiner la similarité entre la Marque du Requérant et le nom de domaine litigieux, conformément à nombre de décisions déjà rendues (voir Telstra Corporation Limited c. Nuclear Marshmallows, Litige OMPI No. D2000-0003; Accor c. Accors, Litige OMPI No. D2004-0998).

La Commission administrative estime que le public en général et les internautes en particulier pourraient penser que le nom de domaine litigieux renvoie à la direction des ressources humaines du Requérant, ce nom de domaine litigieux étant similaire à la Marque sur laquelle le Requérant a des droits, au point de prêter à confusion (voir Citibank Privatkunden AG & Co. KGaA c. PrivacyProtect.org / N/A, indishi india mr.ugala, Litige OMPI No. D2010-1147 ; Credit Industriel et Commercial S.A., Banque Fédérative du Crédit Mutuel c. Headwaters MB, Litige OMPI No. D2008-1892 ; Banque Saudi Fransi c. ABCIB, Litige OMPI No. D2003-0656 ; Islamic Bank of Britain Plc c. Ifena Consulting, Charles Shrimpton, Litige OMPI No. D2010-0509 ; BPCE c. PrivacyProtect.org / Maksym Pastukhov, Litige OMPI No. D2010-1666).

Dans ces conditions, la Commission administrative constate que l’exigence du paragraphe 4(a)(i) des Principes directeurs est satisfaite.

B. Droits ou intérêts légitimes

Il est admis que, s’agissant de la preuve d’un fait négatif, une Commission administrative ne saurait se montrer trop exigeante vis-à-vis d’un requérant. Lorsqu’un requérant a allégué le fait que le défendeur n’a aucun droit ou intérêt légitime sur le nom de domaine, il incombe au défendeur d’établir le contraire, puisque lui seul détient les informations nécessaires pour ce faire. S’il n’y parvient pas, les affirmations vraisemblables du requérant sont réputées exactes (Eli Lilly and Company c. Xigris Internet Services, Litige OMPI No. D2001-1086Do The Hustle, LLC c. Tropic Web, Litige OMPI No. D2000-0624.

Aucun élément du dossier ne révèle qu’avant la naissance du litige, le Défendeur ait utilisé le nom de domaine litigieux, ou un nom correspondant au nom de domaine litigieux, en relation avec une offre de bonne foi de produits ou services ou qu’il ait fait des préparatifs sérieux à cet effet.

Le Défendeur n’est en aucune manière affilié au Requérant et n’a pas été autorisé par ce dernier à utiliser la Marque ou à procéder à l’enregistrement d’un nom de domaine incluant la Marque. Il n’est ni licencié, ni tiers autorisé à utiliser la Marque, y compris à titre de nom de domaine.

L’enregistrement de nombreuses marques et de noms de domaine par le Requérant incluant la dénomination « Carrefour » est antérieur de plusieurs années à l’enregistrement du nom de domaine litigieux.

Par ailleurs, le mutisme conservé par le Défendeur, qui a choisi de ne pas répondre à la plainte dans la présente procédure, ne permet pas de penser qu’il ferait un usage légitime et non commercial du nom de domaine litigieux.

Enfin, le Défendeur ayant délibérément dissimulé son identité, aucun intérêt légitime relatif au nom de domaine litigieux n’est manifeste de sa part.

Dans ces conditions, la Commission administrative est d’avis que le Défendeur n’ayant pas de droit sur le nom de domaine litigieux ni aucun intérêt légitime qui s’y attache, l’exigence du paragraphe 4(a)(ii) des Principes directeurs est satisfaite.

C. Enregistrement et usage de mauvaise foi

La mauvaise foi doit être prouvée dans l’enregistrement comme dans l’usage.

En ce qui concerne l’enregistrement de mauvaise foi, la bonne foi du Défendeur lors de l’enregistrement ne ressort d’aucun document soumis au dossier. Au contraire, il est avéré que le Défendeur a également réservé les noms de domaine <drh-chronopost.com> et <drh-pizzahut.com>, actuellement inactifs, ce qui semble manifester de sa part un comportement répétitif.

La Commission administrative estime que le choix comme nom de domaine d’une marque notoire, en la faisant simplement précéder des lettres « drh » (qui ne sauraient conférer un sens différent à la dénomination « carrefour », ni permettre de la distinguer de la Marque), ne peut être le fruit d’une simple coïncidence, la notoriété de la Marque ayant été reconnue par de nombreuses décisions (par exemple Carrefour SA c. Eric Langlois, Litige OMPI No. D2007-0067 ; Carrefour c. Tony Mancini, USDIET, Litige OMPI No. D2014-1277 ; Carrefour c. Park KyeongSook, Litige OMPI No. D2014-1425 ; Carrefour c. VistaPrint Technologies Ltd, Litige OMPI No. D2015-0769).

L’indication par le Défendeur à l’unité d’enregistrement d’un nom correspondant à celle du représentant légal du Requérant et d’une adresse correspondant à celle du siège du Requérant semble traduire une volonté d’usurpation d’identité.

Dans ces circonstances, il est impossible selon la Commission administrative qu’au moment où il a enregistré le nom de domaine litigieux, le Défendeur ait pu ne pas avoir connaissance de la Marque.

De surcroît, le Défendeur a effectué cette réservation dans le but d’hameçonner les internautes en créant une grande similitude avec la Marque et le nom de domaine principal du Requérant.

En effet, le nom de domaine litigieux renvoie à un site inactif, mais une adresse de messagerie associée à ce nom de domaine était exploitée pour diffuser de fausses offres d’emploi, depuis un serveur de mail relié à ce nom de domaine.

La simple immobilisation d’un nom de domaine, sans raison d’être, peut être constitutive d’un usage de mauvaise foi.

Des décisions administratives UDRP ont déjà et à plusieurs reprises pu retenir que la détention d’un nom de domaine sans qu’un site Internet actif y corresponde pouvait, dans certains cas, être considérée comme une utilisation de mauvaise foi du nom de domaine (voir Telstra Corporation Limited c. Nuclear Marshmallows, supra ; Christian Dior Couture SA c. Liage International Inc., Litige OMPI No. D2000-0098 ; ACCOR c. S1A, Litige OMPI No. D2004-0053 ; et Westdev Limited c. Private Data, Litige OMPI No. D2007-1903).

En outre, l’usage de mauvaise foi du nom de domaine litigieux par le Défendeur peut aussi résulter du fait que son usage de bonne foi ne soit d’aucune façon plausible (voir Audi AG c. Hans Wolf, Litige OMPI No. D2001-0148), compte tenu de la spécificité de l’activité du Requérant.

Enfin, certaines commissions administratives UDRP ont même estimé que dans certaines circonstances, les personnes qui réservent des noms de domaine ont l’obligation de s’abstenir d’enregistrer et d’utiliser un nom de domaine qui soit identique ou similaire à une marque détenue par d’autres, et qu’enfreindre cette obligation peut être constitutif de mauvaise foi.

La Commission administrative conclut qu’en détenant et exploitant le nom de domaine litigieux à des fins d’hameçonnage et en ne se manifestant pas dans la présente procédure administrative, le Défendeur a procédé à une utilisation de mauvaise foi du nom de domaine litigieux.

Il en résulte que les trois éléments prévus au paragraphe 4(a)(i à iii) des Principes directeurs sont cumulativement réunis.

7. Décision

Conformément aux paragraphes 4(i) des Principes directeurs et 15 des Règles d’application, la Commission administrative ordonne la transmission au profit de Carrefour du nom de domaine litigieux <drh-carrefour.com>.

Louis-Bernard Buchman
Expert Unique
Le 2 février 2016