Jeux vidéo : l'art du XXIe siècle
par Catherine Jewell, Division des communications
Ils sont captivants, grisants et exaltants. En seulement quatre décennies, les jeux vidéo sont devenus un divertissement de masse de plus en plus populaire, une plate-forme puissante et prometteuse pour l'innovation artistique et une industrie qui représente un chiffre d'affaires de plusieurs milliards de dollars.
Super Mario Bros 3 : Shigeru Miyamoto, Takashi Tezuka,
Hiroshi Yamauchi, réalisateurs; Satoru Iwata, producteur
exécutif; Konji Kondo, compositeur, Nintendo
Entertainment System, 1990, Nintendo of America, Inc.
(Photo: Nintendo of America, Inc.)
Il y a loin entre les mondes fascinants, réalistes, élégants et hautement interactifs créés dans les jeux vidéo contemporains et les extraterrestres poussifs et pixélisés des classiques tels que Space Invaders et Pac-Man. Actuellement, les jeux vidéo sont un amalgame de formes d'art traditionnelles – musique, littérature, sculpture, peinture et tradition orale – et sont de plus en plus reconnus comme un moyen d'expression artistique à part entière.
En 2011, la Cour suprême des États-Unis d'Amérique a assimilé les jeux vidéo aux autres formes d'art traditionnelles en déclarant que "tout comme les livres, les pièces de théâtre et les films avant eux, les jeux vidéo communiquent des idées, voire des messages sociaux – par l'intermédiaire de nombreux outils de narration bien connus, tels que les personnages, les dialogues, l'intrigue et la musique et d'éléments propres à ce médium, tels que l'interaction du joueur avec le monde virtuel".
Développé par Namco et conçu par John
Romero, Pac-Man est sorti pour la première fois
au Japon en 1980. Évènement majeur de
l'histoire des jeux vidéo, il est considéré comme
l'un des jeux les plus influents de tous les temps.
Pac-Man est l'un des seuls jeux à être sorti sous
plusieurs versions et pour différentes plates-formes,
sur une période de plus de trois décennies.
(Photo: http://americanart.si.edu/images/pr/
exhibitions/the_art_of_video_games)
De mars à septembre 2012, le Smithsonian American Art Museum accueille une exposition intitulée "The Art of Video Games", qui célèbre l'évolution spectaculaire de la conception et du graphisme des jeux vidéo sur une période de 40 ans, qui a vu les jeux vidéo passer de l'arcade au foyer.
Passionné de jeux vidéo et ancien directeur du département des jeux chez Sun Microsystems, Chris Melissinos est le commissaire de cette exposition qui présente une sélection de 80 jeux pour 20 plates-formes (allant de l'Atari VCS à la PlayStation 3), marquant différentes époques du développement des jeux vidéo. Les jeux présentés ont été sélectionnés en fonction des votes en ligne de 119 000 personnes provenant de 175 pays. Sur la base d'entrevues avec quelques-uns des artistes et concepteurs les plus influents du médium, OMPI - Magazine essaie de comprendre en quoi les jeux vidéo se distinguent des autres formes d'expression artistique.
Depuis l'apparition en 1972 du premier pixel sur l'écran de la première console du monde (la Magnavox Odyssey), les passionnés de jeux vidéo ont repoussé les frontières du développement technologique pour créer des environnements de jeu de plus en plus interactifs et sophistiqués. Cette évolution phénoménale est comparable à "un bond des peintures rupestres à l'impressionnisme en l'espace de quelques décennies", selon Chris Melissinos.
Marble Madness : Mark Cerny, Steve Lamb,
SEGA Master System, 1992.
(© SEGA, All Rights Reserved)
Les mondes imaginés pour les jeux contemporains, avec les expériences émotionnelles et sociales de premier ordre qu'ils offrent, relèvent désormais de la culture et de l'art. "Tout ce qu'un être humain accomplit peut exprimer l'art. Il n'y a aucune différence entre le format numérique et les formes d'art traditionnelles; ce sont simplement des technologies différentes inventées pour servir de moyen d'expression. Toutes sont de l'art," fait observer Jenova Chen, concepteur du jeu Flower.
Nombreux sont ceux qui croient que le développement rapide de ce médium ne représente que la pointe de l'iceberg. Selon Henry Jenkins, spécialiste des jeux vidéo, "en matière de jeux, ce que nous avons vu jusqu'ici n'est que le début de ce qui peut être accompli dans ce médium". "Les jeux sont devenus un art, mais je crois qu'ils peuvent être encore plus riches et profonds".
La technologie : un cadre propice
Les progrès rapides de la technologie ont favorisé l'évolution des jeux vidéo. Initialement, l'idée d'images infographiques qui racontent une histoire était tellement nouvelle que les pionniers des jeux vidéo comptaient beaucoup sur l'imagination des joueurs. "L'utilisateur était souvent obligé de laisser libre cours à son imagination", explique le producteur de jeux vidéo Don Daglow. Dans certains domaines, la capacité des ordinateurs en matière de puissance et d'espace était tout simplement insuffisante pour permettre l'émergence des modes de narration et de l'interactivité actuels.
"Auparavant, les ingénieurs en matériel informatique élaboraient des dispositifs technologiques, les mettaient entre les mains des spécialistes en logiciels en leur disant : ‘voilà, regardez ce que vous pouvez faire avec ça'. Les ingénieurs logiciels ne se contentaient pas d'apprendre à utiliser ces dispositifs; ils essayaient toujours de repousser leurs limites, les transformant en un système plus puissant", explique le pionnier des jeux vidéo R.J. Mical. L'impulsion donnée pour améliorer la conception des jeux vidéo a, à son tour, entraîné le perfectionnement technique des cartes son et graphiques et des lecteurs de CD-ROM et de DVD-ROM. Actuellement, les jeux comptent parmi les applications informatiques les plus exigeantes. La connectivité Internet, qui a également ouvert de nouveaux horizons à la créativité, est considérée comme l'avancée la plus notable en matière de conception de jeux vidéo.
Dans les années 70, les limitations technologiques étaient telles que les concepteurs créaient leurs propres graphiques et sons, portant les casquettes de directeur, de directeur artistique et de musicien. "Nous écrivions même le manuel et concevions la boîte", indique le concepteur de jeux Steve Cartwright. "Pitfall est le résultat de beaucoup de tâtonnements et d'erreurs, ajoute-t-il. Après avoir réussi à faire courir un homme à l'écran, nous avons placé le jeu dans un contexte en le faisant courir dans la jungle. Il suffit de l'étincelle d'une idée puis il faut perfectionner cette petite pépite jusqu'à ce qu'elle semble amusante, et la développer".
De même, la conception originale de Mario, le personnage emblématique de jeu vidéo, est due à des limitations technologiques. Lorsqu'il l'a créé au début des années 80, son concepteur, Shigeru Miyamoto, avait seulement utilisé sept pixels pour dessiner son visage. "Mon but était de créer, avec cette palette limitée, un personnage aussi différent que possible", se souvient-il. Cela explique son gros nez, sa moustache et son chapeau – le concepteur n'aimait pas dessiner des cheveux. Depuis lors, Mario est apparu dans plus de 200 jeux et il est devenu une icône de la culture populaire. "Super Mario est aux jeux vidéo ce que Mickey Mouse est aux dessins animés", dit Ed Barton, directeur des supports numériques chez Strategy Analytics.
Jeux vidéo et propriété intellectuelle
Droit d'auteur
Le droit d'auteur protège les œuvres artistiques et littéraires originales. En règle générale, le logiciel qui supporte le jeu vidéo est protégé en tant qu'œuvre littéraire, tandis que les graphismes et le son sont protégés en tant qu'œuvres audiovisuelles. Aux termes de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886), qui établit les normes minimales en matière de législation internationale du droit d'auteur, la protection est immédiate et automatique, et aucune exigence formelle n'impose d'enregistrer une œuvre pour la protéger, même s'il peut être avantageux de le faire dans certains pays.
Les graphismes d'un jeu vidéo bénéficient de la protection du droit d'auteur dans la mesure où personne n'a le droit de copier l'œuvre originale du créateur. En revanche, certains éléments communs et normalisés de l'image relèvent de la doctrine des "scènes à faire". Ils ne peuvent être protégés au titre du droit d'auteur s'ils sont nécessaires à la conception d'un certain type d'œuvre. Le droit d'auteur ne protège pas les idées en tant que telles : par exemple, un jeu de golf inclura forcément des trous, des balles et des clubs de golf, des golfeurs, de la pelouse, des arbres et de l'eau. S'il est illégal de copier ces éléments in extenso à partir d'un autre jeu de golf, les concepteurs de jeux vidéo ont le droit d'inclure ces éléments normalisés dans leurs jeux.
Marques
Les marques protègent la notoriété et la réputation d'une entreprise ou d'un jeu vidéo en tant que marque. Le titre ou le nom d'un jeu vidéo est généralement protégé comme une marque. La protection peut s'acquérir après une longue utilisation – les marques non enregistrées sont alors suivies du symbole™ – ou par le biais d'un enregistrement formel auprès de l'office national des marques du pays dans lequel le jeu est commercialisé. Dans ce cas, le symbole® est accolé à la marque. La marque est un actif commercial précieux qui permet à une entité de se forger une réputation sur le marché. Elle sert aussi à éviter la confusion des consommateurs quant à l'origine d'un produit ou service. Les jeux concurrents qui présentent des ressemblances peuvent se différencier par le nom ou la marque qu'ils choisissent, ce qui élimine tout risque de violation de la marque.
Brevets
Les éléments fonctionnels d'un jeu vidéo (manettes et consoles de jeu) sont protégés par des brevets. Les brevets sont généralement accordés aux technologies nouvelles, utiles, non évidentes ou impliquant une activité inventive.
Une forme d'art narratif à l'influence notable
Dans le monde interconnecté qui est le nôtre, les jeux vidéo constituent une forme de divertissement de masse de plus en plus populaire. Leurs narrations captivantes et puissantes et leurs images au réalisme saisissant façonnent les relations sociales et les modes d'apprentissage d'un grand nombre de personnes. Les jeux vidéo se démarquent d'autres moyens d'expression artistique en ce qu'ils permettent une expérience immersive à la fois éducative et distrayante.
Chris Melissinos est convaincu que, si les jeux vidéo comprennent des éléments artistiques classiques, ils "donnent aux concepteurs une possibilité inédite de communiquer avec le public et de le mobiliser en introduisant un nouvel élément : le joueur". À ses yeux, "les jeux vidéo sont la seule forme d'expression artistique qui conserve à l'auteur son authenticité et son autorité, tout en permettant à l'observateur d'explorer et d'expérimenter… Aucun autre outil au monde n'offre cette incroyable possibilité".
Jesse Schnell explique que le jeu de rôle fantastique Donjons et Dragons a marqué un tournant dans sa carrière de conceptrice. Il lui a fait prendre conscience que les jeux ouvraient "un univers infini… et qu'il était possible de rendre l'imaginaire réel de façon tangible". Toujours fascinée par la création de divertissements "qui en mettent plein la vue", la conceptrice ajoute que, comme "les jeux vidéo intègrent sans cesse de nouvelles techniques, il y a toujours plus de moyens de faire vivre aux gens ce type d'expérience".
Bien que les avantages et les inconvénients des jeux vidéo fassent toujours l'objet de vifs débats, de nombreux adeptes estiment qu'ils donnent aux joueurs une occasion unique d'acquérir des compétences et des connaissances personnelles. Lorsqu'on joue à un jeu, "on a l'impression d'avoir réussi à apprendre quelque chose et d'être doué pour ça", fait observer le développeur de jeux vidéo Mike Mika. C'est un moyen pour les joueurs "de tirer des enseignements sur le monde et sur eux-mêmes", affirme le producteur de jeux vidéo Warren Spector. Voilà ce qui pousse les joueurs à recommencer encore et encore pour revivre cette expérience.
Panzer Dragoon II : Zwei, Yukio Futatsugi, Manabu Kusunoki, concepteurs originaux; Kentaro Yoshida, directeur artistique, SEGA Saturn, 1996. (© SEGA, All Rights Reserved) |
Rez : Tetsuya Mizuguchi, producteur; Jun Kobayashi, réalisateur; Katsumi Yokota, directeur artistique et artiste principal, SEGA Dreamcast, 2001. (© SEGA, All Rights Reserved) |
The Legend of Zelda : Twilight Princess : Shigeru Miyamoto, producteur exécutif; Eiji Aonuma, réalisateur; Satoru Takizawa, directeur artistique; Eiji Aonuma, Satoru Iwata, producteurs, Nintendo Wii, 2006, Nintendo of America, Inc. (© Nintendo) |
Aucune autre forme de divertissement ne permet aux joueurs de se mettre "dans la peau du personnage principal et de faire des choix qui auront à terme des conséquences", avance David Cage. "Nous jouons pour obtenir certaines informations utiles qui, d'une façon ou d'une autre, sont reliées aux compétences de survie au plus profond de notre cerveau. Dans un jeu, les questions qu'on se pose sont ‘que devrais-je faire', ‘quelle compétence devrais-je renforcer' et ‘quelles décisions devrais-je prendre'", explique le concepteur vidéo Noah Falstein.
Les jeux vidéo consistent en une association complexe de narration, d'effets graphiques et de musique étayée par la technologie, cette mécanique qui tisse la trame permettant de créer une expérience exaltante pour les joueurs. L'histoire met en contexte les actions et les choix des joueurs et donne leur sens aux jeux, explique Warren Spector.
Comme dans les films, la musique enrichit considérablement la narration des jeux vidéo. Par ailleurs, la composition des musiques de jeux vidéo a connu d'incroyables progrès. "Au départ, les compositeurs étaient surtout des programmeurs dotés d'une certaine technique musicale… Au cours de la dernière décennie, le système a évolué pour se rapprocher du modèle utilisé dans l'industrie cinématographique (compositeurs indépendants travaillant avec une entreprise de production)", note Austin Wintory, compositeur de musiques de jeux vidéo. Pour lui, les possibilités techniques dans le domaine du son font de cette période "l'une des meilleures de tous les temps pour les compositeurs professionnels".
Tommy Tallarico, fondateur de Video Games Live et également compositeur, souligne lui aussi les immenses possibilités musicales qu'offrent les jeux vidéo contemporains. "À l'heure actuelle, les jeux ont pris une envergure considérable et nous pouvons faire tellement de choses". Les jeux, qui nécessitaient auparavant quelque 50 effets sonores, comprennent maintenant près de 100 heures de jeu, 25 000 lignes de dialogue et 7000 effets sonores différents. "Nous faisons aujourd'hui des choses que Beethoven et Mozart n'auraient jamais crues possibles", s'enthousiasme-t-il. "Nous sommes capables de diversifier nos activités de façon interactive. Je peux superposer différents éléments en fonction de ce qui apparaît à l'écran et de ce que fait le joueur, qui se retrouve dans la peau d'un chef d'orchestre. L'ampleur de tout cela est impressionnante. De mémoire d'homme, jamais aucun thème musical n'avait été joué autant de fois que dans les jeux vidéo aujourd'hui", explique-t-il. "J'ai toujours dit que si Beethoven était encore en vie, il composerait des musiques de jeux vidéo".
Le rêve devient réalité
Pour les pionniers du secteur, les jeux actuels tels que Uncharted Two: Among Thieves (2009) "sont la concrétisation de [leurs] rêves d'il y a 20 ans", observe R. J. Mical. Malgré l'évolution phénoménale qu'a connue la technique pendant ces 40 dernières années, il semble qu'encore plus de progrès soient à venir. "Les loisirs interactifs n'en sont qu'à leurs balbutiements, qui s'apparentent aux débuts de l'industrie cinématographique", fait remarquer Megan Geiser, présidente de Her Interactive. "L'économie numérique modifie notre façon d'interagir, de faire des affaires, de jouer. Les règles changent, et la créativité joue le rôle d'égaliseur", déclare-t-elle.
Jeff Bushnell, joueur de la première heure et fondateur d'Atari, ne transige pas quant à l'importance durable de cette plate-forme prometteuse pour l'innovation artistique : "La prochaine grande vague de concurrence sera celle de la créativité et je pense que les jeux vidéo, plus que toute autre chose, favorisent un état d'esprit propice à l'essor de la créativité."
L'exposition intitulée "The Art of Video Games", qui se déroule jusqu'au 30 septembre 2012, est l'une des premières expositions d'envergure à présenter l'art et l'artisanat associés à ce moyen d'expression de plus en plus puissant, qui semble voué à devenir la première forme d'art du XXIe siècle.
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