Comprendre le brevet unitaire européen
Par Gwilym Roberts, associé, et Julia Venner, avocate, Kilburn & Strode, LLP, Londres, Royaume-Uni
Sous une forme ou une autre, l’idée d’un brevet unitaire européen a été un objet de débat pendant plus de quatre décennies. Des progrès importants ont toutefois été réalisés au cours des récentes années concernant l’adoption du “paquet législatif sur le brevet de l’Union européenne” (le règlement n° 1257/2012 mettant en œuvre la coopération renforcée dans le domaine du brevet à effet unitaire avec les modalités applicables en matière de traduction du règlement n° 1260/2012 et l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet).
Le paquet législatif sur le brevet de l’Union européenne vise à instaurer un brevet unique valable dans toute l’Union européenne ainsi qu’une juridiction unifiée pour trancher les litiges relatifs aux brevets européens. Si certains le saluent comme un moyen de rendre l’accès au système des brevets plus facile, plus économique et juridiquement plus sûr en conférant aux brevets une protection uniforme dans tous les États membres participants, il reste à voir si les propositions actuelles permettront réellement d’assurer ces avantages aux titulaires de brevets.
Brevet unitaire
Le brevet unitaire coexistera avec les brevets européens “classiques” délivrés par l’Office européen des brevets (OEB), qui doivent être validés par les offices nationaux avant de pouvoir produire leurs effets dans les États désignés.
Le nouveau régime ne modifiera en rien la procédure de demande de brevet européen, l’examen des demandes de brevet par l’OEB et les formalités de délivrance de l’OEB, la différence intervenant seulement après la délivrance du brevet. Pour obtenir un brevet unitaire, le titulaire devra en effet déposer, au plus tard un mois après la date de délivrance, une “demande d’effet unitaire” accompagnée, durant une période transitoire, de la traduction applicable. Les brevets européens continueront d’être délivrés en anglais, français ou allemand. Les brevets en anglais devront être traduits dans toute autre langue d’un État membre de l’Union européenne. Les brevets en français ou en allemand devront être traduits en anglais. Ces traductions seront requises jusqu’à ce qu’un système de traduction automatique de qualité suffisante soit disponible (ce délai étant d’un maximum de 12 ans après la date d’entrée en vigueur du règlement).
Le versement à l’OEB d’une taxe annuelle de renouvellement progressive sera nécessaire pour assurer le maintien en vigueur du brevet unitaire. Une fois délivré, un brevet unitaire assurera une protection uniforme et produira des effets identiques dans tous les États membres participants. Il pourra être opposé, transféré, révoqué, limité ou s’éteindre à l’égard de tous les États membres participants, et pourra faire l’objet d’un contrat de licence pour tout ou partie des territoires de ces États. Un brevet unitaire ne pourra par exemple être transféré qu’à l’égard de l’ensemble des États membres participants. Son titulaire aura toutefois la possibilité de concéder à un tiers une licence d’exploitation de l’invention brevetée pour une partie seulement des États membres participants, par exemple le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne.
Dans l’état actuel du système, un brevet européen peut être validé, une fois délivré, dans tout ou partie des 38 États contractants de la Convention sur le brevet européen ainsi que dans deux “États d’extension” (Bosnie-Herzégovine et Monténégro). Bien que le nouveau système tende vers un brevet paneuropéen unique, le brevet unitaire n’en conservera pas moins un caractère quelque peu “hétérogène”. Seuls les pays membres de l’Union européenne peuvent être parties au règlement sur le brevet unitaire. Or, un grand nombre d’États contractants de la CBE ne sont pas membres de l’Union européenne (par exemple la Suisse et la Norvège), de sorte que le brevet unitaire ne s’appliquera pas sur leur territoire. Qui plus est, deux États membres de l’Union européenne (l’Espagne et l’Italie) ont choisi de ne pas adhérer au règlement. À la date de rédaction du présent article, la Pologne ne faisait pas partie du système du brevet unitaire, ayant décidé de ne pas signer l’accord sur la juridiction unifiée du brevet – accord dont la ratification est indispensable pour participer à ce système. Pour l’heure, la protection conférée par le brevet unitaire ne peut s’appliquer que dans 24 des 40 États susceptibles d’être désignés dans une demande de brevet européen. Pour les autres, il restera possible de procéder comme précédemment à des validations nationales.
Juridiction unifiée du brevet
L’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet est un accord international entre États membres contractants. La juridiction unifiée du brevet aura compétence exclusive en matière de brevets à effet unitaire ainsi que, sous réserve de certaines dispositions transitoires, de brevets européens classiques, dans la mesure où ces derniers désigneront des États membres contractants. La juridiction unifiée aura également compétence en matière de certificats complémentaires de protection, qui sont accordés pour les inventions de certains domaines dans lesquels le délai d’approbation d’une technologie peut être particulièrement long. Elle n’aura pas compétence en ce qui concerne les brevets nationaux ou les modèles d’utilité nationaux.
Pendant une période transitoire d’un minimum de sept ans après l’entrée en vigueur de l’accord, il restera possible de porter devant les tribunaux nationaux des actions en contrefaçon ou en nullité de brevets européens classiques ou de certificats complémentaires de protection. En outre, à moins qu’une action n’ait déjà été engagée devant la juridiction unifiée du brevet, les titulaires de brevets européens classiques ou de demandes de brevet déposées ou ayant abouti à la délivrance d’un brevet avant la fin de la période transitoire et les titulaires de certificats complémentaires de protection auront la faculté de déroger à la compétence exclusive de la juridiction.
Les décisions de la juridiction unifiée auront effet sur la totalité du territoire des États membres contractants (tous les États membres de l’Union européenne, à l’exception de l’Espagne et de la Pologne). L’Italie a signé l’accord sur la juridiction unifiée, bien qu’elle ne soit pas partie au règlement sur le brevet unitaire. Le pouvoir de statuer de la juridiction unifiée s’appliquera donc à la partie nationale d’un brevet européen classique validé en Italie, à moins que son titulaire n’ait exercé la faculté de dérogation de compétence exclusive mentionnée précédemment.
La juridiction unifiée comprendra un tribunal de première instance comportant lui-même une division centrale et des divisions locales et régionales. Après de nombreuses discussions politiques, il a été décidé d’établir le siège de la division centrale à Paris, et des sections spécialisées de cette dernière à Londres (pour les affaires se rapportant aux nécessités courantes de la vie, à la chimie et à la métallurgie) et à Munich (pour les affaires relatives à la mécanique, à l’éclairage, au chauffage, à l’armement et au sautage). Outre le tribunal de première instance, la juridiction unifiée comprendra une Cour d’appel ayant son siège à Luxembourg.
La juridiction unifiée aura compétence pour trancher les litiges en matière de contrefaçon et de validité. Les actions en contrefaçon de brevet pourront être portées devant la division locale ou régionale située dans le pays où a été commis l’acte de contrefaçon ou dans celui où le défendeur est domicilié ou exerce principalement son activité. En l’absence de division locale ou régionale dans le pays concerné, la division centrale pourra être saisie. Les actions reconventionnelles en nullité devront être portées devant la même division que celle qui a été saisie de l’action principale, mais les parties auront la possibilité d’opter d’un commun accord pour une autre division, y compris la division centrale. Il sera toutefois possible de renvoyer ensuite l’affaire, dans son entier ou en partie, de la division locale ou régionale à la division centrale. Cela permet la mise en œuvre de la “bifurcation”, c’est-à-dire de la séparation des actions en contrefaçon et en nullité, qui sont alors entendues par des tribunaux différents. Par exemple, une action en contrefaçon pourrait être portée devant une division locale ou régionale tandis que l’action reconventionnelle en nullité serait entendue à une date ultérieure par la division centrale. Cette procédure vise à rendre la juridiction unifiée plus favorable aux titulaires de brevets. Certaines voix craignent toutefois que cela ne se fasse au détriment des tiers.
Les actions en nullité ou en constatation de non-contrefaçon doivent être portées devant la division centrale (ou une division locale ou régionale si les parties en sont d’accord).
Le paquet législatif sur le brevet de l’Union européenne répondra-t-il aux attentes?
Comme on l’a vu plus haut, le paquet législatif sur le brevet de l’Union européenne vise à rendre le système des brevets plus simple, moins onéreux et juridiquement plus sûr, en offrant une protection uniforme des brevets dans la totalité des États membres participants. Reste à voir s’il remplira véritablement ses promesses.
Un premier sujet de préoccupation est le caractère hétérogène du système. La délivrance d’un brevet unitaire ne vous dispensera pas de l’obligation de procéder à des validations nationales pour les États contractants de la CBE ou les états d’extension non couverts par ce dernier si vous souhaitez que votre brevet y soit protégé.
Deuxièmement, malgré la mise en place d’une juridiction unifiée le “tourisme judiciaire” (forum shopping) reste possible, jusqu’à un certain point, au sein de la CBE. Par exemple, une action en contrefaçon peut être engagée devant la division locale ou régionale située dans le pays où a été commis l’acte de contrefaçon présumé ou dans celui où le défendeur est domicilié ou exerce principalement son activité.
De plus, certains commentateurs, dont Google, Apple et Samsung, sont préoccupés par la question de la bifurcation, qui permet de faire entendre des actions en contrefaçon et en nullité par des tribunaux différents. Ils s’inquiètent en particulier du fait que l’un de ces tribunaux pourrait rendre une ordonnance interdisant l’importation et la vente d’un produit protégé par un brevet qui serait finalement déclaré nul – une possibilité que les “trolls”, ces entreprises qui acquièrent des brevets pour les opposer à des tiers, pourraient s’empresser d’exploiter. La pratique de la bifurcation ouvre par ailleurs la porte à des complications concernant la langue des procédures.
Enfin, on ne sait pas encore si le nouveau système sera effectivement moins coûteux que l’actuel ou si ce sera le contraire. Le montant des taxes de renouvellement n’est pas encore fixé, mais on s’attend à ce qu’il soit en rapport avec la taille du marché de l’Union européenne et équivalent à ce qu’il en coûte actuellement pour la couverture géographique moyenne des brevets européens. Cela signifie qu’un titulaire qui souhaiterait seulement valider son brevet européen pour un petit nombre d’États membres participants pourrait ne pas voir grand intérêt à adopter la formule du brevet unitaire. Des préoccupations ont également été exprimées en ce qui concerne les coûts de création et de maintien de la juridiction unifiée. Étant donné que l’Union européenne n’est plus partie à l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet, les coûts d’établissement du tribunal seront à la charge des États membres contractants. Les coûts de fonctionnement devant par ailleurs être financés sur le budget de la juridiction, certains craignent que cela ne se traduise par des frais de procédure élevés.
Il existe également des appréhensions au sujet de la qualité des décisions qui seront rendues par la juridiction; les premiers jugements seront par conséquent déterminants pour ce qui est de calmer ces inquiétudes.
Qui seront les utilisateurs du système?
On ignore encore comment le nouveau système sera reçu. Il est probable que pour choisir entre le brevet unitaire et le maintien de l’ancienne méthode des validations nationales, de nombreux propriétaires de brevets prendront seulement en considération le montant qu’ils auront à débourser jusqu’à la délivrance du brevet (ou peu après), et ne s’inquiéteront pas du coût des futurs litiges. L’allègement des exigences en matière de traduction des brevets délivrés sera par conséquent perçu comme une caractéristique avantageuse du nouveau système. Le montant des taxes de renouvellement sera toutefois un autre critère déterminant. S’il est trop élevé, l’intérêt de déposants tels que les PME pourra s’en trouver découragé. Pour les entreprises plus importantes, qui valident couramment des brevets européens dans un grand nombre d’États, le brevet unitaire pourra en revanche être une manière d’économiser sur les annuités.
Le fait que le brevet unitaire puisse être révoqué en une seule procédure à l’égard de tous les États membres participants pourrait réduire son attractivité, en particulier en ce qui concerne les brevets de grande valeur, dont les titulaires préféreront peut-être déposer un brevet européen classique et déroger à la compétence exclusive de la juridiction unifiée. Une fois expirés les neuf mois du délai d’opposition devant l’OEB, la validité de ces brevets ne peut plus être contestée qu’à l’échelle nationale, un État à la fois.
Les “trolls” mentionnés plus haut devraient pencher en faveur du nouveau système, en particulier tant que l’on ne saura pas si la juridiction unifiée adoptera une attitude favorable aux titulaires de brevets, par le biais de la bifurcation. La possibilité de faire prononcer une ordonnance à l’encontre d’un présumé contrefacteur avant même que la validité du brevet concerné ait été examinée constituerait une arme puissante pour de telles sociétés.
Quand le paquet législatif sur le brevet entrera-t-il en vigueur?
L’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet entrera en vigueur dès qu’il aura été ratifié par 13 États membres contractants, y compris le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, ou dès que des modifications précisant la compétence de la juridiction unifiée auront été apportées au règlement “Bruxelles I” (n° 1215/2012) concernant la compétence judiciaire des tribunaux en matière civile au sein de l’Union européenne, le plus tardif de ces termes étant retenu. Le règlement sur le brevet unitaire sera applicable à compter de la date d’entrée en vigueur de l’Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet.
L’Autriche, la France et la Suède sont pour l’instant les seuls pays à avoir ratifié l’accord, mais tout porte à croire que la Belgique, le Danemark et Malte sont sur le point de les rejoindre. Une date d’entrée en vigueur située en 2016 voire en 2017 paraît envisageable, quoique les recours introduits récemment par l’Espagne puissent faire obstacle à l’adoption du paquet législatif.
De bonnes intentions mêlées de préoccupations pratiquess
S’il est vrai que le paquet législatif sur le brevet semblait être accueilli avec une bonne dose d’ouverture politique, des doutes subsistent concernant le moment de son entrée en vigueur et ses incidences possibles.
Quelle que soit la qualité de la théorie et des intentions qui sous-tendent le nouveau système, des préoccupations subsistent dans certains domaines. L’intérêt qu’il pourrait présenter pour les “trolls” est particulièrement inquiétant pour un grand nombre de titulaires de brevets, qui pourraient choisir la voie de la dérogation à la compétence exclusive de la juridiction unifiée, notamment en ce qui concerne les brevets de grande valeur, afin d’éviter le risque que représente une déclaration de nullité dont les effets s’étendent simultanément à l’ensemble des États membres participants. Les coûts liés au nouveau système, et en particulier aux taxes de renouvellement et à la défense des brevets devant la juridiction unifiée, constituent également une préoccupation importante. Une appréhension existe enfin en ce qui concerne la qualité des décisions que rendra la juridiction unifiée. L’étroite participation des meilleurs magistrats d’Europe ainsi que le long et prestigieux historique du droit européen permettent cependant d’espérer que la juridiction unifiée ne manquera pas à ses promesses de défendre “contre des actions sans fondement ou des brevets méritant révocation”, “renforcer la sécurité juridique”, ménager “un juste équilibre entre les intérêts des titulaires de droits et les autres parties” et respecter les principes de “proportionnalité et souplesse”.
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