Qui sera le maître de l’outil de génie génétique CRISPR – Cas9?
Catherine Jewell, Division des communications, OMPI, et Vijay Shankar Balakrishnan, journaliste spécialisé en sciences et en santé
Des millions de personnes souffrent de graves maladies génétiques comme le cancer, la dystrophie musculaire, la fibrose cystique, la drépanocytose, la maladie d’Huntington et bien d’autres. Imaginez les douleurs et les souffrances qui pourraient être évitées (sans parler des coûts de santé) si nous pouvions guérir ces pathologies simplement en réécrivant le code génétique des patients. C’est ce que promet la technologie de modification du génome CRISPR-Cas9.
Annoncé comme la percée la plus prometteuse en matière de recherche biomédicale depuis l’avènement du génie génétique dans les années 70, l’outil de modification du génome CRISPR-Cas9 ouvre des horizons infinis pour nous aider à mieux comprendre les maladies humaines et animales et leur traitement. Il a le potentiel de révolutionner la recherche médicale et agricole. Dès lors, la course pour développer des applications commerciales de CRISPR-Cas9 dans les domaines de la santé, de l’agriculture et de l’industrie a plongé la technologie, ses pionniers, les institutions pour lesquelles ils travaillent et une poignée de jeunes entreprises auxquelles ils participent dans une bataille juridique aux enjeux colossaux pour savoir qui l’a effectivement inventée et quand. L’issue de cette bataille déterminera qui sera le maître de la technologie et dans quelle escarcelle tomberont les bénéfices faramineux qu’elle devrait générer.
Genèse de la technologie
Depuis que Watson et Crick ont découvert la structure en double hélice de l’ADN, les scientifiques n’ont cessé de chercher des moyens de mieux comprendre le rôle que joue l’ADN dans le patrimoine génétique des organismes vivants. L’outil CRISPR est un immense pas en avant dans cette direction. Comparé aux outils de recherche existants, il offre un moyen relativement rapide, simple, fiable et bon marché de cibler et de modifier des séquences déterminées du génome.
Désigné sous le nom de CRISPR pour “Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats”, c’est-à-dire “courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées”, il s’agit d’un mécanisme de défense naturel qui permet aux cellules bactériennes de détecter et de détruire les virus qui les attaquent.
Jon Cohen écrit dans la revue Science que le mécanisme CRISPR a été reconnu pour la première fois comme “outil de modification du génome de portée générale” dans un article publié par les scientifiques Erik Sontheimer et Luciano Marrafinni de la Northwestern University, Evanston, Illinois (États-Unis d’Amérique) en 2008. Les deux chercheurs ont déposé une demande de brevet qui a été rejetée au motif qu’ils n’avaient pas été en mesure de la réduire à une application pratique particulière.
Au demeurant, CRISPR a réellement commencé à faire parler de lui avec la publication, en juin 2012, d’un article scientifique écrit par Emmanuelle Charpentier, microbiologiste française travaillant à l’époque à l’Université de Vienne et aujourd’hui à l’Institut Max Planck de biologie infectieuse (Allemagne) et à l’Université Umeå (Suède), et Jennifer Doudna de l’Université de Californie Berkeley (États-Unis d’Amérique). Leur article décrivait comment la technologie CRISPR, avec l’aide d’une enzyme appelée Cas9, peut devenir un outil de modification du génome. Il y était plus précisément question de la façon dont CRISPR-Cas9 peut être utilisé pour couper l’ADN dans un tube à essai. Les deux scientifiques ont déposé leur première demande de brevet pour CRISPR en mai 2012. Elle est encore en cours d’examen.
Six mois plus tard, en janvier 2013, des scientifiques du Broad Institute du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et de l’Université de Harvard, sous la direction de Feng Zhang, ont annoncé qu’ils avaient trouvé un moyen d’utiliser CRISPR-Cas9 pour modifier les cellules des mammifères, ravivant encore l’intérêt suscité par sa capacité potentielle à générer de nouveaux traitements médicaux plus efficaces. Les chercheurs du Broad Institute ont déposé leur première demande de brevet portant sur CRISPR en décembre 2012 et ont payé pour bénéficier d’une procédure d’examen accélérée. Toujours selon Jon Cohen, 11 autres demandes de brevet ont été déposées pour étayer la revendication selon laquelle ils étaient les premiers à inventer un système CRISPR pour modifier les cellules de mammifères. En avril 2014, l’Office des brevets et des marques des États-Unis d’Amérique (USPTO) a accordé un brevet à l’équipe du Broad Institute pour sa technologie CRISPR.
La bataille pour les droits de propriété
L’octroi du brevet à l’équipe du Broad Institute a déclenché une tempête juridique. Le professeur Jake Sherkow de la New York Law School parle d’une “monstrueuse bataille autour d’un brevet de biotechnologie”.
Les enjeux sont phénoménaux. Quiconque possède les droits commerciaux ou de propriété intellectuelle sur CRISPR-Cas9 est potentiellement en mesure de générer d’énormes gains financiers et de décider qui pourra l’utiliser.
Les pionniers de la recherche et leurs institutions respectives ont chacun des parts dans une poignée de jeunes entreprises qui ont attiré des millions de dollars d’investissement pour que les systèmes CRISPR-Cas9 se transforment en nouveaux traitements pour un large éventail de maladies génétiques. On citera notamment Intellia Therapeutics (UC Berkeley), Caribou Sciences (J. Doudna), CRISPR Therapeutics et ERS Genomics (E. Charpentier) et Editas Medicine (Broad Institute).
Une analyse du paysage commercial de CRISPR-Cas9, réalisée par Jon Cohen pour la revue Science, révèle qu’une multitude de licences, qui souvent se recoupent, ont déjà été délivrées par les jeunes entreprises utilisant CRISPR pour de nombreuses applications dans les domaines de la médecine, de l’agriculture et de l’industrie.
La loi Bayh-Dole
Conformément à la loi Bayh-Dole de 1980, les universités américaines peuvent détenir des droits de propriété intellectuelle sur des inventions issues de recherches financées par des fonds fédéraux. Dans leurs directives, les National Institutes of Health (ou Instituts nationaux de la santé aux États-Unis d’Amérique) recommandent toutefois que ces technologies soient concédées sous licence “à des conditions et selon des modalités raisonnables” afin de pouvoir les mettre au service d’autres recherches biomédicales. L’UC Berkeley et le Broad Institute proposent d’ailleurs volontiers des licences non exclusives à des fins de recherche scientifique pure, relève Megan Molteni dans WIRED. Néanmoins, quiconque souhaite commercialiser un produit en lien avec CRISPR doit obtenir une sous-licence de l’une des jeunes entreprises utilisant CRISPR.
Par ailleurs, étant donné que le champ d’application des licences exclusives qu’elles détiennent couvre les 20 000 gènes constituant le génome humain, certains mettent en doute la capacité de ces entreprises à développer à elles seules toutes les applications potentielles de la technologie. Quel sera l’impact sur les autres sociétés de biotechnologie intéressées par la commercialisation des produits CRISPR? Le fait de devoir obtenir une sous-licence supplémentaire de ces entreprises mettra-t-il un frein à l’innovation?
La procédure de collision de brevets
En avril 2015, l’UC Berkeley, représentant E. Charpentier et J. Doudna, a demandé l’ouverture d’une procédure de collision de brevets contre les brevets accordés au Broad Institute. La Commission de première instance et d’appel pour les brevets (PTAB) de l’USPTO, qui est compétente pour statuer en la matière, a donné suite à la demande. Les audiences ont débuté en janvier 2016.
Les procédures de collision de brevets sont en fait des “procès administratifs visant à déterminer laquelle de deux parties (ou plus) a été la première à inventer quelque chose”, explique Jake Sherkow. Cette procédure est un vestige du système du premier inventeur en vigueur aux États-Unis d’Amérique jusqu’en mars 2013, date à laquelle il a été remplacé par la loi américaine sur les inventions (America Invents Act). Les États-Unis d’Amérique délivrent désormais des brevets sur la base du système du “premier déposant”. Étant donné que les brevets CRISPR contestés ont été déposés avant mars 2013, ils peuvent faire l’objet d’une procédure de collision de brevets. “Une procédure de collision de brevets devant l’USPTO est généralement intentée lorsque plusieurs demandes de brevet déposées devant l’USPTO par différents inventeurs sont susceptibles de se chevaucher en portant sur la même invention”, observe Joe Stanganelli dans Bio IT World.
Selon lui, la question à laquelle devait répondre la PTAB était celle de savoir si les travaux des chercheurs du Broad Institute constituaient une nouveauté ou s’ils étaient “la prochaine étape logique, et/ou fondamentalement basés sur l’état de la technique”.
Le 12 février 2017, la PTAB a rendu sa décision. Elle a considéré qu’il n’y avait ni chevauchement ni collision entre les brevets délivrés par l’USPTO au Broad Institute pour l’utilisation du CRISPR-Cas9 en vue de modifier les cellules de mammifères (génomes eucaryotes) et les demandes de brevet déposées par l’équipe de l’UC Berkeley pour l’utilisation du système dans n’importe quel environnement (voir l’encadré). La PTAB a ainsi jugé que les revendications figurant dans la demande de brevet de Zhang n’étaient pas évidentes eu égard aux informations fournies dans la demande de brevet américain déposée par l’UC Berkeley.
En vertu de cette décision, le Broad Institute peut conserver ses brevets américains revendiquant des méthodes d’utilisation de CRISPR-Cas9 dans les cellules de mammifères (eucaryotes). De son côté, l’UC Berkeley peut maintenir sa demande de brevet américain, qui revendique des méthodes d’utilisation de CRISPR-Cas9 dans n’importe quelles cellules. Si les deux institutions y trouvent leur compte, cette décision est en revanche synonyme d’“incertitude maximale” pour la communauté des entreprises de biotechnologie qui ne savent pas trop si elles doivent obtenir une licence des deux universités, relève Kevin Noonan, associé chez McDonnell Boehnen Hulbert & Berghoff à Chicago (États-Unis d’Amérique), dans la revue Nature.
Résumé de la décision de la PTAB sur la requête déposée
Aux termes de la décision, “Broad a fourni suffisamment d’éléments probants montrant que ses revendications, qui sont toutes limitées aux systèmes CRISPR-Cas9 dans un environnement eucaryote, ne portent pas sur la même invention que les revendications présentées par l’UC, qui elles visent toutes les systèmes CRISPR-Cas9 sans les limiter à un environnement particulier. Plus précisément, il est démontré que l’invention desdits systèmes dans les cellules eucaryotes n’aurait pas découlé de manière évidente de l’invention des systèmes CRISPR-Cas9 dans n’importe quel environnement, y compris dans les cellules procaryotes ou in vitro, dès lors que l’homme du métier moyen n’aurait pas pu raisonnablement escompter que le système CRISPR-Cas9 s’appliquerait avec succès dans un environnement eucaryote. Les éléments de preuve démontrent que les revendications des parties n’entrent pas en collision”.
Les raisons de s’intéresser à la technologie CRISPR-Cas9
Le système de modification du génome CRISPR-Cas9 peut potentiellement “modifier la façon dont les chercheurs en sciences de la vie manipulent et programment l’ADN de pratiquement tous les organismes vivant sur terre”, explique le professeur Jake Sherkow.
Cette technologie ouvre la voie à une meilleure compréhension du fonctionnement des gènes dans les cellules et permettra de mettre au point de nouveaux traitements médicaux et de nouvelles thérapies plus efficaces pour un grand nombre de maladies aux effets dévastateurs. En supprimant les séquences d’ADN dysfonctionnelles sous-jacentes, on pourrait non seulement soigner ces maladies mais aussi éviter leur transmission à la génération suivante. Son application à l’agriculture et à l’industrie permet aussi d’entrevoir le développement de végétaux et d’animaux plus robustes et résistants aux maladies. Les bienfaits potentiels pour la société sont donc immenses.
Les chercheurs à travers le monde utilisent déjà les systèmes CRISPR-Cas9 pour modifier le génome, notamment celui des champignons comestibles, du maïs, des souris, des singes, voire des embryons humains. En juin 2016, les National Institutes of Health américains ont approuvé les premiers essais cliniques utilisant le CRISPR-Cas9 dans le traitement du cancer. En septembre 2016, ce fut au tour de l’autorité britannique Human Fertilization and Embryo Authority (HFEA) d’approuver son utilisation pour modifier de façon permanente l’ADN d’un embryon humain.
Rappelons cependant qu’en l’état actuel des choses, la technologie CRISPR-Cas9 comporte toujours des risques importants et doit encore être affinée, par exemple en termes de précision et d’application aux cellules humaines. Elle soulève aussi de nombreuses questions éthiques qui méritent un examen attentif. Après tout, elle a le potentiel de modifier en profondeur le patrimoine génétique de l’humanité. Face à ces préoccupations, Jake Sherkow fait remarquer que le Broad Institute a déjà délivré des “licences éthiques” à des preneurs de licence afin d’interdire certaines activités jugées contraires à l’intérêt général. Vu le temps nécessaire pour élaborer des politiques efficaces, il estime qu’il s’agit là d’un bon moyen de “stopper momentanément les applications préoccupantes des nouvelles biotechnologies”
Quelles suites aura la décision de la PTAB?
Bien que la décision de la PTAB puisse être perçue comme une victoire incontestable pour le Broad Institute, les perspectives sont plus nuancées. La bataille pour les droits de propriété intellectuelle sur la technologie CRISPR est loin d’être gagnée, et ce pour plusieurs raisons.
Premièrement, l’UC Berkeley examine actuellement la possibilité de faire appel de la décision de la PTAB. Elle reste convaincue que “l’équipe Doudna/Charpentier a été la première à inventer cette technologie pour une utilisation dans tous les environnements et tous les types de cellules, qu’elle a été la première à publier et à déposer des demandes de brevet portant sur cette invention, et que les brevets du Broad Institute portant sur l’utilisation du système CRISPR-Cas9 dans des types de cellules particuliers ne présentent pas de différence, du point de vue de la protection par brevet, avec l’invention de Doudna/Charpentier”.
Deuxièmement, plusieurs commentateurs pensent que les parties finiront sans doute par parvenir à un règlement impliquant la concession de licences croisées sur leur technologie. Compte tenu des questions en suspens concernant la titularité des droits de propriété intellectuelle sur les vecteurs de CRISPR – qui permettent l’exécution du mécanisme dans l’ADN récepteur – ce scénario semble probable. “Si l’UC obtient gain de cause pour les revendications du brevet sur les vecteurs de CRISPR, elle aurait le droit d’empêcher quiconque de les fabriquer, de les utiliser ou de les vendre”, explique Phillip Webber, conseil spécialisé en brevets de biotechnologie au sein du cabinet d’avocats Dehns à Oxford (Royaume-Uni). Cela signifierait que même Editas Medicine, qui détient pourtant une licence exclusive pour exploiter les méthodes CRISPR de Zhang, devrait acquérir une licence de l’UC Berkeley.
Troisièmement, le Broad Institute et l’UC Berkeley ont tous deux déposé des demandes de brevet et les défendent en Europe. Catherine Coombes, avocate spécialisée en brevets chez HGF à New York, note dans la revue Nature que la jurisprudence européenne pourrait donner lieu à une décision différente de celle de la PTAB. Si l’Office européen des brevets estime que la recherche de l’UC Berkeley fournissait “une motivation suffisante” pour que d’autres chercheurs tentent d’appliquer le système CRISPR-Cas9 aux cellules de mammifères, le brevet de l’UC Berkeley pourrait alors être considéré comme couvrant les applications dans tous les types de cellules, ce qui lui donnerait un avantage sur les brevets du Broad Institute en Europe.
Enfin, de nombreux autres groupes de recherche se lancent eux aussi dans la course aux brevets CRISPR-Cas9. Selon IPStudies, société suisse de conseil en gestion de la propriété intellectuelle, on compte actuellement plus de 900 familles de brevet, qui revendiquent toutes des droits sur différents aspects des systèmes CRISPR-Cas9. Dès lors que ces groupes font valoir leurs droits, et exigent le paiement de redevances, le Broad Institute et l’UC Berkeley devront livrer encore de nombreuses batailles juridiques.
Quoi qu’il en soit, pendant que les tribunaux sont aux prises avec ces questions, la science continue d’avancer. Des chercheurs du Broad Institute, toujours sous la houlette de Feng Zhang, ont déjà découvert une alternative intéressante à l’enzyme Cas9, dénommée Cpf1, pour laquelle ils ont déposé une demande de brevet. Cette nouvelle enzyme offre plus de possibilités aux scientifiques pour modifier les gènes de certaines bactéries. S’il n’existe pas encore de thérapie CRISPR, il semblerait qu’un certain nombre d’essais débuteront cette année. Affaire à suivre.
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