Bombshell : The Hedy Lamarr Story : entretien avec Alexandra Dean
Par Catherine Jewell, Division des communications de l’OMPI
La journaliste, réalisatrice et productrice Alexandra Dean, lauréate d’un Emmy Award, nous parle de son nouveau documentaire captivant, Bombshell : The Hedy Lamarr Story, qui retrace le parcours hors norme d’une étoile d’Hollywood dont le sens inné de l’invention a contribué à façonner la technologie moderne des communications.
Comment est née l’idée de ce documentaire?
Ma collègue Katherine Drew m’avait donné le livre de Richard Rhodes, Hedy’s Folly, et j’ai pensé que cela constituerait un excellent point de départ pour une enquête documentaire. À travers mon travail de journaliste, j’ai mesuré à quel point notre culture a du mal à financer des inventeurs qui ne ressemblent pas à Thomas Edison. Je connais tellement de jeunes femmes aux idées brillantes qui veulent faire de grandes choses mais ne trouvent pas le financement nécessaire. Cela m’a donné envie de recentrer l’histoire autour de la notion de genre et de chercher à savoir qui invente notre monde, comment et pourquoi. Nous avons eu la chance que la Sloan Foundation appuie notre projet dès le début et nous accorde une aide qui a rendu ce film possible.
Pourquoi Hedy Lamarr? Qui était-elle?
Tout m’a séduit à propos d’Hedy Lamarr. Actrice américaine née en Autriche, Hedi Lamarr est l’une des stars de cinéma les plus emblématiques de son temps. C’est elle qui a servi de modèle au personnage de Blanche Neige et de Catwoman et a imposé sa beauté fatale, brune et ténébreuse à Hollywood. Mais, pendant la Seconde Guerre mondiale, elle menait une activité nocturne beaucoup plus importante, occupée qu’elle était à inventer un système de communication à saut de fréquence pour les forces alliées. Ce système est à l’origine des techniques GPS, Bluetooth et Wi-Fi que nous utilisons aujourd’hui.
Parlez-nous de ses inventions.
Hedy a rencontré George Antheil lors d’une soirée. Durant ces années de guerre, elle déploie une intense activité inventive avec le réalisateur de cinéma Howard Hughes, qui tente de mettre au point des avions plus rapides. George Antheil était un brillant musicien doté d’un esprit inventif qui, tout comme Hedy, avait quitté l’école à 15 ans.
Hedy et George ont réalisé trois inventions différentes. L’une d’elles était un système de radioguidage sécurisé top-secret destiné aux forces navales alliées, qui utilisait la technologie du saut de fréquence pour faciliter la détection des sous-marins ennemis dans l’Atlantique Nord. Hedy voulait à tout prix mettre au point son invention afin de garantir la sécurité de sa mère durant la traversée de Londres aux États-Unis d’Amérique.
Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour que ses talents hors caméra soient reconnus?
Hedy n’a pas touché un centime pour ses inventions. Il est difficile de savoir exactement pourquoi, mais cela a certainement à voir avec le fait que l’invention était innée chez elle. Elle cherchait toujours à donner le meilleur d’elle-même, à transmettre quelque chose sans rien attendre en retour. Vers la fin de son existence, elle vivait cependant très mal le fait que le monde n’ait jamais reconnu ni apprécié pleinement son œuvre. Elle vivait en recluse, sans argent. En revanche, elle ne manquait pas de ressources. Lorsque, croyant à tort qu’elle était morte, la société Corel, spécialisée dans la conception graphique, a utilisé son image sur ses produits sans sa permission, elle l’a poursuivie pour la somme de 3 millions de dollars É.-U. et a gagné. Peu de temps après, elle a demandé au Smithsonian Museum d’évaluer le brevet original délivré pour son invention du système à saut de fréquence. Elle est malheureusement décédée avant d’apprendre que sa valeur s’élevait à 6 millions de dollars É.-U. Ce qui me plait dans cette histoire, c’est l’idée que son esprit valait deux fois plus que son visage.
Qu’est-il arrivé à son invention?
Après avoir breveté sa technologie, Hedy la cède à la marine américaine, qui ne la prend pas du tout au sérieux. L’invention est jugée trop encombrante et dénuée d’utilité sur le plan militaire. En fait, personne ne pense qu’une actrice et musicienne est capable de concevoir une technologie fiable. En vérité, cette invention était en avance sur son temps et l’on affirme même qu’elle aurait pu écourter la guerre d’au moins une année. En plus, elle était à peine plus grande qu’un cadran de montre.
Dans les années 1990, Hedy finit par gagner une certaine reconnaissance et quelques récompenses parallèlement à l’essor de la téléphonie mobile. Elle reçoit aussi une distinction de Milstar, société qui exploite des satellites de communication militaires assurant des communications sécurisées pour les forces armées et le président des États-Unis d’Amérique. Elle en sera très touchée.
Qu’en est-il de son héritage?
Chose incroyable, presque tout le monde est aujourd’hui connecté par un système de communications lié d’une manière ou d’une autre à l’invention d’Hedy Lamarr. Nous sommes tous en interaction au quotidien avec un dispositif qui a germé dans cette tête bien faite.
Nous avons la preuve que le brevet de Hedy et George a été cédé à l’armée dans les années 1950 et que la technologie a été utilisée dans les drones et les bouées acoustiques militaires. Nous savons qu’elle a servi dans les satellites de Milstar avant d’être intégrée aux systèmes GPS, Bluetooth et Wi-Fi modernes.
En l’occurrence, l’écho de l’histoire d’Hedy résonne bien au-delà de son invention. C’était une femme naturellement douée de talents multiples – belle, intelligente (à l’évidence) et courageuse. Et pourtant, malgré toutes ces qualités, à la fin de sa vie elle n’avait reçu ni la reconnaissance ni le respect qu’elle méritait pour tout ce qu’elle avait accompli. Qu’est-ce que cela signifie pour nous autres femmes? Qu’il faut être jeune et belle pour être reconnue? Cette question me taraude. Pourquoi ne valorisons-nous pas davantage les femmes tout au long de leur existence?
Qu’espérez-vous que les gens retiennent de cette histoire?
Le film s’achève sur Hedy en train de lire un poème à ses enfants sur leur répondeur. Elle dit que, même si la vie ne vous fait pas de cadeau et que le monde ne reconnaît pas ce que vous faites, faites-le quand même. L’important, c’est d’avoir essayé de rendre le monde meilleur. C’est de cela dont on se souviendra. Peu importe la gloire, seuls les actes comptent.
Je n’aurais jamais imaginé que le film aurait autant de succès, mais le parcours d’Hedy entre vraiment en résonance avec les mouvements #MeToo et #TIME’SUP et la nécessité urgente d’attirer plus de femmes vers les sciences et la technologie.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour réaliser ce film?
La plus grosse difficulté a été de trouver la voix d’Hedy. Je comptais m’inspirer du livre qu’elle avait écrit, Ecstasy and Me, croyant que c’était son autobiographie, mais je n’ai pas tardé à découvrir qu’elle était tellement dégoûtée par la façon dont son prête-nom l’avait décrite qu’elle l’a poursuivi pour 21 millions de dollars É.-U.
En quête d’une autre source plus fiable, j’ai eu la chance inouïe de retrouver des cassettes d’une entrevue que Fleming Meeks avait réalisée avec Hedy pour le magazine Forbes en 1990. Nous avons alors décidé de repenser le projet pour donner la parole à Hedy. Ces cassettes étaient un vrai cadeau du ciel.
Qu’est-ce qui vous captive autant chez les inventeurs?
Le moment où l’illumination jaillit me fascine, et le fait qu’il soit différent pour chaque inventeur. En revanche, je déplore le fait que la création de notre monde soit l’apanage d’un certain segment de la population. Nous devons absolument faire appel à tous nos cerveaux les plus brillants pour faire face à l’avenir qui nous attend. À quoi ressemblera notre monde futur s’il n’est pas façonné par des représentants des deux sexes?
Pourquoi les inventrices sont-elles restées dans l’ombre si longtemps?
Pour la même raison qu’un grand nombre de femmes remarquables sont restées dans l’ombre. Nous commençons à peine à nous rendre compte à quel point notre société est patriarcale et de tous les moyens subtils de dévaloriser ou de ne pas accorder suffisamment de crédit aux femmes ou aux personnes issues d’horizons différents. Parfois, nous nous refrénons nous-mêmes. Chaque femme dans le monde a besoin d’être soutenue pour prendre confiance en sa capacité à créer et à innover.
En ce qui me concerne, j’ai été portée par la vague générée par un groupe incroyable de pionnières avant moi. Ma classe à Harvard était la première qui respectait l’équilibre entre les sexes. Mes camarades et moi n’en avions pas conscience à l’époque, mais c’était un privilège et une responsabilité inouïs.
Au fil de notre existence, nous devons continuer de tracer notre route. Nous commençons à peine à nous intéresser au sort des femmes quand elles deviennent mères ou avancent en âge, alors préparons-nous à de nouvelles révolutions.
Selon vous, les progrès demeurent insuffisants?
Les gens pensent que les choses s’améliorent alors que nous régressons. On constate une diminution à l’échelle mondiale du nombre de femmes qui s’investissent dans la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques.
Pour la plupart, nous n’avons pas suffisamment réfléchi au monde que nous bâtissons actuellement. Les technologies que nous inventons aujourd’hui peuvent sembler inoffensives mais, dans un futur plus ou moins proche, la technologie est appelée à gouverner nos vies. Lorsque cela arrivera, quel type de technologie voulons-nous? Voulons-nous une technologie qui nous ressemble, pleine d’humour, d’empathie et de bienveillance? Pour cela, il faut choisir les personnes capables de mettre au point cette technologie et de créer un monde à notre image. Nous laissons trop souvent l’activité inventive à un seul genre de personne, ce qui est incroyablement dangereux. Nous devons encourager tout le monde à participer à la création du monde dans lequel nous vivrons demain.
Dans quelle direction voudriez-vous que les choses évoluent?
L’innovation devrait être plus démocratique. Lors de la préparation de la série télévisée Innovators, il est apparu très clairement que ceux qui inventent le font parce qu’ils reçoivent un gros chèque, généralement émis par un entrepreneur de la Silicon Valley. Sans surprise, ces entrepreneurs ont tendance à soutenir ceux qui leur font penser à eux quand ils étaient jeunes, tournant le dos à toute autre personne dont les idées sont pourtant aussi brillantes. Ce procédé n’est ni démocratique ni méritocratique.
Quels enseignements pouvons-nous tirer de l’histoire d’Hedy Lamarr dans le domaine de la propriété intellectuelle?
Son parcours nous enseigne combien il est important que les gens puissent s’approprier leur propriété intellectuelle afin de tirer financièrement parti de leur invention et qu’ils obtiennent une reconnaissance pour ce qu’ils ont accompli. Aujourd’hui encore, bon nombre des véritables auteurs d’inventions ne tirent pas avantage de la propriété intellectuelle parce que leur génie réside ailleurs. Si nous ne protégeons pas nos inventeurs et leurs droits de propriété intellectuelle, il y aura moins de candidats à l’invention. Il convient donc de porter une attention accrue à cette question.
Vous avez créé votre propre société de production. Qu’est-ce qui vous y a incitée?
J’avais besoin de nouveauté et cette décision a été la chose la plus libératrice que j’aie jamais faite. Avec Reframed Pictures, nous cherchons à recentrer la discussion autour de divers thèmes en les appréhendant sous un jour nouveau.
Quel rôle la propriété intellectuelle joue-t-elle dans votre travail?
La propriété intellectuelle est au cœur de notre entreprise. Sans elle, pas moyen d’aller de l’avant. Nous voulions avoir les droits sur Bombshell, ce qui était assez inhabituel pour un film documentaire réalisé de manière indépendante. Au demeurant, si un documentaire plaît vraiment au public et suscite un engouement durable, pourquoi ses auteurs ne pourraient-ils pas tirer profit de ce succès?
Il a été incroyablement difficile d’obtenir tous les droits pour Bombshell. Les films d’Hedy représentaient à eux seuls un tiers de notre budget et il fallait aussi obtenir les droits sur tous les autres extraits que les spectateurs remarquent à peine. Au final, ce processus a été très instructif car il a permis de mieux comprendre les diverses composantes du film, et cela fait bien évidemment partie du travail d’une réalisatrice.
Quels sont vos prochains projets?
Je réalise une série avec PBS, intitulée Beautiful Minds, sur des inventrices qui contribuent vraiment à changer le monde, mais ne sont pas reconnues. Je réalise également un documentaire sur Niki de Saint Phalle, une artiste incroyable qui, comme Hedy, était en avance sur son temps et est restée largement méconnue. Je travaille enfin sur une série de fiction consacrée à la prohibition dans la Napa Valley.
Quel message aimeriez-vous faire passer aux jeunes femmes qui se destinent à la création?
J’espère que toutes les jeunes femmes qui verront le film retiendront le message d’Hedy : si vous voulez quelque chose, foncez! Suivez votre passion. Pas seulement pour vous, mais pour le bien de la société, parce que vous faites partie de celles et ceux qui vont façonner le monde dans lequel nous vivons.
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