Université de technologie du Queensland
Sydney, 25 février 2011
Francis Gurry, directeur général de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle
C’est un grand plaisir pour moi de participer à cette conférence. Je tiens à féliciter la Faculté de droit de l’Université de technologie du Queensland (QUT) ainsi que les principaux organisateurs de la conférence, le professeur Brian Fitzgerald et M. Ben Atkinson, pour avoir relevé le défi lancé par la société numérique.
Dans le domaine de la propriété intellectuelle, voire peut être, des politiques culturelles, rares sont les sujets qui sont aussi importants que les conséquences de la révolution structurelle suscitée par la technologie numérique et l’Internet. Récemment, alors que le nombre de personnes ayant accès à l’Internet dans le monde dépasse deux milliards1, le soutien en vue de faire face aux répercussions de ce changement fondamental est venu du plus haut niveau. M. Sarkozy, président de la France et M. Medvedev, président de la Fédération de Russie, ont demandé au G20 de se pencher sur la question. Dans le discours qu’il a prononcé à Davos au début de l’année, M. Medvedev a déclaré que “les vieux principes de la réglementation en matière de propriété intellectuelle ne fonctionnent plus, notamment en ce qui concerne l’Internet” qui, a t il ajouté, “risque d’entraîner l’effondrement de l’ensemble du système des droits de propriété intellectuelle”.
La technologie numérique et l’Internet ont créé le plus puissant instrument de démocratisation de la connaissance depuis l’invention des caractères mobiles d’imprimerie. Ils ont permis de reproduire les œuvres culturelles avec une fidélité parfaite et un coût marginal presque nul et de distribuer, comme jamais auparavant, ces œuvres dans le monde entier de façon instantanée, là encore, à un coût marginal quasi nul.
La promesse tentante de l’accès universel à la culture s’accompagne d’un processus de destruction des œuvres de création qui a ébranlé les fondements des modèles économiques des industries de la création de l’ère prénumérique. Une question fondamentale pour la société sous tend ce processus de changement : il s’agit de la politique en matière de droit d’auteur. Comment la société peut elle mettre les œuvres culturelles à disposition d’un public le plus large possible à des prix abordables tout en assurant des moyens de subsistance dignes aux créateurs, aux artistes et aux partenaires commerciaux qui les aident à naviguer dans le système économique? Pour répondre à cette question, plusieurs équilibres doivent être maintenus : entre la diffusion et le contrôle de la distribution des œuvres comme moyen d’en extraire de la valeur; entre les consommateurs et les producteurs; entre les intérêts de la société et ceux du créateur; et entre la satisfaction à court terme que procure la consommation immédiate et le processus à long terme qui consiste à mettre en place des mesures d’incitation économiques récompensant la créativité et favorisant le dynamisme culturel.
La technologie numérique et l’Internet ont eu, et continueront d’avoir, des conséquences profondes sur ces équilibres. Ils ont donné un avantage technologique à un des deux côtés de l’équilibre : celui de la diffusion gratuite, du consommateur, de l’accès de la société à la culture et de la satisfaction à court terme. L’histoire montre qu’il est impossible d’annuler les avantages technologiques et les changements qu’ils entraînent. Plutôt que d’y résister, nous devons nous résoudre à l’inévitabilité des changements technologiques et chercher à nous y adapter de façon intelligente. En tout état de cause, nous n’avons pas d’autre choix; soit le système du droit d’auteur s’adapte aux avantages découlant de l’évolution naturelle, soit il disparaît.
En l’occurrence, l’adaptation passe, selon moi, par l’activisme. Je suis fermement convaincu qu’une vision passive et réactive du droit d’auteur et de la révolution numérique comporte le risque majeur de voir le modèle économique fondé sur le principe darwinien de la survie du plus fort déterminer les effets sur le plan de la politique à suivre. Il se peut que ce modèle soit celui qui atteigne ou respecte les équilibres sociaux en matière de politique culturelle mais il se peut également qu’il ne les respecte pas. En d’autres termes, ces équilibres ne doivent pas être abandonnés aux hasards des possibilités technologiques et de l’évolution commerciale. Ils doivent, au contraire, être établis au moyen de décisions réfléchies.
Je suis d’avis que pour trouver une solution satisfaisante, il faut s’inspirer de trois principes fondamentaux.
Le premier concerne la neutralité envers la technologie et les modèles commerciaux créés pour répondre à la technologie. Le droit d’auteur n’a pas pour objectif d’influencer les possibilités technologiques d’expression créative ou les modèles commerciaux reposant sur ces dernières, pas plus qu’il ne doit s’efforcer de préserver les modèles commerciaux établis avec des technologies obsolètes ou moribondes. Il a pour objectif de travailler avec toutes les technologies existantes afin de produire et de diffuser des œuvres culturelles et de permettre aux créateurs, aux artistes et aux partenaires commerciaux engagés pour faciliter les échanges culturels grâce à ces technologies de bénéficier des échanges culturels rendus possibles grâce à ces dernières. Le droit d’auteur devrait avoir pour vocation de promouvoir le dynamisme culturel et non de protéger ou de promouvoir des intérêts commerciaux particuliers.
Le second de ces principes a trait à l’exhaustivité et à la cohérence de la solution. Je ne pense pas que la réponse puisse être trouvée à l’aide d’une simple formule magique. Il est plus probable que la solution provienne d’une combinaison de lois, d’infrastructures, de changements culturels, de collaboration interinstitutionnelle et de modèles commerciaux améliorés. Je vais traiter de chacun de ces éléments en y ajoutant une brève observation.
Pendant des décennies, voire des siècles, le droit était considéré comme le moyen de mettre en œuvre une politique en matière de droit d’auteur. Il doit rester l’arbitre définitif mais nous savons que c’est un instrument plutôt rigide et limité dans l’environnement numérique. Dans cet environnement, la circulation sur l’Internet, la nature internationale de tant de relations et de transactions ainsi que le flou juridique du système des noms de domaine, qui autorise un large degré d’anonymité, contribuent à affaiblir le droit, qui dans le monde physique, n’est plus que l’ombre de lui même. Ses institutions et leur portée sont prises dans un piège territorial, tandis que l’économie et la technologie en sont déjà sorties depuis quelque temps. Par conséquent, la culture de l’Internet est telle que les plates formes influencent le comportement autant, si ce n’est plus, que le droit.
Le fait de reconnaître les limitations du droit ainsi que son incapacité à fournir une réponse élaborée, ne signifie pas pour autant qu’il faille y renoncer. De nombreuses questions juridiques d’importance doivent être abordées. Parmi ces dernières, il me semble que la question – et j’emploie ici à dessein, et peut être abusivement, un terme tiré du droit civil – de la responsabilité des intermédiaires est primordiale. La position de ces derniers est essentielle. Ils sont à la fois des fournisseurs de services, des partenaires, des concurrents et même des clones des créateurs, des artistes et des partenaires commerciaux de ces derniers; d’où les difficultés que nous rencontrons pour parvenir à une position claire sur le rôle des intermédiaires.
Comme je l’ai laissé entendre, je pense que l’infrastructure constitue une partie importante de la solution juridique. Il ne faut pas hésiter à affirmer que l’infrastructure du monde de la gestion collective est obsolète. Elle représente un monde de territoires distincts dans lequel les titulaires de droits s’expriment sur différents supports et non le monde multinational de l’Internet ou la convergence des formes d’expression numériques. Cela ne veut pas dire que les sociétés de gestion collective ou les sociétés de perception ne sont plus nécessaires mais qu’elles doivent être réorganisées afin d’évoluer. Nous avons besoin d’une infrastructure mondiale qui permette de concéder des licences de manière simple à l’échelle mondiale, d’une infrastructure grâce à laquelle il serait aussi facile de concéder légalement sous licence des œuvres culturelles sur l’Internet que d’y obtenir illégalement ces œuvres. Étant donné que je n’ai pas le temps d’entrer dans les détails, j’aimerais répéter deux messages transmis lors de conférences récentes2. Premièrement, un registre musical international – un répertoire mondial – constituerait une étape capitale et nécessaire dans l’établissement de l’infrastructure de licences mondiales et, deuxièmement, pour qu’elle puisse porter ses fruits, cette future infrastructure mondiale devrait collaborer avec les sociétés de perception des droits existantes et non pas chercher à les remplacer. Elle devrait chercher un moyen de les relier au sein d’un système mondial, tout comme le Traité de coopération en matière de brevets (PCT) relie, sans les remplacer, les offices de brevets dans le monde.
La culture se situe au delà du droit et de l’infrastructure et, comme nous le savons, l’Internet a créé sa propre culture, qui a donné naissance à un parti politique, le Parti pirate, qui conteste les élections en prônant l’abolition ou une réforme radicale de la propriété intellectuelle en général et du droit d’auteur en particulier. La plate forme du Parti pirate proclame que “[l]e monopole d’exploitation commerciale d’une œuvre d’art par le détenteur des droits d’auteur devrait être limité à cinq ans après la publication. Une durée de protection du droit d’auteur de cinq ans à des fins commerciales est largement suffisante. Une utilisation non commerciale devrait être gratuite dès le premier jour”.
Il se peut que le Parti pirate en soit une expression extrême mais sur l’Internet le sentiment de réticence ou d’irrespect à l’égard de la propriété intellectuelle qu’il véhicule est monnaie courante. Il suffit d’examiner les incidences du téléchargement illégal de musique. Nous pouvons débattre de la méthode à utiliser pour mesurer ce phénomène mains nous savons tous de façon certaine que cette pratique a atteint des proportions alarmantes.
Je pense qu’il faut modifier les comportements en reformulant la question que la majorité du public se pose ou entend à propos du droit d’auteur et de l’Internet. Les gens ne sont pas réceptifs lorsqu’on les traite de pirates. En effet, ainsi que nous l’avons constaté, certains en tirent même une certaine fierté. En revanche, je crois qu’ils seraient prêts à partager les responsabilités en matière de politique culturelle. Nous devons moins parler piratage et davantage de la menace pour la rentabilité financière de la culture du XXIe siècle parce que là est le nœud du problème si nous n’adoptons pas une politique efficace et équilibrée en matière de droit d’auteur.
Le quatrième élément d’un projet exhaustif et cohérent est la collaboration institutionnelle. Il s’agit d’un domaine très délicat, où la moindre mesure peut avoir un effet disproportionné sur la bataille livrée pour gagner l’opinion publique à sa cause sur la question de la politique appropriée en matière de droit d’auteur. Ce domaine est également quelque peu incohérent car il englobe des stratégies nationales différentes, dont certaines insistent sur les mesures contre les consommateurs contrevenants tandis que d’autres visent les intermédiaires; des stratégies plurilatérales prévues dans l’Accord commercial anti contrefaçon (ACAC); et des mesures industrielles concrètes ou des codes d’autoréglementation. Nous devons être plus cohérents si nous voulons progresser dans ce domaine. Il nous faut définir de façon rationnelle les objectifs que nous partageons, en procédant petit à petit. Néanmoins, nous sommes très limités par la réticence de certains pays à mener la moindre discussion ou à prendre la moindre mesure dans ce domaine.
Le dernier élément d’un projet exhaustif et cohérent est l’amélioration des modèles commerciaux. À n’en pas douter, ce processus est en cours. Mais rien n’est joué et à l’avenir nous devons constamment garder à l’esprit que, historiquement, la confrontation entre le droit d’auteur traditionnel et l’environnement numérique s’est davantage apparentée à un cas regrettable de résistance au progrès qu’à un exemple d’adaptation intelligente.
Je vais maintenant passer à mon dernier principe à suivre pour donner une réponse satisfaisante aux enjeux numériques. Nous sommes confrontés à la nécessité de simplifier le droit d’auteur. C’est un domaine complexe, qui traduit les vagues successives de développement technologique dans les supports de l’expression créative, du support imprimé à la technologie numérique, ainsi que la manière de s’adapter à ces différents supports. Nous risquons de perdre notre audience et le soutien du public si nous ne parvenons pas à mieux faire comprendre le système. Nul doute que les générations futures considéreront les œuvres, les droits et les agents d’affaires dont nous parlons comme de jolis vestiges de l’histoire culturelle, comme c’est très vite devenu le cas des disques en vinyle. Les œuvres numériques vont changer les dimensions. Nous le constatons avec les contenus générés par les utilisateurs. Nous le constatons également avec l’impression 3D ou la fabrication additive, où le fichier numérique est la technologie de fabrication et la fabrique. Ce monde est celui de la recherche fondamentale (“Blue Sky”) et j’espère que, grâce à cette conférence, il sera possible de commencer l’élaboration des outils permettant d’explorer ce monde.
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1 Union internationale des télécommunications, “The World in 2010: ICT facts and figures”.
2 Allocution prononcée lors du forum Music: Sounding out the Future, Beijing, novembre 2011 et Discours programme prononcé lors du MidemNet 2011, Cannes (France), janvier 2011.