WIPO

 

Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI

 

DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE

Compagnie des Bateaux-Mouches S.A. contre Henri Jourda

Litige n° D2005-1188

 

1. Les parties

Le requérant est Compagnie des Bateaux-Mouches S.A., Paris, France, représenté par Me Dominique de Leusse, Avocat à la Cour, France.

Le défendeur est Henri Jourda, Fort de France, France, non représenté.

 

2. Noms de domaine et unité d’enregistrement

Le litige concerne les noms de domaine <bateaux-mouche.com>, <bateaux-mouches.com>.

L’unité d’enregistrement auprès de laquelle les noms de domaine sont enregistrés est Gandi SARL.

 

3. Rappel de la procédure

Une plainte a été déposée par Compagnie des Bateaux-Mouches SA auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 15 novembre 2005.

En date du 16 novembre 2005, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement des noms de domaine litigieux, Gandi SARL, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le requérant. L’unité d’enregistrement a confirmé l’ensemble des données du litige en date du 17 novembre 2005.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d’application”), et aux Règles supplémentaires de l’OMPI (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”) pour l’application des Principes directeurs précités.

Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d’application, le 22 novembre 2005, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au défendeur. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 12 décembre 2005. Le défendeur a fait parvenir sa réponse le 5 décembre 2005.

En date du 15 décembre 2005, le Centre nommait dans le présent litige comme expert unique Christian-André Le Stanc. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.

L’unité d’enregistrement Gandi a fait savoir le 17 novembre 2005, qu’elle ne pouvait préciser quelle langue avait été choisie, de l’anglais ou du français, lors de la conclusion du contrat d’enregistrement des noms de domaines litigieux. La Commission, conformément au paragraphe 11(a) des Règles d’application, décide que puisque le requérant et le défendeur sont français, ont leur établissement sur le territoire français et que la plainte et la réponse ont été soumises en français, la langue de la présente procédure sera le français.

 

4. Les faits

Le requérant est la Société Anonyme Compagnie des Bateaux Mouches immatriculée à Paris le 30 avril 1957.

Le requérant est titulaire de la marque nominale BATEAUX MOUCHES, enregistrement FR 1 611 120, pour désigner des constructions navales et parties constitutives et plus particulièrement bateaux pour la navigation touristique; Transports touristiques; Hôtellerie et restauration; Divertissements, dans les classes 12, 39, 41, 42. Cette marque a été déposée en renouvellement le 14 mars 2000. Un renouvellement antérieur est du 14 mai 1990 et, plus avant, le dossier révèle un dépôt semi-figuratif “SPNT Bateaux-Mouches” du 19 mai 1980, du 18 juin 1965, et du 3 août 1950.

Le requérant est également titulaire de la marque communautaire nominale “Bateaux Mouches” déposée le 4 octobre 1999 et enregistrée le 16 septembre 2002 sous le n° 001336122 désignant : Transports par bateaux touristiques et de plaisance; Divertissements, Hôtellerie et restauration à terre ou à bord de bateaux pour la navigation touristique ou de plaisance, en classes 39, 41 et 42.

Il dispose, semble-t-il depuis 1997, du nom de domaine <bateaux-mouches.fr>.

Le défendeur, M. Henri Jourda a enregistré auprès de l’unité Gandi les noms de domaine <bateaux-mouche.com> le 23 février 2003, et <bateaux-mouches.com> le 3 avril 2003.

Le requérant demande le transfert à son profit des deux derniers enregistrements précités.

 

5. Argumentation des parties

A. Requérant

Le requérant fait état de l’existence depuis des décennies de sa dénomination “Compagnie des Bateaux Mouches” et de son activité notoire de transport touristique sur la Seine.

Le requérant fait état de ses marques nominales “bateaux mouches” française et communautaire.

Il estime que les noms de domaine contestés <bateaux-mouches.com> et <bateaux-mouche.com> présentent une ressemblance avec ses marques, malgré l’existence dans les noms de domaine litigieux d’un tiret et de l’absence de “s” à la fin du mot “mouche” dans le second nom de domaine.

Eu égard à la notoriété prétendue de l’activité du requérant, ce dernier soutient que les noms de domaine litigieux prêtent à confusion dans l’esprit du consommateur d’attention moyenne, d’autant que le nom de domaine <bateaux-mouches.com> propose des services de location de bateau, ce qui permettrait à l’utilisateur d’internet de croire que la Compagnie des Bateaux Mouches a diversifié ses activités et les a étendu à la Martinique, où réside le défendeur.

Le requérant ajoute que le nom de domaine <bateaux-mouches.com> concerne un site ne comportant que deux pages et renvoyant à une adresse e-mail ou à un site internet différent proposant la location de bateau à la Martinique.

Le requérant avance, alors, que le nom de domaine litigieux n’est pas utilisé en relation avec une offre de bonne foi de produits ou de services, mais pour attirer des internautes vers un autre site ; que le défendeur n’est pas connu sous le nom de domaine litigieux mais sous le nom de domaine <location-martinique.com> et que le défendeur fait un usage commercial illégitime du nom de domaine <bateaux-mouches.com>, un usage déloyal avec l’intention de détourner à des fins lucratives les consommateurs en créant une confusion.

Le requérant, de plus, soutient qu’en ce qui concerne le nom de domaine <bateaux-mouche.com>, aucune utilisation n’en est faite par le défendeur qui n’est pas connu sous ce nom.

Le requérant, enfin, prétend que les noms de domaine litigieux ont été enregistrés et sont utilisés de mauvaise foi.

Le requérant allègue à cet égard une lettre de mise en demeure de cesser en date du 6 septembre 2004, et la réponse du Conseil du défendeur (courriers des 29 octobre 2004, et 30 novembre 2004) proposant de céder les deux noms de domaine <bateaux-mouches.com> et <bateaux-mouche.com> contre paiement d’une somme de 7.622,45 euros.

Le requérant note en outre que sur la page d’accueil du site “www.bateaux-mouches.com”, figure la formule suivante : “les noms de domaine <bateaux-mouches.com> et <bateaux-mouche.com> sont à vendre. Si vous êtes intéressé(e), contactez-nous”.

Le requérant estime également que l’utilisation des noms de domaine en cause a été faite de mauvaise foi aux fins d’attirer à des fins lucratives les utilisateurs d’internet en ce que le site actif renvoie à un autre site du défendeur proposant divers services touristiques qui ne sont pas ceux du requérant.

B. Défendeur

Le défendeur, liminairement dans sa réponse, fait état de diverses considérations historiques aux termes desquelles l’expression de “bateaux-mouches” proviendrait soit de la désignation ancienne de bateaux militaires légers, soit de bateaux à fond plat construits sur les chantiers de la Mouche à Lyon; serait utilisée depuis très longtemps, dans de nombreux pays et aurait un caractère générique.

Le défendeur, en premier lieu, soutient que les noms de domaine en cause ne sauraient prêter à confusion avec des marques du requérant en raison de ce que les mots “bateaux-mouches” seraient un nom commun populaire antérieur à la création de la société du requérant.

Il allègue que la formule “bateaux-mouches”, en raison de sa généricité, ne constituerait pas une marque valable et que, par conséquent, les noms de domaine dont il s’agit ne pourraient porter atteinte à des droits de marque inexistants.

En second lieu, le défendeur estime avoir intérêt légitime à sa maîtrise du nom <bateaux-mouches.com> concernant un site précisé être en construction, et soutient avoir des droits et un juste intérêt sur les noms de domaine en cause au motif que <bateaux-mouches.com> serait bien placé sur les moteurs de recherche et est utilisé en relation avec des bateaux à fond plat dont il est prétendu que les historiens les désigneraient par la formule “bateaux-mouches”; que dans ces conditions, le défendeur n’utiliserait pas ce nom de manière à créer une confusion ou d’une façon déloyale.

Le défendeur, en troisième lieu, reprend, à ce titre, les arguments avancés précédemment et soutient qu’il a enregistré de bonne foi ces noms de domaine en référence aux bateaux qu’il peut louer : bateaux à fond plat et petits, comme l’étaient les bateaux mouches militaires prétendument connus depuis 1814.

Le défendeur ajoute qu’il est titulaire d’un grand nombre de sites passablement génériques (exemple : “www.boulangerie.com”, “www.farine.com”; “www.calvitie.com”….) dont il tire des revenus.

Il indique littéralement : “à cette époque (1995), si j’avais voulu, j’aurais facilement pu prendre des noms de domaine de noms de sociétés existantes pour faire du chantage par la suite. Je n’ai jamais fait cela”.

Selon le défendeur, ce dernier ne porte aucun ombrage à l’activité du requérant et il suggère que la démarche entreprise par le requérant constituerait une recapture illicite de noms de domaine.

Il souligne que le requérant s’est réveillé tardivement sur l’intérêt de ces noms de domaine et aurait pu enregistrer, outre <bateaux-mouches.fr>, <bateaux-mouches.com> depuis au moins 1997.

 

6. Discussion et conclusions

Le paragraphe 15(a) des Règles d’application prévoit : “La commission statue sur la plainte au vu des écritures et des pièces qui lui ont été soumises et conformément aux Principes directeurs, aux présentes Règles et à tout principe ou règle de droit qu’elle juge applicable”.

Le paragraphe 4(a) des Principes directeurs impose au requérant désireux d’obtenir le transfert à son profit de nom de domaine enregistré par le défendeur de prouver contre ledit défendeur, cumulativement, que :

Le nom de domaine du défendeur “est identique ou semblable au point de créer une confusion, à une marque de produits ou de services sur laquelle le requérant a des droits”;

Le défendeur “n’a aucun droit sur le nom de domaine ni aucun intérêt légitime qui s’y attache”;

Le nom de domaine du défendeur “a été enregistré et est utilisé de mauvaise foi”.

A. Identité ou similitude prêtant à confusion

Il est constant que le requérant dispose de droits de marque enregistrée sur les termes “bateaux-mouches” pour désigner des produits ou services de transport touristique, de divertissements, d’hôtellerie et de restauration.

Contrairement à ce qui est prétendu par le défendeur, les marques du requérant ne sont pas “compagnie des bateaux-mouches” mais “bateaux mouches”.

Le dossier du requérant établit l’existence de la marque, dans les temps anciens, depuis 1950, semi-figurative accompagnée du sigle SPNT, puis, ultérieurement, simplement nominale.

Les dictionnaires, de manière générale, définissent les “bateaux-mouches” comme des “bateaux à moteur en service à Paris, permettant aux passagers, aux touristes, de voir la Seine et les monuments de la capitale” (Petit Robert 2003) ou bien “bateaux assurant un service de promenade d’agrément sur la seine, à Paris” (Petit Larousse illustré 1996).

La marque “bateaux mouches” est donc passablement connue pour désigner l’activité de transport touristique sur la Seine, même s’il peut y avoir en France ou à l’étranger, en rançon du succès, des activités semblables sous le même nom qu’il reviendrait éventuellement au requérant de quereller s’il le jugeait opportun.

La Commission n’a aucune compétence pour décider de la validité des marques, mais il demeure que les termes “bateaux mouches” lui paraissent avoir été suffisamment distinctifs pour les services visés, sans impliquer de plano, comme le soutient le défendeur, la désignation : ni de bateaux–espions (mouchards), ni des chantiers navals de Lyon (la Mouche), ni éventuellement d’un certain Monsieur Mouche dont l’évocation du nom propre, comme le note le défendeur avec force soutiens historiques, est de pure fantaisie. (Ce qui ne signifie pas qu’il soit de “pure fantaisie” de vouloir s’approprier à titre de marque un nom commun, si ce dernier est distinctif dans sa fonction de marque).

De plus, les marques du requérant se retrouvent au quasi identique dans les noms du défendeur, peu important la présence ou l’absence d’un tiret entre le mot “bateaux” et le mot “mouches”; la présence ou l’absence d’un “s” à la fin du mot mouche.

Peu important également la présence du suffixe “.com”, nécessaire, on le sait.

Le défendeur ne conteste pas que ses noms de domaine servent à désigner notamment des activités de tourisme et de location de bateau à fond plat.

Un internaute d’attention moyenne pourra donc estimer, et spécialement en raison de la notoriété de l’activité du requérant, qu’il y a un lien entre les noms de domaine en cause et les services fournis par ledit requérant qui aura pu diversifier ses activités et les étendre à la Martinique.

Dans ces conditions, la Commission estime que les noms de domaine litigieux sont identiques ou à tout le moins semblables au point de prêter à confusion avec des marques de services sur lesquelles le requérant a des droits.

B. Droits ou légitimes intérêts

Malgré ce qu’avance le défendeur, il ne paraît pas à la Commission que ce dernier puisse avoir sur les noms en cause des droits ou intérêts légitimes et, notamment, aucune des circonstances prévues non limitativement au paragraphe 4 a) ii) ne s’applique en l’espèce.

Les noms de domaine n’ont pas été utilisés en relation avec un offre de bonne foi de produits ou services tenant la notoriété de l’activité du requérant que le défendeur ne pouvait ignorer; qu’il reconnaît avoir connue, mais en prétendant que les termes “bateaux-mouches” seraient banals, alors qu’une fois encore, la Commission estime que l’atteinte aux marques est effectivement constituée.

A supposer que le défendeur soit connu sous les noms de domaine considérés, par rapport au classement de moteurs de recherches, il demeure que les termes dont il s’agit ne sont pas siens mais sont les mots utilisés depuis des décennies par le requérant dans son activité, notoire.

Par ailleurs et enfin, le défendeur n’est pas dans le cas où il ferait un usage non commercial légitime ou un usage loyal des noms de domaine sans intention de détourner à des fins lucratives les consommateurs en créant une confusion ni de ternir la marque de services en cause.

En effet, les termes utilisés dans les noms de domaines litigieux, comme vu ci-dessus, ont pour conséquence que l’internaute pensera trouver sous les noms en cause une activité promue par le requérant, noms susceptibles, donc, de créer confusion.

La Commission estime que le défendeur n’a pas de droit ou d’intérêt légitime sur les noms de domaine litigieux et que même si le requérant aurait pu songer à effectuer avant le défendeur un enregistrement en “.com”, la présente espèce ne révèle pas une hypothèse de “recapture” injustifiée.

C. Enregistrement et usage de mauvaise foi

Le défendeur a enregistré ses deux noms de domaine en 2003, et, après une lettre du requérant, a fait savoir aussitôt qu’il était disposé à vendre les noms en cause pour la somme de 7 622,45 euros, ce qui excède le montant des frais qui ont pu être déboursés en rapport direct avec ce nom de domaine (paragraphe 4 b) i) des principes directeurs).

La Commission estime, en outre, qu’en utilisant l’un de ces deux noms de domaine, le défendeur a sciemment tenté d’attirer, à des fins lucratives, les utilisateurs de l’internet sur un site web ou autre espace en ligne appartenant au défendeur en créant une probabilité de confusion avec les marques du requérant en ce qui concerne la source, le commanditaire, l’affiliation ou l’approbation du site du défendeur, proposant notamment la location de bateau à moteur à fond plat.

Le fait supplémentaire que l’un des deux noms de domaine ne corresponde pas à un site actif, alors que le défendeur a précisé dans son courrier que, pour la somme précitée, il était prêt à rétrocéder les deux noms, a pour conséquence que cette utilisation passive est également effectuée de mauvaise foi au sens des principes directeurs précités.

 

7. Décision

Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, conformément aux paragraphes 4 i) des Principes directeurs et 15 des Règles, la Commission estime que le requérant a établi que les noms de domaine litigieux sont semblables, au point de prêter à confusion, à des marques sur lesquelles le requérant a des droits; que le défendeur n’a aucun droit sur lesdits noms de domaine ni aucun intérêt légitime qui s’y attache et que ces noms ont été enregistrés et sont utilisés de mauvaise foi.

Aussi, la Commission ordonne que les noms de domaine <bateaux-mouche.com> et <bateaux-mouches.com> soient transférés au requérant, la Compagnie des Bateaux-Mouches S.A.


Christian-André Le Stanc
Expert Unique

Le 27 décembre 2005