Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
DÉCISION DE L’EXPERT
Tea Board, India contre Delta Lingerie
Litige n° DFR2006-0003
1. Les parties
Le requérant est Tea Board, Kolkata, Inde, représenté par Cabinet Escande, France.
Le défendeur est Delta Lingerie, Cachan, France, représenté par Selarl Marchais de Candé, France.
2. Noms de domaine et prestataire Internet
Le litige concerne les noms de domaine <darjeeling.fr> et <darjeeling.tm.fr.>
Les unités d’enregistrement auprès desquelles les noms de domaine sont enregistrés sont respectivement les sociétés Nameshied et NFrance Conseil.
3. Rappel de la procédure
Une plainte a été déposée par Tea Board, auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”), reçue par le Centre en date du 12 juin 2006 par voie électronique.
En date du 12 juin 2006, le Centre a adressé une requête à l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l’“Afnic”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. L’Afnic a confirmé l’ensemble des données du litige en date du 19 juin 2006.
Le Centre a vérifié que la plainte répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le “Règlement”) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l’Afnic (ci-après la “Charte”).
En date du 15 juin 2006, le Centre a notifié au Requérant l’irrégularité de sa plainte aux motifs suivants :
- la plainte a été rédigée selon les Principes directeurs concernant le règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (principes UDRP) et non selon le Règlement sur la Procédure alternative de résolution des litiges du .fr et du .re par décision technique,
- la langue de procédure n’a pas été respectée, la plainte ayant été entièrement rédigée en anglais et non en français comme exigé par l’article 7 du Règlement.
Conformément à l’article 14(b) du Règlement permettant au Requérant de régulariser sa plainte dans les 5 jours civils, le Requérant a adressé une plainte amendée, reçue par le Centre le 19 juin 2006.
Le Centre a vérifié que la plainte amendée répond bien au Règlement applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte.
Conformément à l’article 14(c) du Règlement, le 30 juin 2006, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au défendeur. Conformément à l’article 15(a) du Règlement, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 20 juillet 2006. Le défendeur a fait parvenir sa réponse le 20 juillet 2006.
En date du 3 août 2006, le Centre nommait dans le présent litige comme expert unique Christiane Féral-Schuhl. L’Expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.
4. Les faits
Le Requérant est l’établissement public indien Tea Board créé en 1953, avec pour activité la promotion du thé, et notamment celui produit dans la région de Darjeeling, Inde.
Le Requérant justifie être titulaire d’un certain nombres de marque dont les suivantes en relation avec les noms de domaine litigieux :
- Marque internationale collective semi-figurative n° 528696 pour le logo DARJEELING enregistrée le 9 septembre 1988 et visant la France,
- Marque communautaire collective verbale n° 004325718 DARJEELING enregistrée le 31 mars 2006 et visant notamment le territoire français.
Ces marques désignent toutes deux la classe 30 pour le produit “thé”.
Le Défendeur est la société française Delta Lingerie, filiale du Groupe Chantelle, et spécialisée dans la fabrication et la commercialisation d’articles de lingerie féminine, corseterie et sous-vêtements féminins. L’enseigne de cette société est Darjeeling.
Le Défendeur justifie être titulaire de la marque DARJEELING dans de nombreux pays du monde entier, et notamment être titulaire des marques suivantes :
- Marque française DARJEELING n° 94 515 068, déposée le 12 avril 1994 et renouvelée le 12 avril 2004, pour désigner les produits de la classe 25,
- Marque communautaire DARJEELING n° 528018, déposée le 3 avril 1997 pour désigner les produits de la classe 25,
- Marque communautaire DARJEELING n°.1973973, déposée le 13 novembre 2000 pour désigner les produits de la classe 38.
Le Défendeur a enregistré les noms de domaine <darjeeling.tm.fr> et <darjeeling.fr>, objet de la présente procédure, respectivement les 11 juin 1997 et 3 juillet 2001.
5. Argumentation des parties
A. Requérant
Le Requérant soutient que l’enregistrement et l’utilisation du nom de domaine <darjeeling.tm.fr> et <darjeeling.fr> par le Défendeur, constituent une atteinte aux droits des tiers, et plus particulièrement à ses propres droits de propriété intellectuelle.
Le Requérant indique en effet avoir créé dans le cadre de sa mission de promotion du thé, un programme de certification destiné à assurer le suivi de la chaîne de production et de commercialisation du thé. Ce programme de certification repose essentiellement sur une utilisation du terme et du logo Darjeeling réservée aux producteurs, exportateurs et vendeurs agréés par le Requérant.
Afin de garantir l’efficacité de ce programme de certification, le Requérant s’est attaché à acquérir les droits de propriété intellectuelle sur le terme et le logo Darjeeling dans de nombreux pays. Il justifie notamment être titulaire de la marque internationale n°528696 enregistrée le 9 Septembre 1988 pour le logo Darjeeling, et de la marque communautaire DARJEELING n°004325718 enregistrée le 31 Mars 2006. Ces marques sont enregistrées dans la classe 30 pour “thé”.
Le Requérant reproche donc au Défendeur d’avoir enregistré sans son consentement les noms de domaine <darjeeling.tm.fr> et <darjeeling.fr>, considérant que ce dernier ne détient aucun intérêt légitime sur le signe ou le logo Darjeeling.
Le Requérant soutient par ailleurs qu’en agissant de la sorte, le Défendeur tend à créer une association avec le Requérant, diluant de ce fait la réputation et la notoriété des marques et du logo Darjeeling déposés par le Requérant, notoriété avérée notamment par les nombreuses publications traitant du thé Darjeeling ainsi que de la région du même nom. De même, selon le Requérant, dès lors que Darjeeling est mondialement connu pour le thé et le tourisme, tout visiteur cherchant des informations à ce sujet serait inévitablement induit en erreur par le site du Défendeur.
Le Requérant soutient donc qu’en enregistrant des noms de domaine identiques aux marques Darjeeling sur lesquelles le Requérant détient des droits antérieurs, le Défendeur a violé l’article 20(c) du Règlement.
Le Requérant considère également que l’enregistrement et l’utilisation par le Défendeur des noms de domaine litigieux serait constitutive d’une atteinte aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commercial. Selon lui, la volonté du Défendeur de créer une confusion dans l’esprit du consommateur serait révélée par l’utilisation d’un logo en forme de feuille rappelant celui sur lequel le Requérant détient des droits antérieurs en vertu de la marque internationale n°528696 ainsi que par la mention, comme contact administratif pour le nom de domaine <darjeeling.tm.fr> de l’adresse tea-bog@wanadoo.fr.
Enfin le Requérant fait valoir que le Défendeur ne pouvait ignorer les droits dont il est titulaire sur les marques et le logo DARJEELING. En effet, le Requérant s’est opposé à plusieurs reprises, et notamment en France, à des demandes d’enregistrement déposées par le Défendeur pour les marques DARJEELING.
Selon le Requérant il ne fait donc aucun doute que le Défendeur utilise à dessein et de manière préjudiciable les noms de domaine objet de la présente procédure, en cherchant à profiter sciemment de la notoriété attachée aux diverses marques du Requérant.
Le Requérant sollicite en conséquence la transmission des noms de domaine <darjeeling.tm.fr> et <darjeeling.fr> à son profit.
B. Défendeur
Le Défendeur précise qu’il est lui-même titulaire de droits de propriété intellectuelle sur le terme Darjeeling, et conteste ainsi la position tenue par le Requérant de même que les mesures de réparation sollicitées par ce dernier.
Le Défendeur indique en premier lieu être titulaire de l’enseigne DARJEELING depuis plus de douze ans et l’exploiter régulièrement, comme l’atteste son Kbis.
Le Défendeur justifie également être titulaire, entre autres, des marques suivantes:
- Marque verbale française DARJEELING n° 94 515 068, déposée le 12 avril 1994 et renouvelée le 12 avril 2004, pour désigner les produits de la classe 25,
- Marque verbale communautaire DARJEELING n° 528018, déposée le 3 avril 1997 pour désigner les produits de la classe 25,
- Marque verbale communautaire DARJEELING n° 1973973, déposée le 13 novembre 2000 pour désigner les produits de la classe 38,
- Marque semi-figurative française DARJEELING n° 98 744 998, déposée le 5 août 1998, pour désigner les produits de la classe 25,
- Marque semi-figurative communautaire DARJEELING n° 4189742, déposée le 14 janvier 2005 pour designer les produits de la classe 25.
Le Défendeur précise que le Requérant est parfaitement informé de l’existence des droits du Défendeur sur le terme Darjeeling en raison des nombreuses procédures d’opposition formées par le Requérant à l’encontre des demandes d’enregistrement de la marque DARJEELING dans divers pays par le Défendeur. Le Défendeur considère ainsi qu’en omettant de préciser les propres droits du Défendeur sur le terme Darjeeling dans le cadre de la présente procédure, le Requérant a délibérément procédé à une présentation tronquée et tendancieuse des faits aux fins de la présente procédure, faisant preuve de mauvaise foi. Le Défendeur souligne toutefois que toutes ces procédures se sont conclues par un rejet de l’opposition ainsi formée, au motif principalement que le Requérant n’avait pas apporté d’éléments suffisants pour justifier de la renommée de sa marque et/ou que les produits vendus par le Requérant et le Défendeur n’étaient en aucune manière identiques, similaires, ni même apparentés et qu’en conséquence, il n’existait pas de risque de confusion dans l’esprit du consommateur. Le Défendeur conteste en conséquence l’existence d’un risque de confusion, qu’il aurait sciemment entretenu aux dires du Requérant, entre ses marques, présentées sur le site auquel renvoie le nom de domaine <darjeeling.fr>, enregistrées en classe 25 et celles du Requérant, enregistrées en classe 30.
Le Défendeur soutient qu’en tout état de cause, il n’appartient pas à l’Expert de se prononcer, dans le cadre de la présente procédure, sur la validité des marques du Défendeur, et qu’il a pour sa part procédé à l’enregistrement des deux noms de domaine litigieux dans le strict respect des règles posées par la Charte, notamment aux articles 10 et 22 :
- le Défendeur justifie par son extrait KBis et ses marques, de droits sur le terme DARJEELING l’autorisant à l’enregistrer comme nom de domaine,
- lorsque plusieurs sociétés peuvent potentiellement revendiquer des droits sur un même terme, l’Afnic accueille leurs demandes par ordre chronologique de réception selon la règle du “premier arrivé – premier servi”.
Au demeurant, le Défendeur précise que le Requérant n’aurait pas pu lui-même enregistrer les noms de domaine, objet de la présente procédure, à la date à laquelle le Défendeur les a lui-même enregistrés.
Le Défendeur rappelle en effet que ce n’est qu’à partir de novembre 2001 que des sociétés étrangères ont pu enregistrer des noms de domaine pour lesquels elles justifiaient de la titularité d’une marque étrangère visant le territoire français. Préalablement à cette date, il fallait soit être titulaire d’une marque française, ce que n’a pas le Requérant, soit depuis 1999 justifier par son extrait Kbis d’une raison sociale et/ou d’un nom commercial correspondant au nom de domaine sollicité, ce que le Requérant ne pouvait là encore justifier. Le Défendeur considère ainsi que par la présente procédure, le Requérant tente de contourner les règles de nommage en .fr et notamment, l’article 22 de la Charte.
6. Discussion et conclusions
L’Expert constate que le Requérant invoque un enregistrement et une utilisation des noms de domaine <darjeeling.fr> et <darjeeling.tm.fr> par le Défendeur en violation de ses droits et sollicite en conséquence la transmission dudit nom de domaine à son profit.
L’Expert rappelle que, conformément à l’article 20(c) du Règlement, “il fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l’article 1 du présent règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte”.
L’Expert rappelle également que l’article 1 du Règlement dispose que l’on entend par “atteinte aux droits des tiers, au titre de la Charte, une atteinte aux droits des tiers protégés en France et en particulier à la propriété intellectuelle (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale et au droit au nom, au prénom ou au pseudonyme d’une personne”.
En conséquence, l’Expert s’est attaché à vérifier, au vu des arguments et pièces soumis par les parties, si l’enregistrement et/ou l’utilisation du nom de domaine litigieux portent atteinte aux droits de tiers et, le Requérant sollicitant la transmission de ce nom de domaine à son profit, s’il justifie de droits sur ce nom de domaine.
A. Enregistrement ou utilisation du nom de domaine en violation des droits des tiers
L’Expert constate que les noms de domaine litigieux <darjeeling.fr> et <darjeeling.tm.fr>, enregistrés respectivement les 11 juin 1997 et 3 juillet 2001, sont la reproduction exacte des marques internationale n° 528696 et communautaire n° 004325718 DARJEELING dont le Requérant est titulaire depuis respectivement le 9 septembre 1988 et le 31 mars 2006.
Ces marques font l’objet d’une protection sur le territoire français pour le produit “thé” de la classe 30.
L’Expert relève toutefois que ces deux noms de domaine sont également la reproduction exacte des propres marques DARJEELING dont le Défendeur est titulaire pour des produits de classe 25, et notamment “articles de lingerie féminine, corseterie et sous-vêtements féminins”, ainsi que de l’enseigne commerciale du Défendeur.
Sur la base des pièces produites par le Défendeur, l’Expert considère que l’enregistrement des noms de domaine, objet de la présente procédure, a été effectué dans le strict respect des règles imposées par la Charte, le Défendeur justifiant tant par son extrait Kbis que par ses certificats d’enregistrement de marques, de ses droits sur le terme Darjeeling l’autorisant à procéder à l’enregistrement des deux noms de domaine litigieux.
Il n’appartient pas à l’Expert de se prononcer sur la validité des marques du Défendeur dans le cadre de la présente procédure et d’en contester l’enregistrement. L’Expert constate en toute hypothèse que dans le cadre des diverses procédures d’opposition formées par le Requérant, les autorités délibérantes compétentes ont toutes rejeté les oppositions ainsi formées par le Requérant à l’encontre de l’enregistrement, par le Défendeur, de ses propres marques, et que les produits vendus par le Requérant et le Défendeur sont totalement distincts, ne permettant pas de créer une confusion dans l’esprit du consommateur.
L’Expert est donc aujourd’hui en présence de deux sociétés détenant légitimement des droits de propriété sur le terme Darjeeling qui les autoriseraient toutes deux à être titulaires des noms de domaine objets de la présente procédure.
Comme rappelé toutefois par le Défendeur, la règle appliquée par l’Afnic est la règle du “premier arrivé-premier servi” selon l’ordre chronologique de réception des demandes et dès lors que les critères d’obtention du nom de domaine sont satisfaits. Comme également souligné par le Défendeur, à la date d’enregistrement des deux noms de domaine par le Défendeur, le Requérant ne remplissait pas lui-même les conditions alors posées par la Charte pour enregistrer un nom de domaine en “.tm.fr” et en “.fr”.
Enfin, l’Expert constate également que le nom de domaine <darjeeling.fr>, seul à être exploité par le Défendeur, renvoie vers un site internet où sont présentés les produits vendus par le Défendeur, à savoir des articles de lingerie féminine. Et comme évoqué précédemment, ces produits sont distincts et sans parenté aucune avec les produits vendus par le Requérant. Il n’existe donc pas, selon l’Expert, de risque de confusion dans l’esprit du public.
L’Expert en conclut en conséquence que l’enregistrement et l’utilisation par le Défendeur, des noms de domaine litigieux, ont été effectués de bonne foi par le Défendeur, dans le strict respect de la Charte et ne peuvent en conséquence être considérés comme portant atteinte aux droits de tiers, et en particulier à ceux du Requérant.
B. Droit du Requérant sur les noms de domaine litigieux
Comme évoqué précédemment, l’Expert considère que si le Requérant peut effectivement parfaitement justifier avoir des droits aujourd’hui sur les noms de domaine litigieux, pour autant ces droits n’existaient pas en 1997 et 2001, années d’enregistrement des noms de domaine litigieux par le Défendeur, et que ces droits que le Requérant tire aujourd’hui de l’évolution des règles d’obtention d’un nom de domaine dans la zone .fr ne l’autorisent pas à faire échec aux propres droits du Défendeur sur les deux noms de domaine litigieux, en application des règles posées par la Charte.
En conséquence, l’Expert considère que le Requérant n’est pas fondé à demander la transmission des noms de domaine <darjeeling.tm.fr> et <darjeeling.fr> à son profit.
7. Décision
Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l’Expert rejette la demande de transmission à son profit des noms de domaine <darjeeling.tm.fr> et <darjeeling.fr> formulée par le Requérant.
Christiane Féral-Schuhl
Expert Unique
Le 17 août 2006