Le requérant est Pneus Online Holding Sarl domicilié à Carouge, Suisse, représenté par Lalive, Genève, Suisse.
La partie adverse est Delti.com AG, Timon Samusch domicilié à Hanovre, Allemagne (également cité comme le défendeur dans la présente décision), représenté par Eversheds Schmid Mangeat, Zurich, Suisse.
Le différend concerne les noms de domaine : <pneu-online.ch>, <pneuonline.ch>, <pneus-online.ch>, <pneusonline.ch>.
Une demande a été déposée par Pneus Online Holding Sarl auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 21 septembre 2010.
En date du 22 septembre 2010, le Centre a adressé une requête au registre SWITCH, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le requérant. En date du 24 septembre 2010, SWITCH a confirmé que la partie adverse est bien le détenteur du nom de domaine et a transmis ses coordonnées.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien aux exigences des Dispositions relatives à la procédure de règlement des différends pour les noms de domaine .ch et .li (ci après les Dispositions) adoptées par SWITCH, registre du “.ch” et du “. li”, le 1er mars 2004.
Conformément au paragraphe 14 des Dispositions, le 6 octobre 2010, une transmission de la demande valant ouverture de la présente procédure, a été adressée à la partie adverse. Conformément au paragraphe 15(a) des Dispositions, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 26 octobre 2010.
La partie a déposé sa réponse à la demande le 25 octobre 2010 et a exprimé qu’elle ne voulait pas prendre part à une audience de conciliation conformément au paragraphe 15(d) des Dispositions.
Par lettre du 26 octobre 2010, le demandeur a pris position sur la réponse du demandeur. Le défendeur a demandé par lettre du 27 octobre 2010 que cette écriture complémentaire ne soit pas prise en considération ou qu’un délai lui soit octroyé pour dupliquer.
En date du 18 novembre 2010, le Centre nommait dans le présent différend comme Expert Theda König Horowicz. L’Expert constate qu’il a été désigné conformément aux Dispositions. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 4 des Dispositions.
Le requérant est une société suisse dont l’activité principale est notamment la vente de pneumatiques par internet, plus particulièrement en Suisse et en France.
Le requérant est titulaire du nom de domaine <pneus-online.com> depuis le 10 mai 2001.
Le défendeur est une société allemande active sur le marché suisse de la vente de pneumatiques par internet notamment. Elle est une concurrente directe du requérant.
Le défendeur a enregistré une série de noms de domaines en 2002, dont <pneusonline.ch>, <pneus-online.ch>, <pneuonline.ch> et <pneu-online.ch>.
Les parties sont en conflit depuis 2004 concernant les noms de domaine, objets de la présente procédure. Une série de décisions ont été rendues dans ce contexte, en particulier :
- Pneus-online Suisse Sarl v. Delti.com AG, Litige OMPI No. DCH2008-0007 du 3 septembre 2008, refusant d’ordonner le transfert des noms de <pneus-online.ch>, <pneu-online.ch> et <pneuonline.ch> au requérant.
- Arrêt de la Cour de Justice de la République et Canton de Genève du 12 février 2010, faisant interdiction au défendeur d’utiliser les quatre noms de domaine objet du présent litige.
- Arrêt du Tribunal fédéral du 19 juillet 2010, confirmant l’arrêt précité de la Cour de Justice.
Le requérant a déposé sa nouvelle demande auprès de l’OMPI en vue d’obtenir le transfert des noms de domaine litigieux.
Le requérant soulève tout d’abord la question de la langue et sollicite que la procédure soit menée en français puisque sa demande se fonde essentiellement sur des décisions de justice rendues dans cette langue.
Le requérant évoque également la question du “re-filing”, trois des quatre noms de domaine ayant déjà fait l’objet d’une décision en vertu des Dispositions le 3 septembre 2008. Le requérant estime que sa deuxième demande n’est pas identique et qu’il sied en tout état de cause de se référer aux Règles d’application des principes directeurs pour un règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (les Règles UDRP) qui prévoient qu’en cas de faits nouveaux, notamment d’une décision étatique, une deuxième demande est admissible.
Le requérant indique en dernier lieu que les quatre noms de domaine constituent une infraction au droit de la concurrence déloyale selon le droit suisse, comme cela a été constaté par la Cour de Justice et le Tribunal fédéral, et que l’atteinte est par conséquent démontrée conformément aux exigences du paragraphe 24 des Dispositions. Il sollicite donc le transfert des quatre noms de domaine concernés en sa faveur.
Le défendeur demande que soit utilisée la langue de la procédure prévue par les Dispositions, à savoir la langue du contrat d’enregistrement, l’allemand.
En outre, le défendeur estime qu’il y a en l’espèce autorité de chose jugée, l’affaire ayant déjà fait l’objet d’une décision antérieure en vertu des Dispositions qui a été rendue aussi bien sous l’angle du droit des marques que du droit de la concurrence déloyale. Par ailleurs, les parties et l’objet du litige sont identiques dans les deux procédures concernées. Dans ce contexte, le défendeur conteste l’application des Règles UDRP sur la question du “re-filing” pour le cas d’espèce et estime qu’en tout état de cause, les conditions du “re-filing” tel que défini par les Règles UDRP ne sont pas remplies, en particulier compte tenu du fait que l’arrêt de la Cour de Justice ne peut pas être considéré comme un fait nouveau justifiant le dépôt d’une nouvelle demande en vertu des Dispositions.
Le défendeur soulève également le fait que le nom de domaine <pneusonline.com> qui n’était pas visé par la première demande du requérant en vertu des Dispositions fait partie du même litige et qu’il est partant aussi couvert par l’autorité de chose jugée.
Pour terminer, le défendeur souligne que le transfert des noms de domaine concernés créerait un risque de confusion dans l’esprit du public, puisque ces noms sont en sa possession depuis plus de 8 ans et qu’ils étaient utilisés jusqu’au 27 juillet 2010 pour la vente de pneus sur internet.
Plusieurs questions préliminaires d’ordre procédural doivent être examinées avant d’entrer en matière sur le fond du dossier.
Conformément au paragraphe 7 des Dispositions, la procédure se déroule dans la langue du contrat d’enregistrement qui est en l’espèce l’allemand. Ce paragraphe précise que l’expert peut en décider exceptionnellement autrement sur demande de l’une des parties ou à sa discrétion, au vu des éléments de la procédure de règlement des différends.
Le requérant fait valoir que sa demande se fonde essentiellement sur des décisions judiciaires rendues en français et sollicite en conséquence que le français soit utilisé dans la présente procédure. Le défendeur considère qu’il sied de se référer à la langue du contrat d’enregistrement, à savoir l’allemand.
L’Expert relève que la présente procédure a principalement trait à des faits et des questions juridiques traités dans des décisions rendues en français par la Cour de Justice à Genève et par le Tribunal Fédéral. Par ailleurs, les noms de domaine sont des noms de domaine francophones qui ont vraisemblablement été utilisés par le défendeur en rapport avec un site internet disponible en langue française. Enfin, le défendeur est représenté par une Etude d’avocats ayant une branche romande qui l’a d’ailleurs défendu en français dans les procédures judiciaires précitées. Le défendeur a donc manifestement compris les termes de la demande et pu faire valoir sa position de manière adéquate sans être lésé par des questions d’ordre linguistique.
Au vu de ce qui précède, l’Expert conclut donc que la langue de la présente procédure est le français.
Conformément au paragraphe 21 des Dispositions, l’expert mène la procédure de règlement des différends de la manière qu’il estime appropriée. Il veille à ce que les parties soient traitées de manière égale.
Le défendeur soulève que le requérant a répliqué de manière indue et sollicite que cette réplique ne soit pas prise en compte ou qu’un délai approprié lui soit donné pour prendre position sur cette nouvelle écriture.
L’Expert constate que les parties ont largement pu s’exprimer dans leurs écritures respectives (demande et réponse). Par ailleurs, leur position concernant aussi bien les faits que les questions de droit - en rapport notamment avec la Loi contre la concurrence déloyale - sont clairement exposées dans les deux décisions judiciaires auxquelles se réfère la demande, à savoir l’arrêt de la Cour de Justice de Genève du 12 février 2010 et l’arrêt du Tribunal fédéral du 19 juillet 2010.
Par conséquent, l’Expert dispose manifestement des éléments essentiels pour statuer dans la présente procédure, sans qu’il soit nécessaire de prendre en compte l’écriture contestée par le défendeur. Cette écriture n’a donc pas été prise en considération pour rendre la présente décision.
Il appartient de trancher la question juridique de l’autorité de chose jugée, puisque la particularité de ce cas réside dans le fait que trois des quatre noms de domaine concernés ont déjà fait l’objet d’une décision en vertu des Dispositions en 2008 (ci-après, Décision No 1), décision rejetant la demande de transfert du requérant.
Il est manifeste à cet égard que la présente procédure porte sur le même objet que la première procédure en vertu des Dispositions et concerne les mêmes parties.
Les Dispositions ne traitent pas de la question de l’autorité de chose jugée et ne font aucun renvoi au droit judiciaire privé suisse sur cette question.
L’Expert estime qu’il y a donc lieu d’appliquer par analogie les règles établies dans le cadre de la procédure relatives aux Règles UDRP en matière de “re-filing” (voir la décision rendue en ce sens Attilio Meyer v. Claro.S.C.R.L., Helen Nana-Bonilla, Litige OMPI No. DCH2008-0030).
Plusieurs décisions UDRP ont été rendues dans ce contexte, notamment dans Fondazione Arena di Verona v. Rainer Klose (RCK Productions Medien GmbH, Litige OMPI No. D2009-1421 ; Creo Products Inc. v. Website In Development, Litige OMPI No. D2000-1490 (décision de principe). De manière générale, il a été considéré qu’un “re-filing” peut seulement être admis dans des circonstances exceptionnelles, en particulier si le demandeur (1) démontre que la précédente procédure est entachée d’un défaut grave ou (2) fait valoir des faits nouveaux matériels qui sont postérieurs à la procédure initiale et qui auraient été susceptibles de faire changer l’expert de position et partant l’issue de la procédure.
En l’occurrence, le requérant soulève que la Décision No 1 est uniquement fondée sur le droit des marques et non sur la Loi contre la concurrence déloyale (ci-après, LCD). Cette allégation est inexacte, puisque la Décision No 1 mentionne en page 4 que rien ne peut non plus être reproché au défendeur sous l’angle de la concurrence déloyale. En tout état de cause, ce motif ne semble pas constituer un défaut grave au sens de la jurisprudence tirée des Règles UDRP pour justifier un “re-filing”.
Le requérant invoque également le fait qu’il a obtenu postérieurement à la Décision No 1 des décisions judiciaires qui lui sont favorables, l’une de la Cour de Justice de Genève, l’autre du Tribunal Fédéral. D’après lui, ces décisions constituent un fait nouveau susceptible d’influencer le sort de la présente cause.
Il faut donc déterminer si l’issue de la première procédure de 2008 aurait été différente si l’expert de l’époque avait eu à disposition les décisions judiciaires précitées qui datent de 2010.
A cet égard, il sied de relever que le Tribunal fédéral a indiqué dans son arrêt du 19 juillet 2010 que le requérant ne peut pas se prévaloir de droit de marque sur PNEUS ONLINE s’agissant de dénominations faisant partie du domaine public et qu’il ne peut donc pas s’en prévaloir pour s’opposer à l’utilisation des noms de domaine litigieux.
Cela étant, le Tribunal fédéral a confirmé l’arrêt de la Cour de Justice de Genève sur le fait que “en commençant à utiliser - sciemment - des noms de domaine multiples et très similaires à celui de la demanderesse, pour ses ventes en Suisse, la défenderesse a donc non seulement induit le public en erreur par la création d’un danger de confusion, mais mis ce danger en place de façon délibérée pour exploiter, de manière parasitaire, la réputation déjà acquise par la demanderesse, sur le marché helvétique”. Le Tribunal fédéral a donc conclu, à l’instar de la Cour de Justice de Genève que le défendeur a eu un comportement déloyal au sens des articles 2 et 3 lettre d LCD et a confirmé l’interdiction faite au défendeur d’utiliser les noms de domaine litigieux.
Il paraît évident que cette décision, qui est une décision finale de l’autorité judiciaire suprême en Suisse, aurait amené le premier expert à conclure en vertu des Dispositions différemment la procédure qui lui a été soumise en 2008.
Dans ce contexte, l’Expert relève en outre que les parties peuvent évidemment présenter des moyens de preuve et des arguments beaucoup plus complets devant les juridictions ordinaires que devant un expert qui rend sa décision dans le cadre d’une procédure administrative. Par ailleurs, les pouvoirs des juridictions ordinaires sont beaucoup plus étendus que ceux de l’expert saisi d’une procédure de règlement des différends en vertu des Dispositions.
Il ressort aussi clairement des décisions judiciaires précitées que le transfert des noms de domaine aurait été prononcé en présence d’une base légale suffisante, qui n’existe en l’occurrence pas dans la Loi contre la concurrence déloyale, ou de l’accord de l’autorité de l’enregistrement, à savoir SWITCH.
Le requérant n’avait donc pas d’autre choix que de déposer une nouvelle demande devant l’OMPI pour obtenir la mesure demandée, à savoir le transfert des noms de domaine que le défendeur n’a, en tout état de cause, plus le droit d’utiliser sous peine des sanctions prévues par l’article 292 du Code pénal suisse.
On peut d’ailleurs se demander quel est l’intérêt du défendeur de rester propriétaire de ces noms de domaine qui vont rester inactifs. Son argument du risque de confusion pour le public en raison de l’utilisation antérieure desdits noms par le défendeur ne paraît à cet égard pas pertinent.
Au vu de ce qui précède, l’Expert arrive à la conclusion que l’arrêt de la Cour de Justice du 12 février 2010 et l’arrêt du Tribunal fédéral du 19 juillet 2010 constituent un fait matériel nouveau justifiant la présentation d’une nouvelle demande en vertu des Dispositions par le requérant.
Conformément au paragraphe 24 des Dispositions, l’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein.
Le paragraphe 1 des Dispositions définit le droit attaché à un signe distinctif comme “un droit reconnu par l’ordre juridique qui découle de l’enregistrement ou de l’utilisation d’un signe et qui protège son titulaire contre les atteintes à ses intérêts générées par l’enregistrement ou l’utilisation par des tiers d’un signe identique ou similaire; il s’agit notamment, mais pas exclusivement, du droit relatif à un nom commercial, à un nom de personne, à une marque ou à une indication géographique, ainsi que des droits de défense résultant de la législation sur la concurrence déloyale.”
Le Tribunal fédéral a clairement tranché ce point et établi que de tels droits de défense existaient en faveur du requérant. Au vu des circonstances d’espèce, des écrits de procédures présentés par les parties ainsi que des preuves au dossier, l’Expert n’a pas de raisons de s’écarter de ces conclusions et considère dès lors que dans le cas présent les conditions posées par le paragraphe 24 des Dispositions sont remplies.
Pour les raisons énoncées ci-dessus, et conformément au paragraphe 24 des Dispositions, l’Expert ordonne le transfert des noms de domaine <pneu-online.ch>, <pneuonline.ch>, <pneus-online.ch> et <pneusonline.ch> au profit du requérant.
Theda König Horowicz
Expert
Le 10 décembre 2010