Les Requérantes sont les sociétés AdunoKaution AG de Gattikon et Aduno Finance AG de Stans, toutes deux sises en Suisse et représentées par Froriep, Suisse.
La Défenderesse est SC, Swiss Caution SA de Bussigny-près-Lausanne, Suisse, représentée par Grosjean Didisheim Reich, Suisse.
Le différend concerne les noms de domaine <aduno-caution.ch> et <adunocaution.ch>.
Le 31 juillet 2015, une demande a été déposée par AdunoKaution AG et Aduno Finance AG auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) par courrier électronique.
Le 3 août 2015, le Centre a adressé une requête au registre SWITCH aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par les Requérantes. En date du 4 août 2015, SWITCH a confirmé que la Défenderesse est bien le titulaire et que les Dispositions relatives à la procédure de règlement des différends pour les noms de domaine .ch et .li (ci-après les “Dispositions”) adoptées par SWITCH le 1er mars 2004 sont applicables aux noms de domaine qui font l’objet du différend.
S’agissant de la langue de la procédure, celle-ci est le français. En effet, bien que la langue du contrat d’enregistrement ait été l’anglais, ce qui a été rappelé par le Centre aux parties le 26 août 2015, les Requérantes ont soumis une demande au Centre pour que le français soit la langue de la procédure en date du 27 août 2015, ce que la Défenderesse a expressément admis à son tour le 31 août 2015.
Conformément au paragraphe 14 des Dispositions, le 8 septembre 2015, une transmission de la demande valant ouverture de la présente procédure a été adressée à la Défenderesse. Conformément au paragraphe 15(a) des Dispositions, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 28 septembre 2015, date à laquelle la Défenderesse a déposé sa réponse.
La phase de conciliation n’a pas abouti.
En date du 5 novembre 2015, le Centre a nommé dans le présent différend comme expert Philippe Gilliéron. L’expert constate qu’il a été désigné conformément aux Dispositions. L’expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 4 des Dispositions.
Le 13 novembre 2015, une réponse additionnelle a été déposée par SC, Swiss Caution SA auprès du Centre par courrier électronique. Déposée hors délai à un moment où le projet de décision était d’ores et déjà en phase d’édition, cette réponse ne sera pas prise en considération. Dans tous les cas, l’expert note que cette courte réponse additionnelle n’apporte aucun élément qui changerait la décision de cet expert.
Les Requérantes sont deux sociétés anonymes de droit suisse actives dans la fourniture de services financiers et d’assurance dans tous les domaines, en particulier dans celui des assurances pour caution de loyer. Toutes deux font partie du Groupe Aduno.
La Requérante Aduno Finance AG est titulaire de la marque verbale suisse No. P-535950 ADUNO, enregistrée le 22 juillet 2005 avec une date de priorité remontant au 18 avril 2005 en classes 9, 16, 18, 28, 36, 41, et 42 de la Classification de Nice. Elle détient également la marque combinée suisse No. 673076 ADUNO KAUTION, enregistrée le 15 mai 2015 avec une date de priorité remontant au 23 avril 2015 en classe 36 de la Classification de Nice.
La Requérante AdunoKaution AG utilise les marques susmentionnées et est titulaire du nom de domaine <adunokaution.ch> depuis le 21 janvier 2015.
La Défenderesse, dont les domaines d’activités se recoupent avec ceux des Requérantes, a enregistré les noms de domaine litigieux <adunocaution.ch> et <aduno-caution.ch> respectivement le 6 juin 2012 et le 23 janvier 2015. Ces deux sites Internet sont inactifs. Le premier redirige les utilisateurs vers la page Internet du prestataire GANDI, alors qu’en cliquant sur le deuxième, les utilisateurs sont informés que cette page est inactive.
Par courrier du 28 avril 2015, la Requérante AdunoKaution AG (précédemment EuroKaution AG) a attiré l’attention de la Défenderesse sur la violation de ses droits aux marques qui résultaient de l’enregistrement des noms de domaines litigieux, et a invité la Défenderesse à les lui transférer avant le 8 mai 2015.
Par retour de courrier du 30 avril 2015, la Défenderesse a indiqué à la Requérante AdunoKaution AG n’avoir aucune intention de procéder à un tel transfert et évoqué le fait que les noms de domaine litigieux avaient été enregistrés de manière préventive par la Défenderesse afin d’éviter l’expansion d’une activité concurrente déployée en violation du contrat du 25 mai 2012.
Le 25 mai 2012, les sociétés SMTM SA et Aduno Holding AG ont conclu un contrat de confidentialité dans le cadre d’une éventuelle acquisition de la Défenderesse par la Requérante Aduno Holding AG, faisant pour l’essentiel interdiction aux parties d’utiliser des informations confidentielles révélées lors des négociations.
Ensuite de l’acquisition dans le courant de 2014 de EuroKaution AG par Aduno Holding AG, la Défenderesse a reproché à la Requérante Aduno Holding AG par courrier du 30 décembre 2014 d’avoir violé le contrat du 25 mai 2012 en acquérant une société concurrente.
Par télécopie du 7 janvier 2015, Aduno Holding AG a contesté le courrier du 30 décembre 2014 en considérant n’avoir obtenu aucune information sensible de la part de la Défenderesse.
Par requête de mesures provisionnelles et superprovisionnelles du 29 janvier 2015 adressée à la Chambre Patrimoniale Cantonale du Tribunal cantonal du Canton de Vaud, la Défenderesse a en particulier conclu à ce qu’il soit fait interdiction à la Requérante Aduno Holding AG de faire usage de toute information relative à la Défenderesse et de commercialiser, soutenir, ou favoriser tout service, marque, ou produit dénommé “AdunoKaution” ou “AdunoCaution” sous la menace des peines d’arrêts ou d’amende de l’art. 292 CP.
Par courrier du 3 février 2015, le Juge délégué de la Chambre patrimoniale a rejeté la requête de mesures d’extrême urgence avant de rejeter dans leur très grande majorité les conclusions prises par la Défenderesse dans sa requête de mesures provisoires, ce par ordonnance du 8 juillet 2015.
Les Requérantes, agissant par l’intermédiaire de leur conseil, ont réitéré leur requête et imparti un ultime délai au 3 juillet 2015 à la Défenderesse pour confirmer son accord au transfert à la Requérante AdunoKaution AG des noms de domaine litigieux. Par courrier du 3 juillet 2015, la Défenderesse a réitéré son refus par l’intermédiaire de son conseil.
Les Requérantes font tout d’abord valoir que les noms de domaines litigieux <adunocaution.ch> et <aduno-caution.ch> combinent le signe ADUNO, élément distinctif des marques verbale et combinée dont la Requérante Aduno Finance AG est titulaire, avec le terme descriptif ”caution”, qui consiste en la désignation du service de caution de loyer sans garantie bancaire proposé.
Tout en renonçant à invoquer l’application du droit des marques faute d’exploitation des noms de domaine litigieux, les Requérantes soutiennent qu’au vu des circonstances du cas d’espèce, de tels enregistrements tombent sous le coup de l’art. 2 LCD, motif étant tiré du fait qu’ils auraient eu lieu à des fins de blocage, soit afin d’entraver les Requérantes dans leurs activités commerciales.
La Défenderesse estime que l’enregistrement des noms de domaine litigieux ne l’a été qu’à des fins défensives, les Requérantes ayant violé le contrat de confidentialité du 25 mai 2012 en acquérant la société EuroKaution AG.
La Défenderesse relève de surcroît que les Requérantes ne subiraient aucune entrave dans leurs activités commerciales du fait de ces enregistrements, puisqu’elles en détiennent d’autres, soit <aduno.ch>,
<aduno-gruppe.ch>, et <adunokaution.ch>.
Enfin, la Défenderesse affirme avoir été privée de la possibilité d’exercer ses droits fondamentaux, tel le droit d’être entendu, du fait d’avoir été contrainte d’accepter la résolution des conflits telle que prévue par les Dispositions lorsqu’elle a enregistré les noms de domaine litigieux.
Aux termes du paragraphe 24(c) des Dispositions, l’Expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein.
Le paragraphe 24(d) des Dispositions précise qu’il y a clairement infraction à un droit en matière de propriété intellectuelle notamment lorsque :
i. aussi bien l’existence du droit attaché à un signe distinctif invoqué que son infraction résultent clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi et des faits exposés, et qu’ils ont été prouvés par les moyens de preuve déposés; et que
ii. la partie adverse n’a pas exposé et prouvé des raisons de défense importantes de manière concluante; et que
iii. l’infraction, selon la demande en justice formulée, justifie le transfert ou l’extinction du nom de domaine.
Avant d’examiner ces conditions de fond, l’Expert se doit toutefois d’examiner une question procédurale soulevée par la Défenderesse.
En guise de moyen de défense, la Défenderesse cherche à contester la compétence du Centre de se saisir de l’affaire, motif étant tiré du fait que la Défenderesse n’aurait pas eu d’autre choix que celui de se soumettre à cette procédure lors de l’enregistrement des noms de domaine litigieux et qu’à ce titre, on ne saurait y voir un consentement à se soumettre à la présente procédure.
De tels arguments n’ont pas lieu d’être et ne peuvent être que rejetés. L’enregistrement de tout nom de domaine est soumis, tout comme n’importe quelle autre prestation de services, à la conclusion d’un contrat de services conclu sous la forme d’adhésion à des conditions générales, ce dont tout déposant comme la Défenderesse est parfaitement consciente.
En enregistrant un nom de domaine, le déposant accepte ainsi de respecter ledit contrat, dans lequel figure notamment son obligation de se soumettre en cas de différend à la présente procédure. Dans l’hypothèse où la Défenderesse n’entendait pas se soumettre à cette procédure, il lui était parfaitement loisible de renoncer à ces enregistrements. Elle ne l’a pas fait et a ainsi accepté les conditions contractuelles liées auxdits enregistrements.
La question de savoir si l’administration des preuves offerte par la procédure est suffisamment garante du respect du droit d’être entendu des parties n’est pas plus pertinente. Outre le fait que les droits et obligations conférés par la procédure sont identiques pour l’une ou l’autre des parties, que la Défenderesse a délibérément accepté de s’y soumettre, il appartient à l’Expert d’apprécier si, dans un cas donné, les preuves administrées sont considérées comme suffisantes pour lui permettre de trancher l’affaire ou si, compte tenu des circonstances, la saisine du Centre apparaît inopportune et que la partie requérante doit être renvoyée à faire valoir ses droits en justice. En toute hypothèse, nonobstant une décision défavorable, il est ensuite toujours loisible à la partie défenderesse de saisir un tribunal civil, de sorte qu’une telle décision n’est nullement irréparable.
Au vu de ce qui précède, les arguments contraires de la Défenderesse ne peuvent être que rejetés.
Cette question liminaire étant résolue, l’Expert n’a aucune hésitation à considérer que ces conditions sont remplies, pour les raisons qui suivent :
La violation du droit attaché à un signe distinctif selon le droit suisse peut reposer sur différentes bases légales, qu’elle ait trait au droit des marques, des raisons sociales, du droit au nom ou, enfin, de la concurrence déloyale.
En l’espèce, la Requérante Aduno Finance AG a clairement démontré détenir des marques suisses composées en tout ou partie de la dénomination ADUNO.
Quant à la Requérante AdunoKaution AG, elle dispose d’un droit exclusif sur sa raison de commerce en application de l’art. 956 CO.
Il en résulte que les Requérantes satisfont toutes deux à la première exigence posée par le paragraphe 24(d) des Dispositions.
Cela étant, pour les raisons exposées ci-dessous, c’est bien sous l’angle de la concurrence déloyale que les Requérantes font reposer leur action.
Point n’est besoin à l’Expert de s’attarder sur la question de savoir si le droit des marques, respectivement le droit des raisons de commerce pourraient trouver application dans le cas d’espèce, tant la violation de la loi fédérale contre la concurrence déloyale apparaît patente.
Rappelons qu’aux termes de l’art. 2 LCD, “est déloyal et illicite tout comportement ou pratique commerciale qui est trompeur ou qui contrevient de toute autre manière aux règles de la bonne foi et qui influe sur les rapports entre concurrents ou entre fournisseurs et clients”.
Or, il est admis que l’enregistrement de noms de domaine comportant la marque d’un tiers est constitutif d’un comportement déloyal lorsqu’il cause objectivement une entrave de l’activité commerciale du titulaire de la marque (voire de la raison de commerce) et / ou lorsque l’intention d’agir de la sorte est manifeste, soit sans motif digne de protection et au détriment d’un tiers (Tribunal du commerce de Zurich, <volvo-ankauf.ch >, ZR 101 (2002), 51, du 18 décembre 2001).
Tel est le cas en l’espèce. La Défenderesse elle-même fait valoir dans son courrier du 30 avril 2015 par l’intermédiaire de son conseil avoir été “[…] particulièrement inspirée le jour où elle est devenue titulaire, pour certains depuis bien longtemps, des noms de domaine internet litigieux, dans l’hypothèse, qu’elle ne pouvait évidemment exclure mais sans y croire vraiment, d’une possible violation du contrat de non concurrence et de confidentialité précité… Il est hors de question que nous puissions, de quelque manière, aider le Groupe Aduno et ses filiales à favoriser l’expansion d’une activité directement concurrente, déployée en violation manifeste d’un contrat signé de confidentialité et de non concurrence, […]”. Plus encore, répondant aux griefs formés par le conseil des Requérantes dans son courrier du 26 juin 2015, la Défenderesse reconnaissait par courrier du 3 juillet 2015 que : “[…] les noms de domaine ont effectivement été réservés initialement pour sécuriser la transaction voulue par votre cliente et protéger les intérêts de ma mandante. […]. Si, comme elle avait indiqué à plusieurs reprises vouloir le faire, Aduno avait acquis SC Swiss Caution SA, aucun problème ne se poserait aujourd’hui.”
Indépendamment du contexte dans lequel s’inscrit le litige opposant les parties, il est avéré que la Requérante Aduno Finance AG est titulaire de la marque verbale suisse No. P-535950 ADUNO, enregistrée le 22 juillet 2005 avec une date de priorité remontant au 18 avril 2005, soit bien avant la naissance dudit litige. Il en découle que, nonobstant ces circonstances, la Requérante Aduno Finance AG dispose d’un droit exclusif sur sa marque et est, à ce titre, en droit de décider seule si, quand, et de quelle manière sa marque peut être utilisée par un tiers. Par la teneur de ses propos, la Défenderesse démontre si besoin était qu’elle avait parfaitement conscience d’agir en violation des droits exclusifs de la Requérante en enregistrant les noms de domaine litigieux, ce qu’elle a fait de manière délibérée dans le seul but d’entraver les Requérantes.
Or, il ne fait aucun doute pour l’Expert que la prétendue défense de droits contractuels, dont le bien-fondé est incertain à ce jour au vu de l’action pendante entre les parties et de l’ordonnance de mesures provisionnelles du 8 juillet 2015 ayant largement rejeté les conclusions prises par la Défenderesse, ne justifie en rien la violation délibérée de droits exclusifs du contractant concerné. A ce titre, on ne saurait y voir un moyen de défense important au sens où l’entend le paragraphe 24(d)(ii).
C’est pourtant bien à ce comportement déloyal que s’est livré la Défenderesse, avec pour seul objectif avoué de « empêcher AdunoKaution AG de développer les activités relatives à la garantie de loyer sans dépôt bancaire”. Une telle manière de faire viole à l’évidence l’art. 2 LCD et ne saurait être protégé.
Ce faisant, l’Expert fait sien la position adoptée dans la décision LLOYD Shoes GmbH v. CSI Group GmbH / Chris Köppel, Litige OMPI No. DCH2014-0012 à l’encontre du défendeur, manifestement habituée à entraver les activités de ses concurrents potentiels par l’enregistrement de noms de domaine consistant en les marques desdits concurrents : “[…]. L’agression décrite par le Défendeur ne saurait être repoussée par l’enregistrement de noms de domaine incorporant la marque du Requérant. Au contraire, s’il y a réellement une agression du Requérant, la réaction du Défendeur n’est pas une défense, mais plutôt une contre-attaque entraînant une escalade du litige. […]. Enfin et surtout, dans la mesure où la défense du Défendeur se résume à l’exception du < unclean hands >, c’est-à-dire au reproche que le Requérant lui-même agit de manière déloyale il convient de souligner que cette exception n’est pas admise en droit suisse de la concurrence déloyale (Jung, in Jung/Spitz (éd. ), Bundesgesetz gegen den unlauteren Wettbewerb, Bern 2010, Art. 2 N 124)”. Ces propos valent mutatis mutandis dans le cas d’espèce.
Partant, au vu de ce qui précède, il convient de transférer les noms de domaine litigieux à AdunoKaution AG, comme requis par les Requérantes.
Pour les raisons énoncées ci-dessus, et conformément au paragraphe 24 des Dispositions, l’Expert ordonne le transfert des noms de domaine litigieux <adunocaution. ch> et <aduno-caution. ch> au profit de AdunoKaution AG.
Philippe Gilliéron
Expert
Le 19 novembre 2015