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Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI

DÉCISION DE L’EXPERT

E.S. contre C.D.P.

Différend n°. DCH2021-0026

1. Les parties

Le Demandeur est E.S., Suisse, représenté par Omnis-IP SA, Suisse.

La Défenderesse est C.D.P., Suisse, représenté par Me Nicolas Blanc, Suisse.

2. Le nom de domaine

Le différend concerne le nom de domaine <racines.ch>.

3. Rappel de la procédure

Une demande a été déposée par E.S. auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 10 décembre 2021.

En date du 10 décembre 2021, le Centre a adressé une requête au registre SWITCH, le Registre du .ch et du .li, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Demandeur. En date du 13 décembre 2021, SWITCH a confirmé que la Défenderesse est bien le détenteur du nom de domaine litigieux et a transmis ses coordonnées.

Le Centre a vérifié que la demande répondait bien aux exigences du Règlement concernant la procédure de résolution des différends pour les noms de domaine .ch et .li (le “Règlement”), adopté par SWITCH, le 1er janvier 2020.

Conformément au paragraphe 14 du Règlement, le 15 décembre 2021, une transmission de la demande valant ouverture de la présente procédure, a été adressée à la Défenderesse. Conformément au paragraphe 15(a) du Règlement, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 4 janvier 2022.

Le 3 janvier 2022, la Défenderesse a demandé une extension de 20 jours pour déposer une réponse. Le 4 janvier 2022, le Centre a invité le Demandeur à commenter la demande de la Défenderesse de prolongation du délai de réponse. Le Demandeur n’as pas soumis d’observations.

Le 13 janvier 2022, la Défenderesse a soumis une Réponse et a exprimé au Centre sa volonté de prendre part à une audience de conciliation.

La conciliation n’a abouti à aucune transaction entre les parties. Le 9 février 2022, le Demandeur a confirmé sa demande de poursuite de la procédure.

En date du 1er mars 2022, le Centre nommait dans le présent différend comme expert Lorenz Ehrler. L’Expert constate qu’il a été désigné conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 4 du Règlement.

4. Les faits

Le Demandeur exploite l’entreprise “Maison Racine” qui vend du café en grains ainsi que du café moulu, notamment via son site Internet “www.racinecafe.ch”. Il est titulaire de deux marques verbales suisses RACINE à savoir de (i) la marque n° 651834 qui revendique notamment du café en classe 30, avec janvier 1991 comme date de priorité découlant de l’usage et enregistrée le 4 décembre 2013, et de (ii) la marque n° 729163, qui couvre notamment des “services de restauration (alimentation)”. Cette marque a été déposée en date du 16 novembre 2018 et enregistrée le 2 avril 2019.

La société Racines Sàrl, dont la Défenderesse (ci-après « C.D.P. ») est un des associés, exploite un restaurant végétalien à Lausanne.

Elle a déposé en 2020 la marque combinée n°749646 “Racines Entreprise familiale depuis 2016 ”. Cette marque, qui revendiquait notamment du café en classe 30 et des services de restauration en classe 43, a été retirée par Racines Sàrl à la suite de l’opposition formée par le Demandeur.

C.D.P. est titulaire du nom de domaine litigieux <racines.ch> depuis le 16 octobre 2017. Ce nom de domaine litigieux est utilisé comme adresse du site Internet du restaurant de Racines Sàrl.

5. Argumentation des parties

A. Requérant

La Défenderesse fait valoir que l’usage du nom de domaine litigieux <racines.ch> porte atteinte à ses deux marques suisse n° 651834 et 729163 et conclut dès lors au transfert du nom de domaine litigieux.

B. Défenderesse

Une réponse a été déposée pour Racines Sàrl le 13 janvier 2022. Dans cette réponse, Racines Sàrl avance les arguments suivants :

- En ce qui concerne la marque verbale suisse RACINE No. 729163, Racines Sàrl fait valoir le non-usage de la marque et donc sa nullité;
- En ce qui concerne la marque verbale suisse RACINE No. 651834, Racines Sàrl fait valoir l’absence de risque de confusion du fait de l’absence de similitude entre les services offerts par Racines Sàrl et les produits revendiqués par la marque susmentionnée du Demandeur;
- Elle fait également valoir que le litige est hors du champ d’application de la présente procédure en raison de l’absence d’atteinte claire aux droits du Demandeur;
- Elle considère également que l’admission de la présente requête constituerait une atteinte au droit au nom et/ou à la raison sociale de Racines Sàrl, raison pour laquelle un transfert n’entre pas en ligne de compte.

6. Discussion et conclusions

Selon le paragraphe 24 (c) du Règlement de procédure, l’Expert fait droit à la demande lorsque l’attribution ou l’utilisation du nom de domaine litigieux constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au demandeur selon le droit suisse ou du Liechtenstein. Le Règlement définit au paragraphe 1 la notion de “droit attaché à un signe distinctif” comme un “droit reconnu par l’ordre juridique qui découle de l’enregistrement ou de l’utilisation d’un signe et qui protège son titulaire contre les atteintes à ses intérêts générées par l’enregistrement ou l’utilisation par des tiers d’un signe identique ou similaire; il s’agit notamment, mais pas exclusivement, du droit relatif à un nom commercial, à un nom de personne, à une marque ou à une indication géographique, ainsi que des droits de défense résultant de la législation sur la concurrence déloyale”.

Selon le paragraphe 24 (d) du Règlement, il y a clairement infraction à un droit en matière de propriété intellectuelle notamment lorsque

(i) Aussi bien l’existence du droit attaché à un signe distinctif invoqué que son infraction résultent clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi et des faits exposés, et qu’ils ont été prouvés par les moyens de preuve déposés; et
(ii) La défenderesse n’a pas exposé et prouvé des raisons de défense importantes de manière concluante; et
(iii) L’infraction, selon la demande en justice formulée, justifie le transfert ou la révocation du nom de domaine litigieux.

A. Procédure

Une demande faite dans le cadre de la procédure de résolution de litiges pour les noms de domaine .ch et .li doit être dirigée contre le titulaire du nom de domaine litigieux, ce qui ressort de la définition du terme “défendeur” au paragraphe 1 du Règlement de procédure. Le Registre a confirmé que le titulaire du nom de domaine est C.D.P. Il est vrai que la requête du Demandeur était dirigée contre plusieurs personnes, dont C.D.P. qui détient le nom de domaine litigieux. Si la requête est donc recevable en qui concerne C.D.P., elle ne l’est pas en ce qui concerne les autres personnes énumérées dans la requête comme défenderesses.

Toutefois, aucune réponse n’a été déposée au nom de la Défenderesse. A sa place, c’est la société Racines Sàrl qui l’a fait. C.D.P. étant associée de Racines Sàrl, et l’intention implicite de Racines Sàrl étant clairement de répondre pour toutes les personnes concernées par la Demande, l’Expert considère que la réponse déposée pour la Défenderesse est donc recevable, et que la société Racines Sàrl sera comprise comme l’une des parties au litige pour analyser ce dossier.

L’Expert déclare la Réponse recevable également du point de vue du respect des délais. En effet, Racines Sàrl avait formulé une demande de prolongation non-motivée en date du 3 janvier 2022, donc un jour avant la fin du délai initial, alors que le Règlement de procédure prévoit qu’une prolongation des délais ne peut être accordée que dans des cas particuliers et sur demande motivée. L’Expert considère qu’au vu de la notice d’information annexée à la notification de la Demande concernant le Covid-19, et vu l’absence de commentaire de la part du Demandeur concernant sa demande de prolongation, la Défenderesse pouvait de bonne foi considérer que celle-ci serait accordée. Le délai de réponse est donc considéré comme ayant été respecté.

B. Le Demandeur a un droit attaché à un signe distinctif selon le droit de la Suisse

Le Demandeur est titulaire de deux marques suisses RACINE et possède par ailleurs le nom de domaine <racinecafe.ch>.

C. L’attribution ou l’utilisation du nom de domaine constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au Demandeur selon le droit de la Suisse

Pour qu’il y ait infraction de la Loi sur la protection des marques (“LPM”) (au sens des art. 3 et 13 LPM), il faut qu’il y ait identité ou similarité entre la ou les marques du demandeur et le signe distinctif litigieux du défendeur, soit le nom de domaine litigieux. Il faut en outre que le signe distinctif litigieux du défendeur soit utilisé pour des produits ou services identiques ou similaires aux produits ou services revendiqués par la ou les marques du demandeur (principe de spécialité).

a. Similitude des signes

Le nom de domaine litigieux <racines.ch> est non seulement similaire, mais quasi-identique aux marques RACINE du Demandeur. Faisant abstraction du code de pays “.ch”, qui n’entre pas en ligne de compte dans l’examen de la similitude, les signes sont tout à fait identiques au niveau sonore et quasi-identique au niveau de l’impression visuelle, la seule différence étant le “R” majuscule dans les marques du Demandeur et la présence d’un “s” à la fin du nom de domaine litigieux.

Si la société Racines Sàrl fait valoir que le signe RACINE serait peu distinctif parce que constituant une référence au célèbre poète Jean Racine, elle méconnait que ce dernier n’est pas connu pour avoir eu un rapport particulier avec les produits et services revendiqués par les marques du Demandeur, de sorte que ce signe est tout aussi distinctif pour, par exemple, du café que l’est le signe APPLE pour des ordinateurs.

Sur la base des signes en question, il n’y a d’ailleurs aucune raison pour le public visé – soit le large public – de penser que les marques du Demandeur feraient allusion à Jean Racine, le poète, et le nom de domaine litigieux aux racines végétales. Dans tous les cas, l’usage d’un “R” majuscule ne permet pas à lui seul de tirer une telle conclusion. “Racine” est le singulier du substantif “racine”, de sorte que l’argument d’une différence sémantique doit clairement être rejeté.

Pour conclure, tenant compte de l’impression globale des signes en jeu, l’Expert constate une très forte similitude.

b. Similitude des produits/services

Le nom de domaine litigieux est utilisé comme adresse du site Internet du restaurant de Racines Sàrl et est donc utilisé en rapport avec des services de restauration, que la marque suisse RACINE n° 729163 du Demandeur revendique. La similitude des services entre cette marque et les services offerts par le restaurant de Racines Sàrl est donc établie.

La société Racines Sàrl allègue pour sa défense que le Demandeur n’a jamais utilisée cette marque et, du moins implicitement, qu’elle serait par conséquent nulle. Elle méconnait que l’article 12 al. 1 LPM accorde un délai de cinq ans au titulaire pour utiliser sa marque après l’enregistrement, et que pendant cette période, la marque jouit de la protection légale comme si elle était utilisée pour les produits/services revendiqués. La marque n° 729163 ayant été enregistrée le 2 avril 2019, donc il y a moins de cinq ans, elle bénéficie encore du délai de carence, de telle sorte que l’argument de non-usage tombe à faux.

Or, si la Défenderesse ne saurait opposer à la marque n° 729163 le non-usage en raison du délai de carence, il demeure que le nom de domaine <racines.ch> a été enregistré chronologiquement avant le dépôt de la marque susmentionnée. Dans la mesure où le signe distinctif RACINES aurait été utilisé (non seulement enregistré comme nom de domaine) antérieurement au dépôt de la marque susmentionnée, la Défenderesse aurait donc pu faire valoir un droit de poursuivre l’usage au sens de l’art. 14 LPM. Or, aucune allégation en ce sens ne se trouve dans la réponse de la Défenderesse. Le seul indice d’un usage antérieur est l’indication “depuis 2016” qui figure dans la marque (radiée) n° 749646 “Racines Entreprise familiale depuis 2016 ”. Cela ne suffit toutefois pas pour rendre suffisamment vraisemblable un usage depuis 2016, d’autant que la société Racines Sàrl n’a été inscrite au Registre du commerce que le 28 août 2018. Une recherche sur la dite « Wayback Machine » sous www.web.archive.org ne permet pas d’autres conclusions, la première prise d’écran sauvegardée, démontrant l’usage du nom de domaine litigieux, datant du mois d’avril 2020. Un usage du nom de domaine antérieur au dépôt de la marque n° 729163 n’apparaît donc pas comme suffisamment vraisemblable, de sorte que la Défenderesse ne saurait invoquer l’art. 14 LPM pour sa défense.

L’Expert constate que les services revendiqués par la marque n° 729163 du Demandeur et ceux offert par le site Internet de Racines Sàrl sont similaires et que la Défenderesse n’a exposé de manière concluante ni la défense de la nullité de ladite marque, ni la défense du droit de poursuivre l’usage du nom de domaine.

Bien que, dans ces circonstances, il n’y ait nul besoin d’examiner l’existence d’une similitude entre les produits revendiqués par la marque RACINE n° 651834 du Demandeur et les services de restauration offerts sous le nom de domaine litigieux <racines.ch>, l’Expert procède à cet examen par souci de complétude : Entre le produit « café » offert par le Demandeur sous la marque RACINE n° 651834 et les services de restauration proposés par la Défenderesse, il y a similitude si cette prestation de service constitue un complément naturel ou la suite logique des marchandises offertes ou du moins une suite correspondant à l’usage du marché (CR PI-Schlosser/Maradan, Art. 3 LPM N 166). Une similitude en ce sens a été admise par la jurisprudence suisse entre des services de restauration et des produits de pâtisserie (CREPI, sic ! 2005, p. 384 c. 3) ou l’exploitation d’un bar à vin et le vin (SHK MSchG-Joller, Art. 3 N 337). Cela étant, il semble évident que le produit « café » et les services de restauration offerts par la Défenderesse sont similaires, d’autant qu’elle propose également des produits de café, ce qui ressort de l’annexe 10 de la demande.

Par conséquent, l’Expert constate qu’il existe également similitude entre les produits proposés par la marque RACINE n° 651834 et les services de restauration offerts par la Défenderesse.

c. Risque de confusion

Au vu de la quasi-identité des signes et l’identité – en tout cas partielle – respectivement similitude, des services revendiqués/offerts, l’existence d’un risque de confusion est évident. Il existe donc une atteinte claire au sens du Règlement de procédure aux droits du Demandeur.

d. Atteinte à la raison sociale/au nom de Racines Sàrl

Enfin, la société Racines Sàrl argumente que l’usage du nom de domaine litigieux par la Défenderesse serait légitime, puisqu’il correspond pour l’essentiel à sa raison sociale Racines Sàrl, tandis que l’usage du même nom de domaine litigieux par le Demandeur constituerait une violation de la raison sociale de Racines Sàrl. Il n’y a aucun doute que la raison sociale de Racines Sàrl est protégée par les dispositions du Code des Obligations relatives aux raisons sociales, ce qui n’exclut toutefois pas que cette même raison sociale peut violer les droits prioritaires de tiers et devoir céder devant ceux-ci. Contrairement au cas cité par la Défenderesse (Artemis Suisse SA v. ArtemisRose AG, Manuela Gisler, Litige OMPI No. DCH2015-0024 <artemisrose.ch>), nous ne sommes pas en présence de signes qui ont coexisté depuis longtemps et qui se trouvent en conflit uniquement en raison d’un nom de domaine, comme ce fut le cas dans l’affaire <rytz.ch> (ATF 125 III 91). Il est d’ailleurs tout à fait significatif que dans le cas <artemisrose.ch>, la raison sociale de la défenderesse était même antérieure à celle de la demanderesse.

La raison sociale Racines Sàrl n’est inscrite au Registre du commerce que depuis le 28 août 2018, alors que la marque n° 651834 du Demandeur bénéficie d’une priorité à janvier 1991. S’y ajoute le fait que le droit de marque couvre aussi l’usage à titre de raison sociale (articles 13 al. 2 lit. e LPM; SHK MSchG-Thouvenin/Dorigo, Art. 13 N 87), de sorte que le Demandeur pourrait attaquer la raison sociale de Racines Sàrl, tout comme il attaque son nom de domaine, sans vouloir préjuger l’issue d’un tel litige concernant la raison sociale.

En conséquence, la société Racines Sàrl ne saurait tirer argument du fait de l’existence de la raison sociale Racines Sàrl.

7. Décision

Pour les raisons énoncées ci-dessus, et conformément au paragraphe 24 du Règlement, l’Expert ordonne le transfert du nom de domaine <racines.ch> au profit du Demandeur.

Lorenz Ehrler
Expert
Le 15 mars 2022