La Requérante est Cartier International S. A. de Steinhausen, Suisse, représentée par Winston & Strawn LLP, Suisse.
La Partie adverse est Marc Baertschi de Corcelles-p-Payerne, Suisse.
Le différend concerne le nom de domaine <cartier.li>.
Une demande a été déposée par Cartier International S. A. auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 27 février 2015.
En date du 27 février 2015, le Centre a adressé une requête au registre SWITCH, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par la Requérante. En date du 5 mars 2015, SWITCH a confirmé que la partie adverse est bien le détenteur du nom de domaine et a transmis ses coordonnées.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien aux exigences des Dispositions relatives à la procédure de règlement des différends pour les noms de domaine “. ch” et “. li” (ci-après les “Dispositions”) adoptées par SWITCH, registre du “.ch” et “.li”, le 1er mars 2004.
Conformément au paragraphe 14 des Dispositions, le 6 mars 2015, une transmission de la demande, valant ouverture de la présente procédure, a été adressée à la partie adverse. Conformément au paragraphe 15(a) des Dispositions, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 26 mars 2015. En date du 27 mars 2015, le Centre a reçu une communication informelle de la partie adverse.
La partie adverse n’a déposé aucune réponse formelle à la demande et n’a exprimé d’aucune autre façon sa volonté de prendre part à une audience de conciliation conformément au paragraphe 15(d) des Dispositions.
Aucune audience de conciliation n’a eu lieu dans le délai spécifié au paragraphe 17(b) des Dispositions. En date du 15 avril 2015, le Centre a nommé dans le présent différend comme expert Lorenz Ehrler. L’expert constate qu’il a été désigné conformément aux Dispositions. L’expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 4 des Dispositions.
La Requérante, Cartier International SA, appartient au groupe Cartier qui a été fondé en 1847 et qui est actif dans la création et commercialisation de haute joaillerie, joaillerie et montres de luxe. Le groupe Cartier exploite près de 300 boutiques dans 125 pays, dont huit boutiques se trouvent en Suisse.
La Requérante est titulaire d’une marque verbale suisse CARTIER, 2P-418397, qui revendique divers services dans les classes 35 – 37, 41 et 42. D’autres membres du groupe Cartier détiennent également des marques CARTIER dont l’une, la marque CARTIER, IR 307293, remonte à 1966. Cette marque, qui désigne entre autres la Suisse et la Principauté du Liechtenstein, revendique divers produits, notamment des produits d’horlogerie, de verrerie, de bijouterie, d’orfèvrerie, etc.
Outre la marque suisse susmentionnée, la Requérante ou, plus précisément, des sociétés du groupe Richemont International S.A. auquel Cartier International SA appartient, ont enregistré divers noms de domaine incorporant la marque CARTIER, tels que <cartier.com>, <cartier.ch>, <cartier.fr>, <cartier.it>, <cartier.co.uk>, etc.
La Partie adverse, Marc Baertschi, est informaticien.
L’enregistrement du nom de domaine litigieux a eu lieu le 12 août 2014. Le nom de domaine litigieux ne renvoie pas à un site actif.
La Requérante allègue que le nom de domaine litigieux est identique à la marque CARTIER et prête à confusion et que, dès lors, les droits de marque de la Requérante sont violés.
Outre une violation de la Loi fédérale sur la protection des marques (“LPM”), la Requérante allègue également que le comportement de la Partie adverse constitue de la concurrence déloyale. Elle en déduit que le Défendeur ne saurait utiliser en bonne foi le nom de domaine <cartier.li>.
La Partie adverse n’a déposé aucune réponse dans le délai imparti par le Centre, à part la communication informelle susmentionnée.
Selon le paragraphe 24(a) des Dispositions, l’expert statue sur la demande en se fondant sur les allégués des deux parties et les documents écrits déposés. Selon le paragraphe 24(c), l’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein. Selon le paragraphe 24(d), on est en présence d’une telle infraction notamment lorsque:
(i) aussi bien l’existence du droit attaché à un signe distinctif invoqué que son infraction résultent clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi et des faits exposés, et qu’ils ont été prouvés par les moyens de preuve déposés; et que
(ii) la partie adverse n’a pas exposé et prouvé des raisons de défense importantes de manière concluante; et que
(iii) l’infraction, selon la demande en justice formulée, justifie le transfert ou l’extinction du nom de domaine.
La demande de la Requérante est basée sur sa marque verbale suisse CARTIER, 2P-418397. Cette marque a été enregistrée en septembre 1995 et revendique divers services dans les classes 35 – 37, 41 et 42. Par conséquent, la Requérante est titulaire d’une marque protégée en Suisse, de sorte que cette condition est remplie.
Quant à la marque combinée CARTIER, IR 307293, que la Requérante invoque également, il y a lieu de constater que la Requérante n’en est pas le titulaire, mais Cartier (Société anonyme) avec siège à Paris. En principe, seul le titulaire de la marque est légitimé à agir, à moins que le tiers demandeur ne dispose d’une licence exclusive sur la marque en question (art. 55 al. 1 et 4 LPM). Or, la Requérante n’a ni allégué ni prouvé une telle licence, de sorte que l’expert ne peut que constater l’absence de légitimation active en ce qui concerne la marque IR 307293. A noter qu’il n’existe aucune présomption de l’existence d’une licence exclusive tacite procurant à la Requérante la légitimation active.
Le fait que la Requérante et le titulaire de la marque IR 307293 soient membres du groupe Cartier n’y change rien, car le principe de la séparation (“Trennungsprinzip”), applicable en droit suisse des groupes de sociétés, veut que les membres d’un groupe de sociétés soient considérées comme entités juridiques séparées, de sorte qu’un membre du groupe ne saurait prétendre qu’elle a des droits de propriété sur la ou les marques d’une autre société du même groupe (cf. Druey, Gesellschafts- und Handelsrecht, Zurich 2010, § 1 N 90; Décision du Tribunal administratif fédéral du 22 mars 2012, aff. B-5165/2011).
En outre, la Requérante allègue que la marque CARTIER constitue une marque de haute renommée selon l’art. 15 LPM. Cette question sera abordée plus bas.
En conclusion, la Requérante a démontré qu’elle est titulaire d’une marque suisse.
C. 1 Droit des marques
La question de savoir si la marque de la Requérante est violée dépend de l’existence d’un risque de confusion entre sa marque CARTIER et le nom de domaine litigieux. Il y a risque de confusion si les signes en question sont identiques ou similaires et sont utilisés pour des produits ou services identiques ou similaires (art. 3 al. 1 LPM).
L’identité respectivement similarité entre la marque CARTIER de la Requérante et le nom de domaine litigieux <cartier.li> est évidente, car celui-ci comprend intégralement la marque de la Requérante, dont le caractère distinctif est incontestable. La condition de l’identité/similitude entre les signes est donc remplie. Il faut en outre que le nom de domaine litigieux soit utilisé pour des produits ou services identiques ou similaires aux produits ou services revendiqués par la marque du Requérant (principe de spécialité). Or, la Requérante admet qu’un tel usage n’a pas lieu de la part de la Partie adverse, car le nom de domaine litigieux <cartier.li> n’est pas actif, et la Requérante n’a ni allégué ni démontré qu’il aurait été actif par le passé. En d’autres termes, aucun des services revendiqués par la marque du Requérant n’est offert sous le nom de domaine litigieux. Le seul enregistrement, respectivement la seule titularité d’un nom de domaine inactif, ne constitue pas un usage, et partant une infraction, au sens de la LPM (Joller, in Bettinger, Handbuch des Domainrechts, Köln/München 2008, p. 948, avec références à la jurisprudence). En d’autres termes, en enregistrant le nom de domaine litigieux sans en faire un usage pour des services identiques ou similaires à ceux revendiqués par la marque de la Requérante, la Partie adverse ne commet aucune infraction selon les art. 3 et 13 LPM.
En outre, la Requérante allègue, en invoquant la décision d’expert Cash Converters Pty Ltd. c. M. Botana Rojo Miguel Adolfo, Litige OMPI No. DCH2012-0021; que l’inactivité du site n’empêche nullement que le respect du principe de spécialité puisse être apprécié au regard d’autres indices. Il ressort de la décision citée et de la doctrine qu’il doit néanmoins s’agir d’indices permettant de prévoir une utilisation imminente du nom de domaine pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux revendiqués par la marque invoquée (cf. Buri, in SIWR III/2, Bâle 2005, p. 364). Or, la Requérante n’a fait valoir aucun indice dans ce sens. Par conséquent, aucune violation de la marque de la Requérante au sens des art. 3 et 13 LPM n’est donnée.
Enfin, la Requérante allègue que la marque CARTIER soit une marque de haute renommée au sens de l’art. 15 LPM et qu’elle bénéficierait dès lors d’un champ de protection plus large. Elle en déduit que, peu importe le produit ou service que la Partie adverse pourrait proposer à l’avenir sous le nom de domaine litigieux, il violerait nécessairement la marque de haute renommée de la Requérante.
Tout d’abord, il y a lieu de constater qu’il semble probable que CARTIER est une marque de haute renommée. Cela étant, la Requérante n’en a pas apporté la preuve, et les preuves qu’elle cite dans la demande (extraits Interbrand, Wikipedia, etc.) ne se trouvaient pas dans le chargé de pièces. Quoi qu’il en soit, le point de vue de la Requérante, selon lequel toute utilisation du nom de domaine litigieux violerait forcément les droits de marque de la Requérante, est inexact. En effet, l’art. 15 LPM spécifie que le titulaire d’une marque de haute renommée ne peut interdire l’usage de sa marque pour tous les produits et services que si un tel usage “menace le caractère distinctif de la marque, exploite sa réputation ou lui porte atteinte”. Or, il est parfaitement incertain qu’un éventuel usage pour des produits ou services remplirait une de ces conditions. En outre, la Partie adverse pourrait également utiliser le nom de domaine litigieux pour un usage non-commercial, autrement dit pour un usage qui serait hors de portée du droit des marques (cf. Weber, E-Commerce und Recht, 2ème éd., Zurich 2010, p. 140).
Il en découle qu’aucune infraction de la LPM n’est réalisée en l’occurrence. Cela étant, il convient d’examiner si le comportement du Défendeur est constitutif d’une violation du droit des raisons sociales et/ou du droit au nom.
C. 2 Droit des raisons sociales
Bien que la Requérante n’ait pas fait valoir cet argument, on peut se poser la question de savoir si le nom de domaine litigieux ne viole pas les droits de la Requérante à sa raison sociale. Cette possibilité peut être exclue aisément en l’occurrence dès lors que l’art. 956 du Code des obligations (“CO”) ne protège le titulaire d’une raison sociale que contre un usage à titre de raison sociale. Le nom de domaine litigieux étant inactif, il n’y a pas d’usage à titre de raison sociale et par conséquent pas de violation du droit à la raison sociale (Joller, op. cit., CH 158).
C. 3 Droit au nom
Une autre base juridique que la Requérante n’a pas invoquée est le droit au nom. A la différence du droit des raisons sociales, le droit au nom offre une protection plus large en ce sens qu’il n’exige pas un usage à titre de nom. Quant aux conséquences de l’absence d’usage, la situation juridique est incertaine (Müller, Kollisionen von Kennzeichen, Bern 2010, p. 296). Entre autres auteurs, Buri estime que la situation est pareille au droit des marques: le titulaire du nom peut procéder contre le titulaire du nom de domaine si un usage en violation du droit au nom est imminent (Buri, Die Verwechselbarkeit von Internet Domain Names, Berne 2000, p. 129). Comme indiqué plus haut, la Requérante n’a apporté aucun indice permettant de considérer qu’une violation du droit au nom est imminente. D’autres auteurs sont d’avis que le seul enregistrement peut suffire pour réaliser une violation du droit au nom (z. B. Joller, op. cit., CH 173).
En vertu du paragraphe 24 (d)(i) des Dispositions, l’expert fait droit à une requête s’il est en présence d’une infraction claire, c’est-à-dire si l’infraction résulte clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi. En l’occurrence, cette clarté manque, de sorte que l’expert ne saurait admettre l’existence d’une violation du droit au nom.
C. 4 Droit de la concurrence déloyale
Dans la mesure où la Requérante allègue un risque de confusion selon l’art. 3 al. 1 lit. d de la loi fédérale contre la concurrence déloyale (“LCD”), il y a lieu de constater que la jurisprudence et la doctrine ont confirmé que, à l’instar du droit des marques, le seul enregistrement d’un nom de domaine ne crée aucun risque de confusion au sens de la disposition citée (BSK UWG-Arpagaus, Bâle 2013, Art. 3 Abs. 1 lit. d N 198).
En outre, la Requérante allègue que le nom de domaine litigieux constitue une entrave par l’enregistrement au sens de l’art. 2 LCD. Une entrave par l’enregistrement d’un nom de domaine existe si l’enregistrement rend l’accès au marché plus difficile pour un concurrent. Or, cette condition n’est en principe pas remplie si le concurrent, comme c’est le cas pour la Requérante, possède de nombreux noms de domaine, de sorte que le déploiement de son activité sur l’Internet ne se trouve pas sérieusement entravé par la présence du nom de domaine litigieux (cf. Weber, op. cit, p. 158).
Or, lors de l’appréciation d’un comportement, il ne suffit pas de se baser sur les conséquences objectives de celui-ci. La déloyauté du comportement peut découler de la conjonction d’éléments objectifs et subjectifs. En particulier, on peut conclure à l’existence de concurrence déloyale lorsqu’il y a une intention d’entraver le titulaire de marque sur le marché. Si le comportement est intentionnel, on peut conclure à la concurrence déloyale même si objectivement le comportement ne constitue pas une entrave sérieuse.
En l’occurrence, l’expert a invité la partie adverse à expliquer les raisons pour lesquelles elle a enregistré le nom de domaine litigieux. La partie adverse a répondu qu’il avait enregistré le nom de domaine litigieux “sans but réel”, “comme on achète des services à salade dans un super-marché”. Selon la doctrine, l’absence d’intérêt manifeste, ici clairement avoué, est un indice pour l’existence d’une intention d’entraver le titulaire de marque (Buri, Die Verwechselbarkeit von Internet Domain Names, Bern 2000, S. 146).
Enfin, la partie adverse indique que, “ne sachant que faire de ce site”, elle s’est tourné “vers les possesseurs des autres extensions ‘cartier’en leur proposant de me racheter le nom de domaine cartier.li avant que celui-ci ne tombe entre d’autres mains”. A l’avis de l’expert, cette déclaration indique que la partie adverse était consciente non seulement de la marque CARTIER, mais aussi du fait que, si un tiers détient un nom de domaine tel que le nom de domaine litigieux, cette détention peut être problématique. Elle ne fournit par contre aucune raison pour laquelle une telle détention ne poserait aucun problème si elle est le détenteur.
A noter, enfin, que l’intention de vendre le nom de domaine litigieux au titulaire de la marque CARTIER à un prix clairement supérieur au coût d’enregistrement est un aspect supplémentaire indiquant une intention déloyale (Buri, ibidem). Bien que la partie adverse n’ait formulé aucun chiffre, il semble quasiment certain qu’elle n’avait pas l’intention de transférer le nom de domaine litigieux à la Requérante au prix de l’enregistrement qui, selon ses propres indications, était de CHF 9.90.
Tenant compte de tous ces indices, l’expert arrive à la conclusion que le comportement de la partie adverse relève de la concurrence déloyale et constitue dès lors une infraction au droit suisse conformément à l’art. 24(c) des Dispositions.
Pour les raisons énoncées ci-dessus, l’expert admet la demande de la Requérante et ordonne le transfert du nom de domaine litigieux <cartier.li> à la Requérante.
Lorenz Ehrler
Expert
Le 26 juin 2015