Bien que le bengali soit la septième langue la plus parlée dans le monde, il n’existait aucun logiciel bien rodé, simple et convivial pour dactylographier dans cette langue jusqu’à la fin des années 1980. Ayant compris la nécessité d’un logiciel de saisie et d’une interface de dactylographie utilisables en bengali, M. Mustafa Jabbar, journaliste bangladais, a développé un logiciel et une configuration de clavier qui ont profondément transformé le secteur de l’imprimerie et de l’édition au Bangladesh. Le logiciel et la configuration de clavier en bengali “Bijoy” ont connu un succès croissant auprès des utilisateurs, et M. Jabbar a obtenu la protection de son célèbre système d’interface de dactylographie au titre de la propriété intellectuelle.
Originaire d’un village rural du Bangladesh, M. Jabbar a étudié la langue et la littérature de son pays à l’Université de Dacca. Il a débuté sa carrière de journaliste en 1972, alors qu’il était encore étudiant. Il a fondé une entreprise informatique en 1987, mais un handicap technique pesait alors lourdement sur les industries de l’imprimerie et de l’édition du Bangladesh et d’autres régions bengalophones. M. Jabbar s’est demandé comment surmonter le handicap technique que le système bengali d’écriture typographique représentait pour ces industries. Il a d’abord créé des polices d’écriture en bengali, puis il a développé un logiciel et une configuration de clavier en bengali connus sous le nom de “Bijoy”.
Bijoy est devenu l’un des principaux systèmes d’interface de dactylographie en bengali utilisés par une communauté de 350 millions de Bengalophones. La configuration de clavier Bijoy (BDS 1738:2018) et le système de codage Bijoy (BDS 1935:2018) ont d’ailleurs été reconnus comme norme nationale d’écriture typographique au Bangladesh, ce qui en a fait la seule norme typographique du bengali dans le monde.
Malgré la concurrence accrue d’autres systèmes de dactylographie en bengali, M. Jabbar a reçu la reconnaissance du Gouvernement du Bangladesh pour son rôle pionnier dans l’invention du système d’interface de dactylographie Bijoy et la promotion des technologies de l’information et de la communication. En 2018, M. Jabbar a été nommé ministre auprès du Ministère de la poste, des télécommunications et des technologies de l’information du Bangladesh.
Création du clavier
La principale difficulté que M. Jabbar a dû affronter consistait à adapter les centaines de caractères du bengali, y compris les voyelles et consonnes supplémentaires et les consonnes conjointes, à un clavier Macintosh normalisé utilisant la disposition QWERTY. À cette époque, il existait déjà au moins deux autres claviers en bengali, à savoir le clavier “Munir”, mis au point en 1969 pour les machines à écrire, et le clavier “Shahid Lipi”, première police d’écriture informatique du bengali.
M. Jabbar souhaitait remédier aux nombreuses insuffisances des solutions existantes en développant une nouvelle interface en bengali, dotée d’une nouvelle configuration. À l’issue d’un an et demi de travail acharné, un jalon important a été posé avec le lancement, en 1988, de la première version du logiciel Bijoy. Initialement programmé par M. Devendra Joshi, programmeur indien, le logiciel a ensuite été développé par l’équipe de programmeurs de l’entreprise de M. Jabbar, au Bangladesh, et c’est l’inventeur lui-même qui a imaginé la configuration du clavier et la typographie des caractères.
Bien que le logiciel Bijoy ait d’abord été conçu pour les systèmes d’exploitation Macintosh, il a ensuite été diffusé dans une version compatible avec Windows, Linux et Android. Le logiciel Bijoy, qui ne comprenait qu’une seule famille de police à ses débuts, en prend maintenant en charge plus de 110. Le logiciel est également compatible avec les systèmes de codage Unicode (BDS 1520 : 2018) et ASCII (BDS 1935). De plus, le système d’interface de dactylographie Bijoy est aussi compatible avec l’écriture de l’assamais.
Un nom chargé d’histoire
M. Jabbar est convaincu que la réussite d’une marque dépend à la fois de la manière dont elle est émotionnellement perçue par les gens et de la façon dont elle exprime les caractéristiques du produit. À ce titre, il a souhaité dénommer son logiciel et son clavier “Bijoy” (“victoire” en bengali), et il a fixé la date de sortie de la première version de Bijoy au 16 décembre 1988, de sorte qu’elle coïncide avec le Jour de la victoire du Bangladesh. Une autre version de Bijoy a été baptisée Bijoy Ekattor (Bijoy 71) en référence à la terrible guerre d’indépendance de 1971 du Bangladesh.
Les versions ultérieures du logiciel ont été nommées selon le même principe, notamment Bijoy Ekushey (Bijoy 21) et Bijoy Bayanno (Bijoy 52), dont l’appellation commémore la manifestation du 21 février 1952 du Mouvement pour la langue, événement chargé d’émotions qui s’est conclu par la reconnaissance du bengali comme langue officielle du Bangladesh.
Le 21 février n’est pas seulement un événement très important dans l’histoire du Bangladesh et de tous les peuples parlant le bengali. En 1999, dans le cadre d’une reconnaissance croissante de la diversité linguistique et culturelle dans le monde, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a déclaré ce jour “Journée internationale de la langue maternelle” en hommage au Mouvement bangladais pour la langue.
Commercialisation
Peu de temps après avoir lancé le système d’interface de dactylographie Bijoy, M. Jabbar a créé sa propre société, Ananda Computers, et a continué d’améliorer le système en développant de nouvelles versions du logiciel. Par exemple, la première version du logiciel Bijoy était conçue uniquement pour une utilisation sur les ordinateurs Macintosh, mais en 1993, M. Jabbar a introduit une version compatible avec le système d’exploitation Windows.
La réussite de la commercialisation tient essentiellement aux efforts constants que M. Jabbar et Ananda Computers ont déployés pour développer des versions du produit qui soient compatibles avec toutes les plateformes informatiques (et, plus tard, avec les smartphones). La création de polices d’écriture diversifiées a aussi été un facteur de réussite. Une équipe composée de nombreux programmeurs et concepteurs œuvre constamment au développement du produit, tandis qu’une équipe de maintenance et d’assistance assure le service à la clientèle et traite les demandes connexes.
La commercialisation de l’interface de dactylographie Bijoy, de même que la protection de la propriété intellectuelle qui lui a été accordée, était d’une grande nouveauté. Sous la direction visionnaire de M. Jabbar, Ananda Computers a su évaluer le potentiel commercial que recelaient les actifs de propriété intellectuelle de l’entreprise. M. Jabbar est parvenu à mieux exploiter la valeur de ses actifs, non seulement par la commercialisation de son produit, mais aussi par la concession de licences sur le logiciel et le clavier Bijoy, qui lui permet de percevoir des redevances. Cette réussite a été rendue possible grâce à la protection offerte par la propriété intellectuelle.
Une longueur d’avance
Le célèbre système d’interface de dactylographie Bijoy a d’abord été protégé au Bangladesh en tant qu’œuvre littéraire au titre du droit d’auteur, en 1989. C’était la première fois que le logiciel était protégé en tant que tel. Les versions ultérieures ont aussi été protégées par le droit d’auteur, y compris la deuxième édition en 2004 et la troisième édition en 2017.
En 1992, désireux de trouver d’autres moyens de protection, M. Jabbar a demandé la protection par brevet de la deuxième version de son logiciel. Lorsqu’il a fait cette demande, personne, au sein du département compétent, n’était en mesure d’effectuer l’examen quant au fond en vue de déterminer la brevetabilité. Le brevet n’a pas été octroyé.
À cette époque, aucune procédure n’était prévue pour faire enregistrer un logiciel, mais on peut toujours parvenir à ses fins lorsqu’on fait preuve de volonté.
Mustafa Jabbar, fondateur d’Ananda Computers
M. Jabbar n’a pas déposé de nouvelle demande avant 2004, quand un fonctionnaire a accepté de se charger de l’examen. Il a encore fallu compter quatre ans à compter du dépôt de sa demande pour que le système puisse être breveté. Cela relevait, et relève toujours, de l’exploit, car M. Jabbar est titulaire du seul et unique brevet de logiciel du Bangladesh.
Des versions améliorées ont été progressivement mises au point afin de remédier aux lacunes des versions précédentes et répondre à l’évolution des systèmes d’exploitation et du matériel. Une équipe de programmeurs placés sous la houlette de M. Jabbar œuvre en permanence à l’amélioration du logiciel Bijoy, et M. Jabbar est propriétaire de toute propriété intellectuelle créée par le personnel d’Ananda Computers.
Par ailleurs, M. Jabbar a réalisé que le nom revêtait une importance croissante non seulement parce qu’il signifiait “victoire” en bengali, mais aussi parce qu’il permettait de distinguer son entreprise et les produits et services qu’elle fournissait. En 2004, au Bangladesh, M. Jabbar a enregistré le logo “Bijoy” en tant que marque auprès du Département des brevets, des dessins et modèles et des marques (DPDT). La marque relève de la classe 9 de la classification de Nice (logiciels et matériel informatique).
Concession de licences
Plusieurs contrats de licence ont été signés entre Ananda Computers et quelques dizaines de commerçants bangladais qui importent, depuis la Chine, des claviers utilisant la configuration Bijoy. Conformément aux dispositions de ces contrats, l’entreprise chinoise produit et exporte vers le Bangladesh des claviers conçus et imprimés selon la configuration Bijoy, et l’entreprise de M. Jabbar perçoit une redevance de la part des commerçants pour chaque clavier vendu. Certains fabricants locaux de claviers souhaitent également produire du matériel utilisant la configuration Bijoy.
Protection des droits de propriété intellectuelle
Au milieu des années 2000, le succès remporté par le système d’interface de dactylographie Bijoy a engendré une généralisation des actes de piratage du logiciel. Afin de lutter contre l’utilisation illicite de sa propriété intellectuelle, M. Jabbar a employé un autre moyen, qui a consisté à abaisser le prix de son produit pour l’aligner, à peu de choses près, sur celui des produits pirates. Il a également collaboré avec les commerçants en faveur de la vente de produits authentiques. Ce modèle s’est révélé avantageux pour l’entreprise.
Par ailleurs, une proportion croissante de contrefaçons du clavier Bijoy était importée de l’étranger. Pour protéger ses investissements de propriété intellectuelle et son image de marque, M. Jabbar a présenté à ce sujet une requête au National Board of Revenue (NBR), l’administration fiscale du Bangladesh. En 2008, après avoir affirmé et confirmé que M. Jabbar était bien le titulaire du brevet sur la configuration de clavier Bijoy, le NBR a émis une circulaire demandant au département bangladais des douanes de confisquer les faux produits Bijoy et d’en interdire l’importation.
J’espère que, si l’entreprise continue de prospérer, l’exemple encouragera de nombreux développeurs locaux de logiciels à obtenir des droits de brevet pour percevoir des redevances sur leurs produits.
Mustafa Jabbar
Les droits de propriété intellectuelle ont à nouveau été mis à l’épreuve en 2003, lorsqu’une autre entreprise, Omicron Lab, a développé “Avro”, un logiciel de dactylographie en bengali, à code source ouvert, qui était gratuit. Avro comprend un clavier phonétique convertissant automatiquement les mots écrits en caractères romains en caractères bengalis. Toutefois, Avro incluait aussi une option permettant d’utiliser un autre clavier, à savoir le clavier Unibijoy, qui utilisait en fait la configuration du clavier Bijoy à quelques frappes près.
Omicron Lab n’a pas nié la similitude, et a même affirmé que la configuration du clavier Unibijoy était similaire à 99% à celle du clavier Bijoy. Avant de diffuser le clavier Unibijoy, Omicron Lab avait pris contact avec M. Jabbar afin que celui-ci autorise l’utilisation de sa configuration de clavier, mais les deux parties n’étaient pas parvenues à un accord. Les concepteurs d’Omicron Lab avaient néanmoins incorporé dans leur logiciel une version légèrement modifiée de la configuration du clavier Bijoy.
De ce fait, M. Jabbar a signalé l’atteinte au Bureau du droit d’auteur du Bangladesh, et a demandé d’être aidé à faire valoir son droit d’auteur. En mai 2010, le Bureau du droit d’auteur a envoyé à Omicron Lab une citation à comparaître devant un tribunal. En juin 2010, les deux parties ont conclu un accord à l’amiable aux termes duquel Omicron Lab acceptait de supprimer le clavier Unibijoy d’Avro. En fin de compte, Omicron Lab a supprimé le clavier Unibijoy et M. Jabbar a retiré sa plainte en août 2010.
Le sésame de la réussite : une bonne compréhension de la demande du marché
L’une des principales raisons de la réussite de M. Jabbar tient dans le fait qu’il a su comprendre les besoins du marché. Il a rapidement pris conscience du fait que, avec l’apparition de l’informatique, il y aurait une demande accrue en faveur de logiciels en bengali et que le marché était appelé à se développer dans des proportions importantes.
Mais M. Jabbar avait aussi conscience de l’importance de la propriété intellectuelle, et il savait que la viabilité et le développement de ses activités étaient subordonnés à la protection en bonne et due forme de ses droits de propriété intellectuelle. C’est en associant ces deux éléments que M. Jabbar a pu maintenir l’avantage concurrentiel que lui ont toujours procuré ses inventions depuis la parution, en 1988, de la première version du système d’interface de dactylographie Bijoy.
Comme le progrès, la prospérité et le développement économique du monde dépendront du type de propriété intellectuelle que l’on possède, la création d’actifs de propriété intellectuelle est, à mon avis, un domaine d’action primordial pour chaque nation. À l’ère du numérique, c’est un élément crucial, qui me paraît être indispensable à l’essor du Bangladesh.
Mustafa Jabbar