Blockchain et droit de la propriété intellectuelle : une combinaison idéale au pays de la cryptographie?
Birgit Clark, cabinet d’avocats Baker McKenzie, Londres (Royaume-Uni)
La blockchain et les technologies de registres distribués font depuis peu la une de l’actualité. Elles suscitent l’intérêt de secteurs très variés et voient leur nombre d’utilisateurs augmenter pratiquement de jour en jour. La question se pose cependant de savoir comment ces technologies pourraient être employées dans le cadre du droit et de la pratique de la propriété intellectuelle.
En quoi consiste la blockchain?
La technologie blockchain, ou “chaîne de blocs”, s’est fait connaître avec l’apparition de cryptomonnaies, notamment le Bitcoin ou l’Ethereum. Dans son expression la plus simple, il s’agit d’un registre public d’informations permettant par exemple de consigner et de suivre des transactions. Partagé, il repose sur un réseau de pairs qui en assurent la validation. Cette chaîne de blocs et les autres technologies de registres distribués contribuent à la création d’un registre fiable et transparent en permettant aux différentes parties à une transaction de vérifier au préalable ce qui sera inscrit dans le registre sans qu’aucune de ces parties n’ait la possibilité de modifier les données après saisie. Chaque transaction, également connue sous le nom de “bloc”, est transmise à l’ensemble des membres du réseau et doit être vérifiée par chacun des “nœuds” qui le composent (les membres en question), lesquels s’emploient à résoudre un problème mathématique complexe. Une fois le bloc validé, il vient s’ajouter au registre ou à la chaîne.
Du point de vue de l’information, la véritable innovation de la technologie des registres distribués réside dans le fait qu’elle garantit l’intégrité des registres en recourant au “crowdsourcing” (la production participative), ce qui la dispense d’un organe central de contrôle. En d’autres termes, les transactions sont vérifiées et validées par les multiples ordinateurs qui hébergent la blockchain. C’est la raison pour laquelle on la considère quasiment impossible à pirater car pour réussir à modifier les données d’un registre, une cyberattaque devrait venir frapper (presque) toutes les copies simultanément. Si, dans sa conception traditionnelle, une chaîne de blocs prend la forme d’un réseau public et anonyme, il existe aussi des blockchains dites “privées” dont seuls certains membres autorisés pourront assurer l’administration.
Un système qui ne séduit pas seulement le secteur de la technologie financière
La technologie des registres distribués créant une chaîne d’informations sûres, horodatées et immuables, elle a déjà trouvé sa place dans le domaine de la protection et du respect des marques, du marketing et de la sensibilisation du consommateur. Elle conquiert de nouveaux domaines d’application quasiment de jour en jour et suscite désormais un intérêt croissant qui dépasse le simple secteur de la technologie financière. Elle sert d’ores et déjà à suivre le parcours de produits le long d’une chaîne d’approvisionnement, ce qui intéresse de nombreux secteurs à forte intensité de propriété intellectuelle, notamment l’industrie pharmaceutique, l’automobile, le luxe ou les biens de consommation, où la traçabilité des produits est une composante essentielle et où les produits de contrefaçon ou du marché parallèle sont source de préoccupation.
Si des secteurs très variés s’intéressent à la technologie blockchain, c’est en raison des multiples possibilités d’utilisation qu’elle offre. Une chaîne de blocs peut en effet comprendre des données très diverses, qu’il s’agisse de cryptomonnaies, de transactions, d’informations contractuelles ou encore de fichiers de données, de photos, de vidéos ou de dessins et modèles. Et la technologie ne cesse de progresser avec l’apparition d’une nouvelle génération de registres distribués, à l’image du logiciel hashgraph qui cherche à résoudre les problèmes d’évolutivité.
Des applications possibles dans le domaine de la propriété intellectuelle
Sur le plan juridique, il existe plusieurs obstacles potentiels à l’application généralisée de cette technologie (notamment en termes de législation applicable et de juridiction compétente, de sécurité des données et de protection de la vie privée). Cela étant dit, pour les secteurs à forte intensité de propriété intellectuelle, la blockchain et les technologies de registres distribués y afférentes sont synonymes de solutions évidentes en matière d’enregistrement et de protection de droits de propriété intellectuelle. Elles peuvent aussi servir d’éléments probants au stade de l’enregistrement ou devant les tribunaux et représentent un moyen économique d’accélérer ces procédures. Ces technologies pourraient notamment être mises à profit dans les domaines suivants : établissement de la paternité et de l’origine d’une œuvre, enregistrement et gestion des droits de propriété intellectuelle, contrôle et suivi de droits de propriété intellectuelle (non) enregistrés, justification d’une première/véritable utilisation dans le commerce, gestion des droits numériques (p. ex. en ce qui concerne les sites de musique en ligne), élaboration et mise à exécution d’accords relatifs à la propriété intellectuelle, d’accords de licences ou de réseaux de distribution exclusive au moyen de contrats intelligents, ou encore exécution de paiements en temps réel au profit de titulaires de droits de propriété intellectuelle. Les chaînes de blocs peuvent également être utilisées à des fins d’authentification et de détermination de la provenance en cas de recherche ou de découverte de biens pour détecter ou retrouver des biens de contrefaçon, des marchandises volées ou d’importations parallèles.
Des droits de propriété intellectuelle “intelligents”
La possibilité d’utiliser la technologie blockchain pour gérer les droits de propriété intellectuelle ouvre de formidables perspectives. Enregistrer ces droits dans un registre distribué plutôt que dans une base de données traditionnelle pourrait en effet en faire des “droits de propriété intellectuelle intelligents”.
L’idée serait, par exemple, que les offices de propriété intellectuelle s’appuient sur cette technologie pour créer des “registres de propriété intellectuelle intelligents”, une sorte de système centralisé géré par l’office de propriété intellectuelle compétent qui recenserait de manière immuable chaque élément du parcours d’un droit de propriété intellectuelle enregistré. Il pourra s’agir de la date à laquelle une marque a fait l’objet d’une première demande d’enregistrement, d’un enregistrement ou d’une première utilisation dans le commerce, ou encore de la date à laquelle un dessin ou modèle industriel, une marque ou un brevet a fait l’objet d’une licence, d’une cession, etc. Un tel dispositif réglerait également les modalités pratiques liées à la collecte, à la conservation et à la mise à disposition de ces données.
Être en mesure de suivre le cycle de vie complet d’un droit présenterait de nombreux avantages, notamment en termes de vérification des droits de propriété intellectuelle. Les opérations de diligence raisonnable indispensables dans le cadre de transactions portant sur des actifs de propriété intellectuelle seraient elles aussi simplifiées, par exemple dans le cas de fusions et acquisitions. Quant aux questions de confidentialité concernant les titulaires de droits de propriété intellectuelle, elles seraient résolues au moyen d’un système de consentement préalable.
Preuve de l’utilisation de droits de propriété intellectuelle
Un registre indiquant qui est propriétaire de quoi peut en outre servir de point de référence aux titulaires de marques en ce qui concerne leurs droits et l’ampleur de leur utilisation sur le marché, ce qui peut s’avérer très utile dans des pays où il convient d’apporter la preuve d’une première utilisation ou d’un usage effectif, ou lorsqu’il est fondamental de démontrer le degré d’utilisation des droits, par exemple dans le cadre de litiges ou d’autres procédures liés à la reconnaissance de marques notoires ou lorsqu’une action en révocation pour défaut d’usage est engagée.
À titre d’exemple, recueillir des informations sur l’utilisation d’une marque sur le marché ou dans le commerce en consultant un registre officiel des marques basé sur la technologie blockchain permettrait à l’office de propriété intellectuelle compétent de recevoir une notification pratiquement en temps réel. Il serait alors possible d’obtenir de manière fiable la preuve horodatée de l’usage effectif et de la fréquence d’utilisation d’une marque dans le commerce, deux éléments cruciaux pour témoigner d’une première utilisation, d’un usage véritable, de l’acquisition d’un caractère distinctif ou d’un sens secondaire, ou d’une image de marque. De même, la blockchain pourrait être mise à profit pour rendre publiques des technologies à des fins de publication défensive reflétant l’état de la technique, le but étant d’empêcher des tiers d’obtenir un brevet sur cette technologie.
Preuve de la paternité d’une création
La technologie des registres distribués peut également jouer un rôle important dans le cadre de droits de propriété intellectuelle non enregistrés comme le droit d’auteur (qui, dans de nombreux pays et aux termes de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, ne fait pas partie des droits de propriété intellectuelle pouvant faire l’objet d’un enregistrement) ou les droits sur les dessins et modèles non enregistrés. Elle pourrait en effet contribuer à apporter la preuve de leur conception, de leur utilisation, des conditions remplies (comme l’originalité ou le pays dans lequel les articles fabriqués à partir du dessin ou modèle ont été commercialisés pour la première fois) et de leur statut. Télécharger sur une blockchain la version originale d’un dessin ou modèle ou d’une œuvre ainsi que les coordonnées de son concepteur ou de son créateur permettrait ainsi de créer un dossier horodaté et des données probantes attestant des éléments ci-dessus.
Des bases de données relatives à des droits de propriété intellectuelle non enregistrés reposant sur la technologie des registres distribués sont d’ores et déjà à l’étude auprès de plusieurs jeunes entreprises spécialisées dans ce domaine. Elles pourraient offrir une solution pratique intéressante en matière de protection du droit d’auteur et de gestion numérique des droits.
Les contrats intelligents et la gestion des droits sur des œuvres numériques
Le concept de “contrats intelligents” est souvent mentionné dans le cadre des technologies de registres distribués. Certaines configurations de blockchain permettant de conserver, d’exécuter et de contrôler des codes contractuels (l’“exécution de contrats intelligents”), elles pourraient présenter un intérêt, s’agissant de la gestion des droits rattachés à des œuvres numériques et d’autres transactions relatives à la propriété intellectuelle.
Les contrats intelligents pourraient notamment servir à établir et faire appliquer des instruments de propriété intellectuelle, par exemple des licences, et permettre l’exécution de paiements en temps réel au profit de titulaires de droits de propriété intellectuelle; de même, les “données intelligentes” sur les droits de propriété intellectuelle rattachés à un contenu protégé, par exemple une chanson ou une image, pourraient faire l’objet d’un codage numérique (transformées en un fichier audio ou image). Comme en témoigne le récent lancement par Kodak d’une plateforme de gestion des droits à l’image basée sur une blockchain et de sa propre cryptomonnaie, ces idées gagnent de plus en plus de terrain.
Lutte contre la contrefaçon et application des droits de propriété intellectuelle
Un registre indiquant qui possède quoi, qui est preneur de licence autorisé, etc., permettrait à chaque intervenant, y compris les consommateurs et les autorités douanières, de confirmer l’authenticité d’un produit et de le distinguer d’une contrefaçon. Les registres fondés sur la technologie blockchain renfermant des informations sur les droits de propriété intellectuelle permettent de garantir la provenance d’un produit puisqu’ils contiennent des données objectivement vérifiables sur la date et le lieu de fabrication du produit en question mais aussi des informations sur son procédé de fabrication et sur l’origine des matières premières. Les blockchains de ce type sont de plus en plus répandues et permettent aux utilisateurs de vérifier l’authenticité d’un produit et de rassurer les entreprises, les autorités, les consommateurs et les assureurs en leur donnant des garanties.
Équiper les produits d’étiquettes, de marques ou de systèmes de sécurité inviolables (apparents ou dissimulés), lisibles par scanner et reliés aux blockchains est l’un des modes d’utilisation les plus probants de la technologie des registres distribués. Il pourrait à ce titre jouer un rôle important dans la lutte contre la contrefaçon. Imaginons par exemple que le propriétaire d’une marque informe les autorités douanières des dispositifs de sécurité devant équiper tous ses produits. En leur absence, les douaniers auraient tôt fait de déceler une contrefaçon. Le fait que ces dispositifs soient connectés à la blockchain offre également un plus grand nombre de possibilités en ce qui concerne la sensibilisation des consommateurs aux risques que présentent les produits de contrefaçon et aux moyens de vérifier si les produits qu’ils achètent sont authentiques. Cette technologie pourrait également être utilisée dans le cadre des marques de certification afin de garantir que les produits répondent bien à certains critères ou normes établis, à l’image de Woolmark qui certifie que les produits affichant ce label sont en pure laine vierge.
Gestion de la chaîne logistique
Être en mesure de suivre des marchandises à l’aide d’une blockchain inviolable pourrait aider les propriétaires de marques à faire appliquer les dispositions des contrats conclus en matière de distribution et à déceler d’éventuelles défaillances dans le système de distribution. Il leur serait également possible de mettre au jour des importations parallèles ou l’existence d’un marché gris. Ce mode de gestion de la chaîne logistique peut également permettre de vérifier si un produit est bien conforme aux exigences réglementaires en vigueur, par exemple dans l’industrie pharmaceutique, et de valider les garanties.
Qui est propriétaire de la blockchain?
Ces dernières années, compte tenu de l’énorme potentiel de la blockchain, un très grand nombre d’inventions en lien avec cette technologie ont fait l’objet de demandes de brevet. Au départ, ces demandes émanaient essentiellement de banques et d’institutions financières, mais suite à la généralisation de la technologie, elles proviennent désormais d’un très large éventail de secteurs.
La plupart des demandes de brevet portent sur des procédés d’amélioration ou de nouveaux modes d’utilisation de la blockchain d’origine telle que divulguée par son mystérieux inventeur présumé (uniquement connu sous le nom de Satoshi Nakamoto) dans un livre blanc en date de 2008 . Certains déposants souhaiteraient également rendre la technologie accessible en dévoilant le code qui sous-tend les licences ouvertes ou en créant des communautés de brevet. À noter enfin qu’à l’instar de nombreuses nouvelles technologies prometteuses, la blockchain a déjà attisé les convoitises de chasseurs de brevets comme souligné, entre autres, par la Chamber of Digital Commerce, une association américaine de défense des droits des jeunes entreprises du secteur de la technologie des registres distribués. Elle a récemment créé le Blockchain Intellectual Property Council (BIPC), un conseil composé d’acteurs du secteur ayant pour mission d’élaborer une stratégie défensive en matière de brevets pour lutter contre la chasse aux brevets relatifs à la blockchain. En tout état de cause, les incertitudes quant au véritable propriétaire de la blockchain n’ont pas empêché sa rapide montée en puissance.
Quelles perspectives concrètes?
Avec l’adoption à grande échelle de la blockchain, les acteurs du secteur et les concepteurs de la technologie seront de plus en plus souvent amenés à collaborer pour établir des normes et des protocoles d’interopérabilité. Plusieurs organismes gouvernementaux et services d’enregistrement de la propriété intellectuelle comme l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO) examinent de près les possibilités offertes par cette technologie. La Commission européenne envisage de créer un Observatoire des chaînes de blocs et le Congrès américain a récemment instauré un Groupe d’étude sur la blockchain. Parallèlement, les contrats à exécution automatique font l’objet de discussions au sein de différentes organisations.
Il faut s’attendre à ce que les obstacles potentiels à l’application généralisée de la technologie blockchain fassent très bientôt l’objet d’une réflexion sur le plan législatif; ce n’est probablement qu’une question de temps. Les questions relatives à la législation applicable et à la juridiction compétente, au respect des droits intelligents, à la sécurité des données et à la protection de la vie privée ainsi qu’aux règles et définitions fiables applicables aux contrats intelligents devraient notamment être abordées. Toutes concernent le droit et de la pratique de la propriété intellectuelle.
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