Je pense personnellement que la plus grande contribution sociale qui puisse être faite à l’humanité consistera à adapter réellement toutes les technologies connues à des applications concrètes. Si vous étudiez l’histoire de la reconnaissance vocale ou des systèmes d’exploitation, ou encore de l’Internet, vous constaterez que la phase de découverte a été suivie d’une phase plus longue de mise en œuvre. Ces concepts ont été testés en laboratoire avant d’avoir une application industrielle. Qui en ont été les premiers utilisateurs? Quelles ont été les technologies motrices? Quels en sont les usages courants? Améliorer et optimiser les technologies afin de les rendre applicables – c’est là le plus important.
Entre la découverte de l’Internet et le moment où il a révolutionné le monde, une bonne vingtaine d’années se sont écoulées. Pour l’intelligence artificielle, ce délai sera peut-être un peu moins long, mais il faudra bien 10 ou 20 ans, voire plus, pour qu’on la retrouve partout, dans toutes les applications.
Kai-Fu Lee
Se demander quelle sera la prochaine avancée majeure ne présente pas grand intérêt. Personne ne s’est demandé quelle serait la prochaine évolution des systèmes d’exploitation. Il y en a eu, bien évidemment. Les services 3G, 4G et 5G ont profondément modifié la donne, et l’évolution de la téléphonie a véritablement influencé les systèmes d’exploitation. C’est ce qui se passera avec l’intelligence artificielle, qui mobilisera des moyens considérables et une multitude d’acteurs.
La prochaine avancée pourrait venir de la rencontre entre les neurosciences et l’intelligence artificielle, avec la possibilité d’appréhender notre pensée logique et illogique, ou de l’informatique quantique, ou encore de la sémantique. Chacun de ces trois domaines a entre 5% et 20% de chances de faire une grande différence.
Au cours des cinq années à venir, l’Internet, la finance et le commerce électronique, qui se caractérisent par des transactions monétaires immédiates, seront probablement les principaux secteurs touchés par l’intelligence artificielle. Son incidence se fera ensuite ressentir sur la vente au détail, la santé, la construction, l’enseignement, ainsi que sur les transports, le secteur automobile et la logistique, y compris pour l’entreposage, la distribution et la livraison. À terme, l’intelligence artificielle aura pénétré tous les secteurs.
À terme, chaque pays sera doté de lois différentes sur la protection des données. La Chine compte des lois solides dans ce domaine, non pas en ce qui concerne la protection de la vie privée, mais pour les entreprises qui vendent et utilisent des données sans le consentement de l’utilisateur, comme dans l’affaire Facebook-Cambridge Analytica qui aurait été punie d’emprisonnement. L’Union européenne dispose du Règlement général sur la protection des données et les États-Unis d’Amérique sont en train de concevoir une solution. Nous sommes en terrain inconnu pour ce qui est de savoir comment traiter les questions de gestion des données personnelles et de protection de la vie privée, et distinguer ce qui est légal de ce qui ne l’est pas. Je doute qu’il y ait une réponse unique pour tous les pays, compte tenu des cultures et des attentes différentes des utilisateurs orientaux et occidentaux. Je pense plutôt que nous sommes au début d’un processus de production participative. Le Règlement général sur la protection des données est l’un des premiers efforts visibles. Je ne pense pas qu’il soit bien conçu, mais nous allons pouvoir l’améliorer. Nous aurons peut-être trois systèmes de droit pour la protection des données – celui de l’Union européenne, celui de la Chine et celui des États-Unis d’Amérique – qui présenteront des points communs mais aussi des différences.
Le gouvernement joue le rôle d’un gestionnaire de produits. Il fait usage de force à l’état brut – laissons chaque utilisateur libre de son choix pour chaque permutation, sur chaque site Web, et recentrons ainsi les responsabilités sur les utilisateurs. Ces fenêtres intempestives qui ne cessent d’apparaître, les gens en ont assez et cliquent sur “oui” sans réfléchir. Seules de rares personnes cliqueront sur “non” et passeront à côté de la fonctionnalité proposée, tandis que beaucoup seront simplement irrités par l’apparition de ces fenêtres. C’est une expérience utilisateur assez médiocre.
Toute nouvelle collecte de données présente un risque maximal d’atteinte à la vie privée, ce qui portera préjudice aux entreprises et obligera les pays à se doter de lois plus strictes. Le raisonnement est le même que pour la peine capitale : les pays qui ont les lois les plus strictes ont peut-être les taux de criminalité les plus faibles, mais il existe d’autres problèmes. Je ne suis pas expert en politiques et gouvernance, et je ne peux donc que souligner les avantages et les inconvénients possibles.
Globalement, l’intelligence artificielle ne bénéficie pas d’une forte protection par brevet, car les personnes qui ont découvert la technologie de l’apprentissage profond ne l’ont pas fait breveter. Il est difficile de déterminer si chaque permutation justifie un brevet. Des brevets sont détenus par certains géants de l’intelligence artificielle. À en juger par la prolifération des algorithmes, je suppose que peu de brevets solides pourraient être appliqués à l’heure actuelle, comme les brevets sur la messagerie vocale ou certains des brevets sur la sécurité de chiffrement.
Nous encourageons nos sociétés en portefeuille à déposer des brevets, mais uniquement sur des éléments valables. En théorie, mais en théorie uniquement, si une entreprise a un avantage prépondérant en matière de propriété intellectuelle, nous en tenons compte dans notre processus d’investissement et notre stratégie commerciale. Nous n’avons jamais investi dans une entreprise en nous fondant uniquement sur la solidité d’un brevet. Si vous disposez d’éléments défendables et que vous êtes poursuivi en justice, vous pourrez les utiliser pour vous défendre. C’est une bonne chose. Mais en aucun cas les brevets n’ont été la considération numéro un. Encore une fois, nous examinons les capacités critiques des fondateurs et des entreprises d’appliquer les technologies à leurs produits et leurs activités, et pas seulement de mettre au point des inventions.
En matière de recherche, je pense que le Canada compte d’extraordinaires talents, tout comme d’autres pays. Hong Kong et Singapour ont un niveau respectable. Mais pour ce qui est de la mise en œuvre, aucun de ces pays ne dispose d’un écosystème capable de transformer les connaissances en atouts économiques. Vous avez besoin d’un solide écosystème de capital-risque pour diriger les technologies vers les bons domaines d’application et vous concentrer sans relâche sur les besoins des utilisateurs afin d’inciter les scientifiques à améliorer les technologies. En dehors des États-Unis d’Amérique et de la Chine, aucun pays ne dispose d’un tel écosystème. Peut-être Israël, dans une certaine mesure, mais je ne pense pas que beaucoup de pays le sachent. Ils se concentrent sur les technologies qui ciblent leurs propres industries et c’est là qu’ils font fausse route.
La réglementation est un point à considérer, mais il y a plus encore. L’ensemble de l’écosystème est différent – les utilisateurs, la langue, les attentes, la manière de concevoir un produit et d’en faire la publicité, sans parler de l’acquisition des clients. Même en supposant qu’il n’y ait pas de problèmes de réglementation, il serait difficile de réussir. Par défaut, les États-Unis d’Amérique exportent leurs produits vers les pays développés, de sorte que ces produits sont normalisés. Mais la Chine a une bonne occasion d’entrer dans les pays en développement et les régions qui ont un profil démographique similaire – notamment l’Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient, l’Afrique et probablement l’Inde, voire l’Amérique du Sud. Je pense que l’intelligence artificielle et les technologies mobiles chinoises feront des percées à l’échelle internationale, mais probablement pas dans les pays développés. Ces pays représentent probablement les deux tiers de la population mondiale, mais seulement un infime pourcentage du PIB – ils ne valent donc pas grand-chose à courte échéance, mais la situation est différente sur le long terme. Je prévois qu’à l’avenir, les technologies chinoises auront de bonnes chances de s’implanter dans la moitié du monde.
Grâce à l’informatique en nuage, les entreprises ne sont plus obligées d’investir dans les machines, mais peuvent s’appuyer sur une solution dématérialisée. C’est un véritable coup de pouce pour les start-ups, et les États-Unis d’Amérique sont très en avance dans ce domaine. En plus de cela, il existe ce que nous pouvons appeler des plateformes d’intelligence artificielle – qui permettent à des non-spécialistes de l’intelligence artificielle de mener des activités dans ce domaine. Bon nombre d’entreprises aspirent à le faire, mais personne n’a encore de solution complète. Comment les systèmes Mac, Android et Windows sont-ils devenus accessibles à autant d’utilisateurs? Ils ont mis à disposition des boîtes à outils afin que vous puissiez créer des applications sans être expert en la matière. Google est clairement en tête, et Google Cloud et TensorFlow sont susceptibles de devenir la solution par défaut. Facebook a créé Facebook PyTorch, qui réduit les obstacles au développement. Amazon, Tencent, Alibaba et Baidu vont tous dans le même sens pour permettre à des non-spécialistes de l’intelligence artificielle et à des ingénieurs d’utiliser l’intelligence artificielle dans leurs applications courantes. Quiconque y parviendra aboutira potentiellement à un équivalent de Windows ou Android.
Les risques sont nombreux. Le premier est que si l’intelligence artificielle supprime tous les emplois de premier niveau, on peut se demander comment les gens accéderont aux emplois plus qualifiés. Comment assurer le perfectionnement professionnel dans ces conditions? Il existe aussi d’autres risques, notamment en matière de sécurité de l’intelligence artificielle, comme le piratage d’un téléphone et de tout ce qu’il contrôle.
L’intelligence artificielle, c’est aussi tout un ensemble d’algorithmes indéchiffrables et de multiplications en chaînes inexplicables pour l’être humain – si un pirate s’introduisait dans un système et modifiait un millier de données, comment le saurions-nous? Quelles en seraient les conséquences? Autant de questions qui nécessiteront de nouveaux moyens de sécurité. Certains s’inquiètent du fait que si vous donnez un but à l’intelligence artificielle, elle le poursuivra. Je n’y vois pas vraiment une menace pour l’humanité, car dans la plupart des scénarios et des problèmes connus, c’est l’homme qui contrôle la technologie. Les effets de l’intelligence artificielle nous sont pour la plupart encore inconnus et nous allons découvrir, voire résoudre, la plupart de ces questions, tout comme nous allons être troublés par les nouveaux défis à venir.