Les médicaments contre la grippe aviaire : questions de brevet
Le monde se hâte pour se défendre contre la menace d’une pandémie de grippe qui, comme d’aucuns le prédisent, pourrait se révéler encore plus catastrophique que celle qui a causé la mort de plus de 40 millions de personnes en 1918 -1919. Si le virus hautement pathogène de la grippe aviaire (H5N1) connaît une mutation qui le rend transmissible entre les êtres humains, il pourrait bien déclencher une crise de santé publique. Au centre des préoccupations des pouvoirs publics est la nécessité de disposer de quantités suffisantes de médicaments, un facteur qui est étroitement lié aux droits de propriété intellectuelle couvrant ces médicaments. Des commentaires dans la presse et dans le public en général, il ressort cependant que planent des incertitudes sur la manière dont le système international des brevets s’applique dans la pratique. Les réponses suivantes à quelques questions fréquemment posées ont pour but de préciser quelques-unes des données de base.
Rappel des faits
Les deux principaux médicaments actuellement disponibles pour traiter le virus de la grippe sont le Tamiflu (oseltamivir) et le Relenza (zanamivir). Ce ne sont pas des vaccins mais une classe thérapeutique appelée inhibiteur sélectif de la neuraminidase, qui limite la multiplication du virus de la grippe à l’intérieur du corps. Le Tamiflu a été recommandé en raison de son usage relativement facile. Les gouvernements stockant des millions de doses de ce produit, on se demande avec inquiétude un peu partout dans le monde si Roche, la compagnie pharmaceutique suisse qui fabrique et distribue le médicament, a les moyens de satisfaire la demande.
Et tout d’abord, quelle est la différence entre le Tamiflu et l’oseltamivir?
C’est le même médicament. Oseltamivir est le nom générique du médicament antiviral vendu par Roche sous la marque Tamiflu.
Et Roche a le brevet de l’oseltamivir?
Non. Une recherche rapide dans les bases de données sur les brevets montre que les brevets qui couvrent l’invention de l’oseltamivir sont détenus par la compagnie biopharmaceutique Gilead Sciences dont le siège se trouve en Californie (voir par exemple le brevet américain n o 5763483 pour un "nouveau composé carbocyclique", déposé en 1996 et, en principe, en vigueur jusqu’en 2016 au moins). Plutôt que de développer plus avant et de fabriquer elle-même le médicament, Gilead a préféré octroyer en 1996 à Roche la licence de certains des droits exclusifs que conféraient les brevets.
Quels droits de propriété intellectuelle donne à Roche l’accord de licence?
Gilead a octroyé à Roche une seule licence exclusive qui lui donne en termes généraux le droit légal – et à Roche uniquement – d’entreprendre la fabrication, la vente et la distribution de produits fondés sur l’oseltamivir que couvre leurs brevets ou d’accorder une sous-licence pour la faire. Le texte de la licence Gilead-Roche est disponible sur une base de données d’accès public 1.
Roche détient-elle ces droits partout dans le monde?
Non, car les droits de brevet sont de nature territoriale. Ils ne sont en vigueur légalement que dans les pays où une demande de brevet a été déposée et un brevet délivré. Gilead n’a jamais acquis un brevet pour l’oseltamivir en Thaїlande, aux Philippines, en Indonésie ou dans de nombreux autres pays par exemple. Il n’y a donc pas de droits de brevet sur l’oseltamivir à concéder ou à exercer dans ces pays.
En d’autres termes, d’autres compagnies pharmaceutiques dans ces pays peuvent librement fabriquer et vendre l’oseltamivir?
Légalement oui mais sous réserve qu’il n’y ait pas d’autres droits qui couvrent la technologie qu’un fabricant souhaite utiliser. L’Indonésie a été parmi les premiers de ces pays à annoncer qu’e lle avait l’intention de fabriquer l’oseltamivir. Cela ne viole pas les droits de brevet à condition que le médicament ne soit pas plus tard exporté à un pays où le brevet est en vigueur.
Pourquoi n’y-a-t-il pas plus de pays qui le font?
La protection par brevet n’est qu’une partie de l’histoire. Le processus de fabrication est extrêmement complexe et, dans de nombreux pays où l’oseltamivir n’est pas breveté, il n’y a pas de fabricants de médicaments qui possèdent les moyens ou les ressources nécessaires pour le produire. Sans oublier parfois d’autres facteurs d’ordre économique, commercial et réglementaire aussi.
Et nous pouvons supposer que Gilead et Roche gardent secrète la formule de ce médicament?
Non. Au cœur du système des brevets se trouve la divulgation publique. Toutes les demandes de brevet doivent révéler le savoir requis pour reproduire l’invention. Aussi est-il facile d’acquérir les connaissances de base nécessaires pour fabriquer l’oseltamivir en consultant les bases de données qui donnent au public des informations sur les brevets 2. Cela dit, Roche a bien entendu accumulé dans l’intervalle beaucoup de connaissances additionnelles dans le cadre de la production de l’oseltamivir.
Si Roche ne peut pas répondre à la demande mondiale et si la capacité de fabrication dans les pays qui échappent à la protection des brevets est insuffisante, quelles sont alors les autres options?
En premier lieu, Roche peut volontairement octroyer des sous-licences qui permettent à un nombre plus élevé de compagnies de fabriquer et de vendre du Tamiflu. Jusqu’ici, elle a délivré des sous-licences au Shanghai Pharmaceutical Group en China et à Hetero Drugs en Inde. (À noter que cela n’a rien à voir avec les négociations que mène Roche – annoncées dans des communiqués de presse – avec d’autres "compagnies partenaires" additionnelles éventuelles pour accroître la capacité. Ces compagnies n’obtiendraient pas un contrat intégral pour fabriquer indépendamment sous licence le médicament mais elles seraient intégrées au réseau lui-même de la chaîne d’a pprovisionnement de Roche, prenant à leur compte des phases de production spécifiques).
L’octroi de licences volontaires peut paraître adéquat dans des circonstances normales mais, face à une crise de santé publique comme celle-ci, les gouvernement peuvent-ils ne pas dénoncer les brevets de l’oseltamivir comme certains ont menacé de le faire?
Oui, car cela est également une option. Permettez-moi d’abord de préciser la terminologie : "Dénoncer le brevet" s’entend en fait des pouvoirs publics qui utilisent les flexibilités que leur accorde le droit international de la propriété intellectuelle. Ces flexibilités permettent à un gouvernement, dans certaines circonstances, de décider qu’il octroiera une licence obligatoire pour fabriquer le produit breveté sans le consentement du détenteur des droits.
Ces flexibilités sont définies à l’article 31 de l’Accord de l’Organisation mondiale du commerce sur les aspects des droits de propriété intellectuelle touchant au commerce (ADPIC) 3 et dans la Déclaration de Doha sur les ADPIC et la santé publique, ainsi que dans la décision prise ultérieurement par les membres de l’OMC concernant les licences obligatoires pour l’a pprovisionnement en médicaments de pays ayant une capacité de fabrication limitée.
Si un gouvernement octroie une licence obligatoire, cela invalide-t-il tous les droits de propriété intellectuelle de Roche dans ce pays?
Non. Roche aurait encore le droit d’y commercialiser son produit. Et l’utilisation autorisée serait vraisemblablement limitée à un produit pharmaceutique spécifique alors que les brevets de Gilead couvrent dans la réalité un éventail plus large de nouveaux inhibiteurs de la neuraminidase.
Qui plus est, l’utilisation autorisée par le gouvernement serait limitée au but approuvé et elle serait toujours l’objet d’une compensation ou de ce que l’Accord sur les ADPIC appelle "rémunération adéquate ...compte tenu de la valeur économique de l’autorisation". Cet accord impose par ailleurs plusieurs autres conditions à l’octroi comme à l’utilisation de licences obligatoires comme celle d’avoir normalement demandé d’abord une licence volontaire encore que cette disposition puisse être levée à des fins d’utilisation non commerciales publiques ou en période d’urgence.
Note : Le Magazine de l’OMPI a préparé l’article ci-dessus pour aider le public à mieux comprendre le dossier. Cet article ne constitue pas une interprétation officielle des dispositions juridiques ou de la position d’une quelconque des parties qui y est mentionnée.
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1.
http://contracts.corporate.findlaw.com/agreements/gilead/roche.lic.1996.09.27.html
2. Voir par exemple la base de données sur les brevets de l’USPTO pour
les brevets déposés par Gilead :
http://www.uspto.gov/patft/index.html
3. Pour le fichier sur les ADPIC de l’OMC, voir :
http://www.wto.org/english/tratop_e/trips_e/public_health_faq_e.htm
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