Jurisprudence : Le retour du lion
Ce récit original, qui fait suite au règlement de l’affaire de droit d’auteur concernant la chanson "The Lion Sleeps", a été écrit pour le Magazine de l’OMPI par M. Owen Dean de Spoor and Fisher, un éminent spécialiste sud-africain de la question des droits d’auteur. M. Dean a personnellement dirigé l’action en justice menée pour le compte de la famille Linda.
En l939, un travailleur migrant et artiste zoulou qui se faisait appeler Solomon Linda se trouve devant un micro dans le premier studio d’enregistrement de Johannesburg, improvisant une chanson au rythme entraînant portée par le son d’une étrange soprano. Et d’appeler cette chanson Mbube ou lion en zoulou. Au troisième essai, Linda produit une série obsédante de notes qui allaient plus tard devenir la mélodie la plus fameuse que l’Afrique ait jamais connue. Le monde anglophone s’en souvient comme le thème au cœur de la chanson The Lion Sleeps Tonight (devenu en français Le lion est mort ce soir). On en trouve des versions en français, japonais, espagnol, danois et maintes autres langues. Plus de 150 artistes l’ont enregistrée et elle figure dans au moins quinze films et comédies musicales. D’après quelques estimations, elle aurait rapporté plus de 15 millions de dollars de redevances. Le rôle de Linda dans la création de la chanson n’est pas contesté mais il est mort dans la misère, laissant derrière lui une famille trop pauvre que pour même lui acheter une pierre tombale.
Voici donc l’histoire de la bataille judiciaire menée pour récupérer au nom des enfants de Linda une part des sommes rapportées par la création de leur père.
La chanson
Au début des années 50, l’enregistrement de Mbube diffusé par Gallo Records, déjà un bon vendeur en Afrique du Sud, arrive en Amérique et retient l’attention de Pete Seeger, le chanteur de ballades bien connu. Aimant ce qu’il entend, il transcrit la musique du disque pour créer sa propre chanson qu’il appelle Wimoweh (une corruption du mot zoulou Uyimbube ou "il est le lion"). Wimoweh remporte dans les années 50 un grand succès aux États-Unis et est retravaillé plus tard pour devenir dans les années 60 une autre version par les paroliers George Weiss, Hugo Peretti et Luigi Creatore, qu’ils appellent The Lion Sleeps Tonight. Sous cette forme, la chanson devient une grand succès et demeure populaire pendant plus de 40 ans. Puis, au milieu des années 90, elle est incorporée dans la comédie musicale de Disney The Lion King. Mais ni les origines de la chanson Mbube ni le rôle joué par Solomon Linda ne sont reconnus et la chanson est présentée comme étant d’origine américaine.
Les droits
Solomon Linda avait cédé son droit d’auteur mondial de Mbube à la Gallo Record Company pour la contre-valeur de 10 shillings. Il meurt en 1962, laissant une femme, Regina, et quatre enfants. En 1983, la compagnie d’édition musicale américaine Folkways, qui avait pris le contrôle de Wimoweh, arrache pour la contre-valeur de un dollar une cession des droits de Regina (son héritier légal) pour le renouvellement de Wimoweh en vertu de la loi américaine sur le droit d’auteur, et l’accompagne dans le même temps de ses droits mondiaux éventuels à la chanson. Regina meurt en 1990. En 1992, alors qu’une action en justice fait rage aux États-Unis concernant Wimoweh et The Lion Sleeps Tonight, dont les droits avaient été acquis par Abilene Music, Folkways arrache des filles de Linda pour un autre dollar une nouvelle cession des droits mondiaux de Mbube. Tout avait été fait pour veiller à ce que la famille Linda ne puisse jamais revendiquer le droit d’auteur de Mbube.
À la fin des années 90, un journaliste, Rian Malan, écrit pour le magazine Rolling Stone un article dans lequel il expose les machinations qui avaient eu lieu et explique qu’alors que les produits dérivés de Mbube avaient rapporté des millions de dollars, les filles de Linda dont l’une était récemment morte du SIDA, vivaient elles en Afrique du Sud dans une pauvreté abjecte et ne tiraient aucun avantage matériel des fruits du travail créateur de leur père. Tollé général en Afrique du Sud et il est décidé de recourir à une action en justice pour revendiquer au nom de la famille une partie des revenus de la chanson, en particulier la version de The Lion Sleeps Tonight et de faire, comme il se doit, reconnaître le rôle joué par Solomon Linda dans la création de la chanson et son origine sud-africaine.
La loi
L’action en justice intentée par Spoor and Fisher pour le compte de la famille reposait sur une disposition légale peu connue, à savoir l’article 5.2) de la loi impériale de 1911 sur le droit d’a uteur. C’était une loi britannique qui, en 1911, était devenue loi dans l’empire britannique tout entier, y compris l’Afrique du Sud. D’après cette loi, lorsqu’un auteur cédait son droit de son vivant, ce droit retournait 25 ans après sa mort à l’exécuteur testamentaire sous la forme d’un actif de la succession, nonobstant toute autre cession du droit d’auteur qui aurait pu avoir lieu dans l’i ntervalle.
Cette disposition du "droit d’auteur réversif" était à la mesure des faits de l’affaire Mbube, sauf que Regina et les filles avaient déjà cédé à Folkways leur droit sur le droit d’auteur de Mbube. On supposait cependant que le droit d’auteur réversif avait été dévolu à l’e xécuteur testamentaire depuis 1987 (soit 25 ans après la mort de Solomon Linda) et qu’il n’était pas devenu le bien soit de Regina soit de ses filles à moins que et jusqu’au moment où l’exécuteur le leur avait transféré. Comme un tel transfert n’avait jamais eu lieu, les cessions effectuées par Regina et les filles en faveur de Folkways n’avaient par conséquent aucun effet.
Le litige
L’affaire de la succession de feu Solomon Linda reprend de plus belle et un exécuteur testamentaire, Stephanus Griesel, est nommé en 2004. L’action en justice a commencé au nom de l’e xécuteur en sa qualité de représentant. Étant donné que l’exécuteur ne pouvait revendiquer les droits de Mbube que dans les pays qui étaient jadis membres de l’empire britannique, il est décidé de saisir le tribunal sud-africain de l’action en justice. Ce qui à son tour signifie que les poursuites ne pouvaient pas être intentées directement contre Abilene Music puisque le tribunal sud-africain n’a compétence que sur un accusé qui a des bureaux ou d’autres actifs en Afrique du Sud et contre lequel une sentence pourrait être appliquée. Comme Abilene Music n’avait aucun avoir connu en Afrique du Sud, Spoor and Fisher ont préféré intenter un procès contre le titulaire de licence le plus important et le plus visible de la chanson qu’il était possible de faire comparaître devant un tribunal sud-africain, c’est-à-dire Walt Disney Enterprises Inc. Et cela pouvait se faire en "saisissant" quelque 200 marques enregistrées détenues par Walt Disney Enterprises en Afrique du Sud, prenant ainsi en otage les marques Disney afin de garantir le paiement d’une dette.
La demande de saisie des marques enregistrées de Disney ainsi que du droit d’auteur dans le filmThe Lion King a été acceptée par la Cour suprême d’Afrique du Sud. Spoor and Fisher ont ensuite intenté une action en justice contre Disney et certains autres titulaires ou sous-titulaires de licences d’Abilene, soutenant que les accusés avaient violé le droit d’auteur de l’exécuteur dans Mbube en reproduisant et jouant en public sans son autorisation une grande partie de cette œuvre dans The Lion Sleeps Tonight.
Walt Disney Enterprises a immédiatement réagi en saisissant le tribunal sud-africain d’une demande d’annulation de la saisie au motif que l’exécuteur n’avait aucun argument en sa faveur. Le tribunal a rejeté la demande dans laquelle toutes les questions d’ordre juridique étaient décrites, approuvant ainsi le fondement de l’action en justice.
Le règlement
L’action en justice devait passer au tribunal le 21 février 2006. Peu avant que ne commence le procès, les parties au litige sont arrivées à un accord de même qu’avec la compagnie Abilene Music, le véritable accusé qui avait accordé une indemnité à Disney lorsqu’elle lui avait octroyé une licence pour utiliser la chanson The Lion Sleeps Tonight. Le règlement qui s’applique partout dans le monde et couvre toutes les réclamations, englobe ce qui suit :
- Les héritiers de Linda seront payés pour les utilisations dans le passé de la chanson The Lion Sleeps Tonight et habilités à recevoir désormais des redevances sur son utilisation partout dans le monde.
- The Lion Sleeps Tonight est reconnu comme un produit dérivé de Mbube.
- Solomon Linda est reconnu comme étant le cocompositeur de The Lion Sleeps Tonight et il sera désigné comme tel dans l’avenir.
- Un fonds fiduciaire sera créé pour administrer le droit d’auteur des héritiers sur Mbube et recevoir en leur nom les paiements dus pour l’utilisation de The Lion Sleeps Tonight.
Les conséquences judiciaires
Le règlement et le jugement du tribunal d’annuler la saisie des marques de Disney ont montré que l’intérêt réversif au titre de la loi impériale sur les droits d’auteur est applicable en vertu de la loi sud-africaine en vigueur sur les droits d’auteur alors même que la loi impériale elle-même a été abrogée en 1965. L’affaire a donc créé un précédent pour les héritiers d’auteurs qui ne bénéficient pas des œuvres protégées par le droit d’auteur de leurs aïeux, héritiers qui peuvent maintenant tirer une rémunération de l’exploitation de ces œuvres. Cela s’applique non seulement aux héritiers en Afrique du Sud mais également dans les pays de l’ancien empire britannique où la loi impériale de 1911 sur le droit d’auteur est devenue loi.
Tout est bien qui finit bien
La rémunération que les filles de Linda vont recevoir devrait leur permettre de vivre désormais sans problèmes économiques. Le règlement reconnaît implicitement que Le lion est mort ce soir (The Lion Sleeps Tonight) est une chanson d’origine sud-africaine qui a ses racines dans la culture sud-africaine. Pour l’Afrique du Sud, cette épopée se termine bien et le pays peut s’enorgueillir d’avoir défendu avec succès la cause du petit créateur perdu au milieu des géants de l’industrie des loisirs. Le dossier lira cependant : Griesel NO contre Walt Disney Enterprises Inc et d’autres : affaire retirée.
Pour de plus amples renseignements, voir : http://www.spoor.co.za
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.