Bioéthique et droit des brevets : L’affaire de l’oncosouris
Cet article est le second d’une série occasionnelle mettant en lumière des aspects importants du droit des brevets sur lesquels ont eu à se pencher les tribunaux dans des affaires de biotechnologie et de bioéthique. Nous examinons ici la manière dont ces derniers ont traité les enjeux éthiques de la brevetabilité des animaux transgéniques.
On dit que des animaux sont "transgéniques" lorsque l'ADN d'une autre espèce a été introduit dans leur génome. De tels animaux sont produits à des fins potentiellement utiles de recherche médicale, d'accroissement de la production alimentaire et de production de protéines ou d'organes. Mais cette manipulation génétique soulève aussi de nombreuses questions d'éthique, notamment lorsqu'elle concerne des mammifères, et peut faire l'objet de vives controverses.
Il s'agit de problèmes qui dépassent largement le cadre des questions de brevetabilité. Bien sûr, les gouvernements ont la possibilité d'interdire purement et simplement les technologies qu'ils jugent inacceptables, et cela à n'importe quel stade de la recherche ou du développement. Mais il est intéressant de noter que la polémique au sujet de certaines de ces nouvelles technologies ne s'est engagée que dès lors qu'il a été question de les breveter.
Voyons ce qui est arrivé lorsque des inventeurs ont voulu déposer des brevets sur des animaux transgéniques.
L'oncosouris de Harvard
L'oncosouris a été l'un des tout premiers animaux transgéniques. Il s'agit d'une souris hautement prédisposée au développement de tumeurs cancéreuses, obtenue par introduction d'un oncogène, au début des années 1980, par les chercheurs de la faculté de médecine de l'université Harvard. Cette oncomouse (du grec onkos, qui signifie "tumeur") était conçue afin de favoriser l'avancement de la recherche sur le cancer, et l'université Harvard voulut la faire breveter aux États-Unis d'Amérique et dans plusieurs autres pays.
D'un point de vue général, cela posait le problème du caractère éthique de la technologie transgénique proprement dite. Mais l'affaire soulevait aussi deux questions fondamentales pour le système des brevets :
- doit-on accorder des brevets sur des animaux ou des races animales, et notamment sur des animaux supérieurs tels que les mammifères, même s'ils ne remplissent pas, par ailleurs, les critères de brevetabilité (nouveauté, application industrielle, activité inventive, etc.)?
- comment doit-on répondre aux préoccupations d'ordre moral suscitées dans certains cas, par exemple en ce qui concerne la souffrance infligée à l'animal transgénique?
Comme le montrent les exemples suivants, ces questions ont été résolues de différentes façons par les administrations des brevets de différents pays.
États-Unis d'Amérique : brevet accordé
En 1988, l'Office des brevets des États-Unis d'Amérique délivre à l'université Harvard le brevet no 4 736 866 pour "un mammifère transgénique non humain dont les cellules germinales et les cellules somatiques contiennent une séquence oncogène activée recombinée, introduite dans ledit mammifère...". Le brevet exclut explicitement les humains, apparemment en réponse à des préoccupations morales et légales en matière de brevets sur le vivant et de modification du génome humain.
OEB : le critère d'utilité
Un chercheur étudie des oncogènes. La société DuPont, qui détient les droits relatifs à la
technologie de l'oncosouris, accorde des licences gratuites à des instituts de recherche sans but
lucratif, aux fins de la recherche contre le cancer (Credit: Photo by Bill Branson/National Cancer
Institute)
L'Office européen des brevets (OEB) a examiné l'affaire de la souris transgénique d'une manière détaillée et sous plusieurs angles. L'affaire ne s'est résolue qu'en 2004 *, et nous rendrons seulement compte ici de deux des aspects d'une décision extrêmement complexe. L'OEB se fonde sur les critères de brevetabilité de la Convention sur le brevet européen, et notamment sur deux dispositions fondamentales de cette dernière : l'article 53.a), qui exclut la délivrance de brevets pour des inventions "dont la publication ou la mise en oeuvre serait contraire à l'ordre public ou aux bonnes moeurs", et l'article 53.b), qui exclut les brevets sur "les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques d'obtention… d'animaux".
L'OEB a conclu que l'exclusion des brevets sur les races animales ne faisait pas obstacle à la délivrance de brevets sur les animaux proprement dits. Il a conclu en outre que l'oncosouris n'était pas une race animale et n'était donc pas concernée par cette exception.
Pour apprécier l'exception relative à l'ordre public et aux bonnes moeurs, l'OEB a élaboré un critère d'examen comparatif du caractère d'utilité de l'invention, c'est-à-dire des avantages et inconvénients qui en découlent. En l'espèce, la comparaison s'est effectuée entre la souffrance de la souris transgénique et les bienfaits qui peuvent en résulter sur le plan médical pour l'humanité. D'autres considérations pouvaient aussi être prises en compte dans cet examen, par exemple les risques environnementaux (nuls, en l'occurrence) ou le risque de gêne pour le public (aucun signe de réprobation n'a été relevé dans la culture européenne en ce qui concerne l'utilisation de souris à des fins de recherche contre le cancer, et donc, dans le cas de la présente invention, en ce qui concerne l'exploitation envisagée. L'OEB a donc conclu que l'utilité de l'oncosouris pour l'avancement de la recherche sur le cancer satisfaisait le critère de probabilité d'un avantage médical substantiel, et l'emportait sur les préoccupations d'ordre moral relatives à la souffrance de l'animal. Le champ d'application du brevet, qui devait couvrir, à l'origine, tous les animaux, a été modifié depuis, et se limite désormais aux seules souris.
La souris Upjohn : même critère, résultat différent
L'OEB avait déjà eu à se prononcer sur la question de la contrariété aux bonnes moeurs en 1992, dans l'affaire Upjohn, et avait appliqué le même critère d'utilité, mais avec un résultat différent. Cette fois, la demande de brevet, déposée par le laboratoire pharmaceutique Upjohn, portait sur une souris transgénique dans laquelle on avait introduit un gène provoquant la perte de poils. Le but était d'utiliser cette souris pour tester des produits contre la calvitie humaine ainsi que des techniques de production lainière. De la même manière que dans la précédente affaire, l'OEB avait mis en balance les avantages (utilité dans la recherche contre la calvitie) et les dangers (pour les souris), mais avec conclu que ces derniers l'emportaient sur les avantages, de sorte que l'invention, dont l'exploitation aurait donc été contraire aux bonnes moeurs, n'était pas brevetable.
Canada : rejet
Au Canada, l'examinateur des brevets avait rejeté les revendications relatives aux animaux, au motif que ceux-ci ne figurent pas dans la définition du terme "invention", mais accueilli les revendications relatives au procédé permettant de produire l'oncosouris
La Cour suprême du Canada a finalement statué, en 2002, qu'une forme de vie supérieure n'est pas brevetable, du fait qu'elle n'est "ni une fabrication ni une composition de matières au sens du mot invention" figurant dans la Loi sur les brevets *. Précisant que "fabrication" s'entend d'un produit ou d'un procédé mécanique non vivant et que "composition de matières" s'entend d'ingrédients ou de substances qui ont été combinés ou mélangés ensemble par une personne, la Cour a estimé que bien que des microorganismes ou un oeuf fécondé dans lequel a été injecté un oncogène et susceptible de produire une oncosouris constituent un mélange d'ingrédients et soient, par conséquent, brevetables en droit canadien, ce n'est pas le cas en ce qui concerne le corps d'une souris. Elle a ajouté que les auteurs de la Loi sur les brevets n'ayant pas pensé aux mammifères en 1869, la question des formes de vie supérieures n'est pas traitée dans ce texte. Reconnaissant que la brevetabilité de ces formes de vie constitue un thème délicat, la Cour a recommandé au Parlement d'engager un débat public afin de combler le vide législatif qui existe actuellement sur ces questions sociales et morales particulièrement complexes.
De leur côté, les juges dissidents se sont interrogés sur le bien-fondé d'une distinction entre les formes de vie inférieures, considérées comme des compositions de matières vivantes, et les formes de vie supérieures, qui ne sont pas considérées comme des compositions de matières. Selon eux, la réalisation scientifique que représente la modification du matériel génétique d'un animal - qui n'existe pas sous cette forme modifiée dans la nature - constitue en elle-même une "composition de matières" ayant une valeur inventive au sens de la Loi sur les brevets.
Conclusion
La production des animaux transgéniques soulève des questions de bioéthique en général et des questions d'éthique plus pointues dans le cadre du système des brevets. L'exemple de l'oncosouris montre comment les tribunaux de différents pays ont abordé la question fondamentale de savoir si - dans la mesure où il répond aux critères de brevetabilité - un tel animal doit être considéré ou non comme une matière brevetable et comment ils ont apprécié la dimension éthique de cette technologie.
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* Chambre de recours de l’Office européen des brevets, décision du 6
juillet 2004, T 315/03
** Harvard College
c. Canada (Commissaire aux brevets) 2002 CSC 76
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