Propriété intellectuelle et entreprise : Coexistence des marques
On dit que deux marques analogues ou identiques coexistent lorsqu’elles sont utilisées par deux entreprises distinctes pour commercialiser des produits ou des services qui ne sont pas nécessairement en conflit. Cette situation n’est pas rare. Les marques sont souvent utilisées par de petites entreprises dont les activités se limitent à un territoire peu étendu ou qui n’ont qu’une clientèle régionale. Presque toutes les villes de France desservies par le chemin de fer ont, par exemple, leur Buffet de la gare. De nombreuses marques sont constituées par des patronymes, généralement celui du fondateur de l’entreprise concernée. S’il s’agit d’un nom courant, on peut facilement le voir utilisé en tant que marque par plusieurs entreprises ayant des activités semblables. Ce genre de situation ne conduit pas obligatoirement devant les tribunaux, dans la mesure où les marques en question continuent à remplir leur fonction essentielle, soit de distinguer de ceux de la concurrence les produits ou les services pour lesquels sont utilisées.
Les choses se gâtent lorsque cette fonction distinctive cesse de s’accomplir parce que les activités à l’égard desquelles des marques identiques sont utilisées commencent à se chevaucher. La situation de coexistence pacifique qui existait jusqu’alors se trouve soudain changée en conflit. C’est particulièrement contrariant lorsque les deux entreprises sont de bonne foi, c’est-à-dire lorsqu’elles ont fait un usage effectif et sérieux de leurs marques et ne se trouvent en opposition qu’en raison de leur expansion. C’est pourquoi certaines entreprises, sachant qu’elles utilisent des marques analogues ou identiques, décident de conclure un accord dit de coexistence, afin d’éviter que l’exploitation de ces marques ne conduise à un empiétement fâcheux, voire constitutif de contrefaçon. Le présent article présente des situations dans lesquelles la question de la coexistence peut se poser, ainsi que quelques aspects à prendre en compte dans l’élaboration d’un accord de coexistence.
Soulignons tout de suite qu’il vaut mieux prévenir que guérir – notamment d’un point de vue pécuniaire. L’une des précautions les plus élémentaires à prendre, avant de déposer une demande d’enregistrement de marque, est de faire effectuer une recherche aussi approfondie que possible par un professionnel expérimenté dans ce domaine. A priori, une telle recherche réduit le risque de se retrouver à jour face à face avec une marque analogue sur le marché, mais ne constitue pas pour autant une garantie absolue. Si elle n’était pas suffisamment étendue ou si elle a négligé une classe de produits ou de services qui s’avère finalement pertinente, une marque identique ou semblable au point de créer un risque de confusion peut très bien faire son apparition ultérieurement. Qui plus est, une telle recherche peut ne pas déceler certaines marques non enregistrées, notamment des marques notoires qui, dans de nombreux pays, sont protégées même sans être enregistrées.
Il arrive souvent que deux entreprises utilisent la même marque, pour des produits identiques ou similaires, dans des pays complètement différents. Elles peuvent l’ignorer de toute bonne foi pendant des années, jusqu’à ce que l’une d’elles se développe sur le territoire de l’autre et commence à y exploiter sa marque ou décide de demander l’enregistrement de cette marque dans un pays où l’autre entreprise est présente.1 Que se passe-t-il alors? L’office des marques peut refuser la demande d’enregistrement au motif qu’elle est en conflit avec les droits antérieurs acquis par l’autre entreprise. Cette dernière peut aussi faire opposition à la demande d’enregistrement ou demander l’invalidation de la marque, si celle-ci a été enregistrée.
Certains pays de common law reconnaissent ce qu’ils appellent l’"usage simultané honnête". Il s’agit d’une notion qui prend en compte la nature et la durée de l’usage, son importance géographique et la bonne foi avec laquelle la marque en cause a été adoptée, puis exploitée. L’usage simultané pendant une période prolongée (au moins cinq ans) peut constituer, en cas d’opposition, un argument favorable à la conclusion d’un accord de coexistence. De nombreux autres éléments interviennent toutefois dans l’évaluation de l’usage simultané honnête, et notamment celui de l’existence d’un risque de confusion. Les situations dans lesquelles deux entreprises obtiennent l’enregistrement d’une même marque pour des territoires différents semblent donc constituer l’exception plutôt que la règle.
"Come Together…"
Dans un accord de coexistence de marques, les parties se reconnaissent mutuellement des droits et fixent les conditions de la coexistence de leurs marques sur le marché. Elles peuvent ainsi définir le territoire ou délimiter les catégories de produits ou de services pour lesquels chacune pourra faire usage de sa marque.
Lorsque deux entreprises décident qu’il est dans leur intérêt de conclure un accord de coexistence, elles doivent avant tout fixer les limites de leurs secteurs d’activités respectifs et s’engager à les respecter. La véritable difficulté intervient toutefois lorsqu’elles tentent de définir le contour de leur développement futur. Où se voient-elles, l’une et l’autre, dans 10 ou 20 ans? Risquent-elles, en se développant, d’empiéter sur le territoire l’une de l’autre?
Le litige qui a opposé Apple Corps, le label musical fondé par les Beatles, et Apple Computer2 illustre bien le problème (voir Magazine de l’OMPI 3/2006). Les deux entreprises avaient conclu en 1991 un accord de coexistence en vertu duquel Apple Computer avait le droit exclusif d’utiliser ses marques Apple "sur des produits électroniques, des logiciels d’ordinateur, des services de traitement des données et de transmission de données ou sur des produits ou services en rapport avec lesdits produits et services", tandis qu’Apple Corps se voyait reconnaître le droit exclusif d’utiliser ses marques Apple "sur ou en rapport avec toute œuvre de création actuelle ou future ayant pour principal contenu de la musique ou des prestations musicales, quel que soit le moyen, tangible ou intangible, utilisé pour enregistrer ou communiquer ces œuvres". Bien qu’ayant des marques similaires au point de prêter à confusion, elles avaient par conséquent défini un champ d’activités dans lequel elles étaient distinctes et sur lequel elles avaient fondé un accord de coexistence permettant à chacune de poursuivre ses activités et d’étendre sa réputation sans porter atteinte aux droits de l’autre.
Aucune des deux entreprises n’avait toutefois prévu que le développement de la technologie numérique dans le domaine musical allait considérablement rapprocher leurs champs d’activités. Quand Apple Computers lança son iPod ainsi que le logiciel et le service de musique en ligne iTunes, Apple Corps poursuivit, affirmant qu’Apple Computers avait empiété sur le domaine qui lui était exclusivement réservé, et donc violé l’accord de coexistence. Le tribunal, ayant examiné l’affaire du point de vue du consommateur, devait statuer qu’il n’y avait pas eu violation de l’accord, le logo d’Apple Computers ayant été utilisé en rapport avec le logiciel, et non avec la musique fournie par le service, de sorte qu’en téléchargeant de la musique au moyen du logiciel iTunes, le consommateur ne risquait pas de croire qu’il avait affaire à Apple Corps.
On voit donc qu’un accord de coexistence ne suffit pas toujours à éviter les frais de procédure. C’est pourquoi il est recommandé d’y insérer, comme d’ailleurs dans tout contrat, une clause compromissoire pour régler les éventuels litiges entre les parties. Le Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI propose des exemples de clauses utiles à cet égard.
Intérêt public et législation antitrust
L’un des aspects importants à prendre en compte avant de négocier un accord de coexistence de marques est celui de l’intérêt public. Il existe en effet des situations dans lesquelles un tribunal peut invalider un tel accord s’il le juge contraire à cet intérêt. Ce serait le cas, par exemple si, dans le domaine de la santé, deux produits médicaux portaient la même marque alors qu’ils sont différents, et ce, même s’ils sont commercialisés sur des marchés distincts.
Il importe également de s’informer sur les dispositions de la législation sur la concurrence ou antitrust, car les tribunaux peuvent estimer que l’utilisation sur le marché de deux marques similaires pour des produits de même nature constitue une pratique anticoncurrentielle.
Le choix d’une marque doit se faire avec prudence et prévoyance, au terme d’une recherche aussi complète que possible effectuée, de préférence, avec l’aide d’un spécialiste. Si, malgré toutes ces précautions, un conflit avec une autre marque identique ou similaire survient ultérieurement, la conclusion d’un accord de coexistence doit être envisagée, car elle constitue une solution plus économique que la confrontation juridique. Cela ne signifie pas, cependant, qu’il vaille toujours mieux capituler dans une telle situation. Le recours aux tribunaux est parfois la seule manière valable de procéder. Ce sont donc les titulaires des marques concernées qui doivent décider, dans chaque cas, quelle est la réponse la plus appropriée.
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