Atteintes à la propriété intellectuelle sur l’Internet : quelques aspects juridiques
Selon le rapport semestriel de 2006 de Gieschen Consultancy, établi sur la base des statistiques de la Business Action to Stop Counterfeiting and Piracy (BASCAP), environ 14% des enquêtes relatives à la contrefaçon et au piratage concernent aujourd’hui des transactions effectuées sur l’Internet.
L’absence de limites territoriales sur l’Internet, associée aux possibilités d’anonymat que celui-ci offre, facilite des atteintes aux droits de propriété intellectuelle qui sont inhabituelles de par à la fois leur nature et leur importance. Il n’existe presque aucune catégorie de produits contrefaits ou piratés tangibles qui ne fassent l’objet d’échanges commerciaux ou ne soient exploités en ligne, que ce soit par l’intermédiaire d’une plateforme commerciale légale telle qu’une maison de vente aux enchères en ligne ou de sites Web qui claironnent leur illégalité. De plus, un nombre impressionnant d’objets, sous forme numérique et protégés par le droit d’auteur, dont des logiciels, de la musique, des films, des jeux électroniques et des textes, sont diffusés en ligne sans le consentement du titulaire du droit d’auteur, par le truchement de sites Web spécialisés ou de réseaux de partage de fichiers.
L’application des droits de propriété intellectuelle à ces activités pose un certain nombre de questions juridiques. À l’échelon international, l’ensemble de règles le plus exhaustif sur l’application de ces droits se trouve dans l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC). Si certaines règles prévues dans cet instrument s’appliquent aussi bien à l’élément "hors connexion" qu’à l’élément "en ligne" de la question, les atteintes effectuées sur l’Internet constituent des obstacles très particuliers à l’efficacité de l’application de droits qui ne sont pas prévus dans l’Accord sur les ADPIC, ni dans aucun autre traité international. Les observations ci-dessous permettent d’aborder certains aspects de la question.
Qui attaquer en justice? Identifier l'auteur de l'atteinte
L’anonymat que procure l’Internet à ses utilisateurs constitue d’emblée un problème pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle lésés puisqu’ils doivent commencer par identifier l’auteur de l’atteinte avant de pouvoir former une action en justice.
Souvent, les informations nécessaires à l’identification de l’auteur d’une atteinte en ligne ne peuvent être obtenues qu’auprès du fournisseur de services Internet concerné, qui est en mesure d’établir un rapprochement entre l’adresse du protocole Internet d’un ordinateur utilisé sur un réseau et un abonné individuel. Mais il n’existe aucune règle harmonisée, au niveau international, quant à l’obligation d’un fournisseur de services Internet de divulguer l’identité d’un abonné ou toute autre information connexe. L’Accord sur les ADPIC (article 47) comprend une disposition facultative sur le droit d’information aux fins d’une procédure civile. Toutefois, cela se limite à l’information que l’auteur de l’atteinte lui-même doit divulguer et ne s’étend pas à une divulgation par des tiers. Et à cet égard, les législations nationales diffèrent.
Des efforts ont été déployés à différents niveaux – dans de nouveaux textes législatifs et dans un grand nombre de décisions rendues par les tribunaux – pour établir un équilibre entre ce droit d’information et des intérêts incompatibles, tels que la protection du caractère confidentiel des sources d’information ou des données personnelles. La directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle peut aussi contribuer à harmoniser les différentes situations juridiques des pays européens puisqu’elle institue de principe ce droit d’information à faire valoir auprès de certains tiers.
Où attaquer en justice? Aspects du droit international privé
Attaquer en justice pour une atteinte en ligne à du matériel protégé par un droit de propriété intellectuelle implique souvent une action transnationale. Cela pose la question de la compétence juridictionnelle, du droit applicable et de l’exécution éventuelle d’un jugement dans un autre pays, qui ont toutes un rapport avec d’autres questions, complexes, de droit international privé et de droit processuel.
Ces questions ne sont pas véritablement nouvelles. Des théories dans ce domaine existent depuis longtemps dans tous les pays, et il n’est pas nécessaire de décortiquer tous ces principes. Néanmoins, ces notions diffèrent quant à leur degré et à leur caractère lorsqu’elles sont appliquées à des différends dans l’environnement mondial de l’Internet. Peut-on, par exemple, considérer que le fait que le contenu auquel il a été supposément porté atteinte est accessible en ligne dans un pays donné constitue une raison suffisante pour qu’un tribunal de ce pays soit déclaré compétent? Est-ce que cette compétence habilite le tribunal à déterminer le montant de l’indemnité pour l’ensemble du dommage subi, c’est-à-dire éventuellement dans un grand nombre d’autres pays? S’il est possible de demander réparation auprès de différents tribunaux, comment peut-on faire face à la pratique de la "recherche du tribunal le plus offrant", qui permet au demandeur de saisir le tribunal qui sera le plus favorable? On trouve dans la jurisprudence de ces dernières années quelques règles d’application de principes du droit international privé à l’environnement en ligne. Mais des systèmes différents de droit international privé national ou régional continuent de coexister.
Dans le domaine des différends contractuels entre entreprises, il est utile de mentionner les travaux de la Conférence de La Haye de droit international privé. En juin 2005, après plus d’une décennie de négociations, ses États membres ont adopté la Convention sur les accords d’élection de for, qui vise à donner effet aux accords conclus entre les parties en ce qui concerne le choix du tribunal pour connaître exclusivement de différends nés ou à naître. À quelques exceptions près, les différends portant sur des questions de propriété intellectuelle relèvent de cette convention.
Du risque d’être attaqué à l’étranger
Pour les entreprises faisant du commerce électronique, le fait de respecter la législation de propriété intellectuelle des pays dans lesquels elles opèrent peut ne plus suffire à prévenir de manière fiable les risques juridiques. Une entreprise peut appliquer scrupuleusement les règles régissant l’utilisation du contenu protégé par un droit de propriété intellectuelle sur le territoire du pays dans lequel elle est domiciliée. Mais à partir du moment où ce contenu est utilisé sur l’Internet ou par l’intermédiaire de l’Internet, il devient accessible depuis de nombreux endroits, y compris des endroits où son utilisation peut être illégale.
Ainsi, en raison du caractère territorial des droits attachés aux marques, des personnes qui ne se connaissent pas peuvent être propriétaires de marques identiques, en toute légitimité, dans différents pays. Cette coexistence, connue depuis bien longtemps dans le monde matériel, est problématique sur l’Internet où une marque est potentiellement visible depuis n’importe quel endroit. Pour pouvoir travailler de manière entièrement sûre dans un tel environnement, l’entreprise doit respecter les normes les plus élevées de protection à l’échelon mondial, ce qui constitue rarement une solution viable. Dans l’enquête intitulée Global Internet Jurisdiction publiée en 2004 par la Chambre de commerce internationale et l’Association des avocats américains, il apparaît que ces risques constituent une des préoccupations principales des entreprises faisant du commerce électronique. Dans la pratique, les entreprises évitent souvent de traiter avec des pays qui sont considérés comme des pays "à risque" en essayant, par exemple, de connaître l’emplacement physique de l’utilisateur en demandant à celui-ci de s’enregistrer ou en adaptant leur présence en ligne à des pays précis.
La Recommandation commune concernant la protection des marques, et autres droits de propriété industrielle relatifs à des signes, sur l’Internet de l’OMPI propose une solution éventuelle aux préoccupations concernant des marques en conflit avec des droits existants dans d’autres structures. Ses dispositions abordent trois grandes questions : quand peut-on considérer que l’utilisation d’un signe sur l’Internet a eu lieu dans un pays donné? Est-ce que ceux qui détiennent des droits contradictoires sur des signes identiques ou analogues peuvent utiliser ces signes en ligne et, dans l’affirmative, à quelles conditions? Et comment les tribunaux peuvent-ils tenir compte de la base territoriale des droits attachés aux marques lorsqu’ils définissent les dommages-intérêts?
La question de l’efficacité de l’application des droits de propriété intellectuelle sur l’Internet demeure complexe. Des faits nouveaux intervenus à différents niveaux montrent que la tendance est à l’adaptation des mécanismes existants d’application des droits aux spécificités des atteintes en ligne. Mais les approches nationales, souvent différentes, peuvent encore être source de difficultés pour les titulaires de droits qui cherchent à évaluer les risques et les avantages d’une action en justice aux fins de l’application de leurs droits. Cela maintient les entreprises travaillant en ligne ainsi que les consommateurs dans une incertitude certaine.
Étude de cas : "Hotel maritime" |
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Le propriétaire d’un hôtel au Danemark, titulaire de l’enregistrement de la marque "Hotel maritime" dans ce pays, utilisait celle-ci sur son site Web ainsi que comme nom de domaine dans l’adresse électronique www.hotelmaritime.dk. Parallèlement, une entreprise allemande exploitait une quarantaine d’hôtels en Allemagne sous le nom "Hotel MARITIM" qu’elle avait fait enregistrer comme marque en Allemagne. Dans le différend tranché par la Cour suprême fédérale de l’Allemagne en 2004, le demandeur allemand avait fait valoir que le propriétaire de l’hôtel danois portait atteinte aux droits attachés à sa marque notamment en utilisant celle-ci sur son site Web. Le tribunal, tenant largement compte des éléments figurant dans la recommandation commune de l’OMPI, a estimé que toutes les utilisation d’un signe sur l’Internet ne pouvaient pas être réputées avoir eu lieu dans un pays donné même lorsque les utilisateurs de l’Internet pouvaient y accéder depuis ce pays. Ce n’est que lorsque l’utilisation de la marque a des "répercussions commerciales" dans ledit pays que cette utilisation est réputée y avoir eu lieu, et qu’il est éventuellement possible de porter plainte pour atteinte. Sur cette base, le tribunal a donné raison au défendeur danois, estimant que les services hôteliers que celui-ci proposait n’avaient pas de répercussions commerciales suffisantes sur les activités commerciales du demandeur en Allemagne. |
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