L’innovation biomédicale en Jordanie et en Indonésie
L’Indonésie est le quatrième des pays les plus peuplés au monde, et vient en second pour la richesse de sa diversité biologique. La Jordanie, avec quatre millions d’habitants, est un pays relativement petit, avec peu de diversité biologique, guère de ressources naturelles et pas de réserve de pétrole. Pourtant, les deux pays ont un fort potentiel d’innovation biomédicale : l’Indonésie sur le marché des remèdes naturels, la Jordanie dans l’industrie pharmaceutique – la deuxième source de recettes d’exportation du pays. Malgré les différences fondamentales de taille, de structure, de ressources et de contexte géopolitique qui les séparent, ces pays ont tous deux élaboré des stratégies de propriété intellectuelle qui visent à dégager de l’innovation biomédicale nationale des bénéfices pour l’ensemble de la société.
Cet article s’intéresse aux dispositions institutionnelles mises en place pour faire en sorte que les politiques de propriété intellectuelle relatives à la recherche biomédicale contribuent au bien public, en soulignant les approches différentes adoptées par l’Indonésie et la Jordanie. Il emprunte à des études que l’OMPI publiera sous peu, qui analysent l’innovation dans les sciences de la vie dans plusieurs pays en développement.
Gestion de la propriété intellectuelle dans l’intérêt commun
L’innovation dans les sciences de la vie – ce qui comprend la recherche en santé et en agronomie – vise à répondre à des besoins humains fondamentaux : la nourriture, la santé, un environnement propre. Les décideurs ont à relever le défi de mettre en place des incitations au travers du système de la propriété intellectuelle pour assurer la prise en considération de ces besoins. Promouvoir l’innovation biomédicale, et gérer les actifs de propriété intellectuelle qui en découlent au profit du plus grand nombre, exige une approche systématique de prise en charge des objectifs fondamentaux d’intérêt public : constituer des capacités d’innovation indigènes, créer des médicaments abordables, dériver des avantages pour la société des recherches financées par des fonds publics et exploiter des ressources du secteur privé au service de l’intérêt public. Trois piliers soutiennent idéalement cette approche :
- un cadre réglementaire équilibré;
- des institutions publiques ayant des comptes à rendre et efficaces; et
- une utilisation efficace des ressources publiques et privées, notamment dans le cadre de partenariats.
Le cadre réglementaire
On ne saurait considérer les régimes de propriété intellectuelle indépendamment du contexte réglementaire plus large, en particulier dans le domaine des sciences de la vie. Aussi bien l’Indonésie que la Jordanie ont une politique de propriété intellectuelle qui s’inscrit dans une politique générale ambitieuse. "Jordanie Horizon 2020", une initiative du secteur privé placée sous le patronage du Roi Abdallah II et soutenue par le Gouvernement jordanien, place la biotechnologie "au cœur de l’innovation concurrentielle … pour les 20 prochaines années", et met l’accent sur la gestion des connaissances comme moyen de renforcer l’avantage concurrentiel. Un secteur pharmaceutique axé sur l’exportation est l’un des objectifs de ce plan. Le Ministère de la planification et de la coopération internationale est chargé de coordonner des mesures d’ordre public visant à promouvoir l’innovation et d’évaluer la compétitivité globale de la Jordanie.
Aussi bien l’Indonésie que la Jordanie ont entrepris une révision législative approfondie pour mettre leurs lois de propriété intellectuelle en concordance avec l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC) de l’OMC. Les deux pays ont adhéré à la Convention de Paris, à la Convention instituant l’OMPI et au Traité de coopération en matière de brevets. La Jordanie a en outre signé le Protocole relatif à l’Arrangement de Madrid concernant l’enregistrement international des marques (en attente de ratification), et conclu avec les États-Unis d’Amérique un accord commercial bilatéral qui a des incidences pour ses lois de propriété intellectuelle.
En Indonésie, le Ministère de la recherche et l’Office de propriété intellectuelle étudient en étroite coordination les dossiers concernant les allocations de recherche que l’office de propriété intellectuelle attribue à des organismes publics, afin d’évaluer dans quelle mesure les recherches proposées pourront générer des actifs de propriété intellectuelle. On aide les candidats à effectuer une recherche en matière de brevets, qui complète leur étude bibliographique. L’Indonésie offre aussi un financement aux personnes travaillant dans des entreprises locales et dans des organismes de recherche publics qui demandent un brevet.
La titularité des droits de propriété intellectuelle générés au sein des organismes de recherche publics d’Indonésie est à présent détenue et exercée par les organismes eux-mêmes. Cet arrangement a permis la création, dans les années 1990, de 10 agences pour le transfert de technologie, réparties dans tout le pays, et pratiquement tous les grands organismes de recherche publics qui s’occupent d’innovation biomédicale en Indonésie ont aujourd’hui un centre de transfert de technologie (ou bureau de gestion des droits de propriété intellectuelle, ou bureau des licences). Ces centres ont à leur actif le lancement d’un certain nombre d’opérations ces dernières années. L’Institut de technologie de Bandung a conclu des accords internationaux de licence et établi des collaborations dans le domaine de la recherche avec des sociétés nationales, qui cherchent activement à répondre aux besoins locaux. Un de ces partenariats public-privé, par exemple, a produit une nouvelle moissonneuse adaptée aux cultures locales.
Des institutions publiques ayant des comptes à rendre et efficaces
Les avantages d’un cadre réglementaire dépendent à leur tour de l’instauration d’institutions publiques qui, à la fois, rendent des comptes et soient efficaces au service du public. Ces exigences vont au-delà des objectifs institutionnels traditionnels des offices de propriété intellectuelle chargés d’administrer le système des brevets et des marques.
Le Centre de transfert de technologie de la Société scientifique royale de Jordanie a pour mandat d’exploiter la capacité technique de l’institution "pour le bien de la société". (Photo RSS)
L’Office de propriété intellectuelle de la Jordanie rend compte au Ministère de l’industrie et du commerce. Celui de l’Indonésie au Ministère de la justice et des droits de l’homme. Dans leurs processus de décision au quotidien, les deux offices de propriété intellectuelle opèrent dans la responsabilité et la transparence. Indépendamment de la différence de taille – l’Indonésie traite quelque 4000 demandes de brevet par an alors que la Jordanie n’en traite que 200 – les deux offices s’attachent à relever le défi de servir des parties prenantes diverses avec des ressources limitées. Tous deux sont également confrontés au problème familier de trouver du personnel technique qualifié pour s’occuper du domaine de plus en plus complexe des sciences de la vie, et ainsi assurer la qualité des brevets.
L’Office indonésien de la propriété intellectuelle poursuit aussi un dialogue actif avec l’administration des produits alimentaires et pharmaceutiques au sein du Ministère de la santé en ce qui concerne les marques de la pharmacopée naturelle. En Jordanie, le Conseil supérieur des sciences et de la technologie (HCST), à qui il incombe de promouvoir le dialogue sur la politique de propriété intellectuelle, a créé un comité de la propriété intellectuelle chargé de veiller à ce que celle-ci soit systématiquement prise en compte dans la politique de la Jordanie en matière d’innovation. Le HCST mène aussi des activités de sensibilisation à la gestion des droits de propriété intellectuelle au sein de la Société scientifique royale et de la communauté des chercheurs.
Partenariats public-privé
L’innovation dans le domaine des sciences de la vie a souvent pour caractéristiques une recherche "en amont", ou recherche fondamentale, menée par des chercheurs du secteur public ou des chercheurs universitaires, et le fait d’être tributaire du secteur privé pour en commercialiser les fruits et aboutir à des produits finis. Cette situation a conduit à la prolifération de partenariats public-privé, avec des façons diverses de gérer la relation entre ceux qui font les recherches initiales et ceux qui investissent dans la mise au point du produit.
Les organismes de recherche du secteur public peuvent mettre à profit leurs actifs de propriété intellectuelle pour faire fructifier les investissements publics consentis dans la recherche, que le retour sur investissement se définisse en termes financiers ou en termes d’avantages plus larges pour la société. Il incombe aussi aux gestionnaires de P.I. du secteur public de veiller à ce que des innovations scientifiques ayant le potentiel de répondre à des besoins de la société ne soient pas laissées de côté. Les centres de transfert de technologie situés au sein des universités ont un double rôle : être attentifs aux intérêts de la société et faire la médiation entre le monde universitaire et le marché – et contribuer ainsi à ce que le pays soit en mesure d’alimenter une croissance fondée sur l’innovation.
L’Indonésie a mis en place un cadre solide pour les partenariats public-privé. L’Institut indonésien des sciences (LIPI) assure à ses chercheurs des cours de propriété intellectuelle, et un service du LIPI consacré aux questions de propriété intellectuelle, qui rend compte directement au directeur général, a délivré plusieurs licences. Ce service spécialisé a aidé
le LIPI à conclure des alliances avec des instituts de recherche étrangers, comme l’Institut Max Planck en Allemagne, en vertu desquelles tous les actifs de propriété intellectuelle générés sont la propriété commune des deux partenaires de recherche.
En Jordanie, il existe plusieurs exemples de R-D biomédicale menée en collaboration entre l’université et le secteur privé, mais jusqu’à présent la recherche a surtout été le fait du secteur privé et la question d’un cadre juridique adéquat pour déterminer la titularité des droits de propriété intellectuelle issus de recherches financées par des fonds publics est encore en discussion. Comme de surcroit les universitaires jordaniens ont une lourde charge d’enseignement à assurer, les partenariats public-privé sont encore relativement rares. La Société scientifique royale (RSS) de Jordanie est orientée vers la recherche appliquée, et sa stratégie a jusqu’à présent plutôt consisté à assurer des services à des partenaires commerciaux qu’à instaurer des partenariats public-privé pour élaborer de nouvelles technologies. Ces relations entre les activités universitaires et du secteur privé laissent toutefois entrevoir la promesse d’autres partenariats institutionnalisés, et la promotion des partenariats public-privé est une stratégie fondamentale du plan Horizon 2020 du roi Abdallah II.
La Jordanie inverse le phénomène d’exode des cerveaux |
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Inspiré par un appel du Roi Abdallah II lancé aux entrepreneurs jordaniens vivant à l’étranger, Ahmad Al-Ghazawi a quitté le Royaume-Uni en 2002 pour rentrer en Jordanie et y monter une entreprise de biotechnologie. "Je voulais travailler dans la haute technologie", dit-il, "et je ne voulais pas le faire à San Diego". Déjà titulaire de plusieurs brevets, dont un en qualité de coïnventeur d’un antidépresseur valant deux milliards de dollars É.-U., Ahmad Al-Ghazawi a décidé que la Jordanie était l’endroit où démarrer une entreprise pharmaceutique innovante, à la fois en raison des réformes du droit de la propriété intellectuelle qui avait été mise en place et de l’abondant réservoir de personnel de talent issu des universités jordaniennes, pour un coût relativement faible. Dès 2004, sa société Triumpharma a commencé à offrir des services de bio-analyse, de recherche clinique et de R-D pharmaceutique. La société a établi des relations avec les hôpitaux et le personnel soignant locaux, et elle assure maintenant des services tels que tests in-vivo et in-vitro, études de toxicité et essais sur l’animal et sur l’homme pour le compte de clients situés aux États-Unis et en Europe. Selon la stratégie à long terme de M. Al-Ghazawi, ces services permettront de financer des activités internes de R-D sur des thérapies nouvelles innovantes. Actuellement, il s’attache à mettre au point des systèmes nouveaux de libération du principe actif d’un médicament en convertissant des molécules du domaine public qui ont des effets secondaires et posent des problèmes d’absorption en molécules améliorées brevetées. M. Al-Ghazawi explique que la R-D à effectuer pour améliorer le système de libération des principes actifs demande un moindre investissement initial et que la mise sur le marché peut intervenir en trois à quatre ans, alors qu’il faut compter 10 à 12 ans dans le type de R-D axé sur l’innovation radicale que mènent les grandes sociétés des États-Unis et d’Europe pour lesquelles il travaillait auparavant. À ce jour, Triumpharma a déposé quatre demandes de brevet. Pour en savoir plus : Profiles in Creativity and Innovation, Creative & Innovative Economy Center, George Washington University |
Une industrie pharmaceutique en évolution
L’industrie pharmaceutique jordanienne se détourne de la fabrication de médicaments génériques pour s’orienter vers l’innovation biomédicale. Aujourd’hui six des 12 sociétés pharmaceutiques jordaniennes détiennent des brevets, dont plusieurs pourraient bien devenir des médicaments vedettes. En tout juste cinq ans après la réforme de la législation jordanienne sur les brevets intervenue en 2000, la seule Jordan Pharmaceutical Manufacturing Company (JPM), par exemple, s’est constitué un portefeuille de 30 brevets, que le directeur général de la JPM, M. Adnan Badwan, estime valoir environ 200 millions de dollars É.-U. C’est une évolution d’autant plus frappante que, récemment encore, ces sociétés n’utilisaient guère ou pas du tout le système des brevets.
Parmi les mesures prises par l’Indonésie pour renforcer sa stratégie globale de promotion de l’innovation figure la sensibilisation au potentiel économique du marché des médecines naturelles, où le taux de croissance annuelle peut aller jusqu’à 20%. Indofarma, l’une des premières entreprises pharmaceutiques d’Indonésie, a considérablement investi dans la mise au point de nouveaux produits pharmaceutiques développés à partir des remèdes indonésiens jamu, en collaborant par exemple avec l’Université Gadjah Mada pour découvrir des dérivés de la curcumine tirés de la plante médicinale traditionnelle curcuma domestica (le curcuma).
L’Indonésie et la Jordanie fournissent deux exemples complémentaires de la façon dont des structures institutionnelles appropriées, combinées à des approches plus diversifiées et personnalisées de la gestion de la propriété intellectuelle dans l’intérêt de la société, peuvent aider un pays à promouvoir l’innovation biomédicale au niveau national et à en tirer profit. Compte tenu des immenses besoins sanitaires et sociaux qui sont en jeu dans ce secteur, en particulier dans les pays en développement, le défi de parvenir à équilibrer droits patrimoniaux exclusifs et plus grande équité dans la répartition des avantages découlant du progrès technologiques est une préoccupation fondamentale pour la population et les décideurs de tous les pays.
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