Droits de propriété intellectuelle et développement économique : perspective historique
Par le Professeur Zorina Khan
Zorina Khan, professeur associé d’économie au Bowdoin College (États‑Unis), est membre du National Bureau of Economic Research et à contribué aux travaux de la Commission britannique des droits de propriété intellectuelle. En 2006, elle s’est vu attribuer le prix biennal de l’Economic History Association récompensant un ouvrage remarquable sur l’histoire économique de l’Amérique du Nord. Dans son livre, intitulé “The Democratization of Invention: Patents and Copyrights in American Economic Development, 1790‑1920,” elle fait ressortir les différences structurelles entre les systèmes de propriété intellectuelle en vigueur en Europe et aux États‑Unis au XIXe siècle et analyse l’impact de ces systèmes sur l’industrialisation et le développement économique de ces régions.
Dans les extraits ci‑après d’un entretien récent avec le Magazine de l’OMPI, Mme Khan présente certaines de ses conclusions et établit un parallèle avec la situation actuelle des pays en développement.
L’importance de la conception des systèmes des brevets
“Ceux qui ont élaboré la première politique américaine en matière de brevets étaient convaincus que les individus réagissaient à des mesures incitatives : ils ont donc calibré méthodiquement le système de façon à promouvoir l’activité inventive. Cela s’est manifesté au plus haut niveau (insertion d’une clause de propriété intellectuelle dans la Constitution américaine, par exemple) et s’est exprimé par des dispositions particulièrement détaillées (permettre aux déposants d’une demande de brevet en milieu rural d’envoyer leur demande par la poste sans avoir à payer l’affranchissement, par exemple).
D’un point de vue historique, les États‑Unis ont ouvert la voie en accordant une solide protection aux inventions brevetées et en facilitant la constitution de vastes marchés des droits de brevet. Les brevets étaient considérés comme les “droits les plus chers et les plus précieux que la société reconnaisse1“, et les titulaires de brevets pouvaient plaider leur cause devant la Cour suprême. Ils n’étaient jamais considérés comme des monopoleurs, puisque leur contribution aux nouveaux produits et à la productivité profitait au public.
La politique américaine consistant à rendre les droits de brevet accessibles à tout un chacun a fait prospérer l’activité inventive.
Les pays européens, en revanche, ont généralement considéré les droits de brevet comme monopolistes. Les droits de brevet ont été réglementés – par les tribunaux et par l’État – afin de protéger des intérêts particuliers et les emplois existants. Les taxes afférentes aux brevets étaient fixées à un niveau élevé afin de créer des recettes pour les employés et pour l’État. À l’échelon international, les États‑Unis ont pris l’initiative d’encourager les autres pays à renforcer leur législation relative aux brevets dans l’intérêt des titulaires de brevets américains compétitifs au niveau mondial.
Ces observations sont confirmées par les schémas de productivité et de croissance économique. Aux États‑Unis, les gains de productivité ont été manifestes dans toutes les branches d’activité, même celles à fort coefficient de main‑d’œuvre, et les schémas de croissance ont été équilibrés. En Grande‑Bretagne, en revanche, les inventions brevetées ont généralement été des inventions à forte intensité de capital qui se sont, de surcroît, concentrées dans un petit nombre de branches, comme l’acier et les textiles; ce n’est sans doute pas par hasard si la productivité britannique a été inférieure et limitée à ces quelques branches, et que la croissance a été déséquilibrée.
L’histoire nous incite donc fortement à penser que la conception des systèmes des brevets a son importance. Toutefois, ces systèmes s’inscrivent dans un ensemble d’institutions connexes, telles que le système juridique, les marchés technologiques et les établissements d’enseignement. Lorsque ce réseau est souple et ses éléments solidaires, les perspectives d’innovation technologique s’améliorent. Mais si les autres institutions ne jouent pas leur rôle de coopération et de stimulation, un système de brevets peut, aussi bien conçu soit‑il, se révéler inefficace. C’est ainsi que, dans les pays en développement d’aujourd’hui, il s’impose de ne pas séparer les politiques de propriété intellectuelle de ce réseau d’institutions connexes.”
Sous l’impulsion d’écrivains comme Victor Hugo, la France a pris la tête des efforts visant à promouvoir l’harmonisation des législations sur le droit d’auteur. (Par le Comte Stanisław Julian Ostroróg dit Walery (1830‑1890))
Comment le droit d’auteur s’est engagé dans une autre voie
“La spécificité américaine s’est également manifestée dans le domaine du droit d’auteur, mais dans un sens contraire à celui des brevets. Les États‑Unis ont souligné l’importance à accorder à l’alphabétisation de la population et à l’instruction publique et ont limité la protection lorsque l’apprentissage et le droit d’auteur risquaient d’entrer en conflit. Ainsi, par exemple, l’exception au titre de l’usage loyal (rendant possible l’accès non autorisé à des œuvres protégées par le droit d’auteur) accordée aux États‑Unis était la plus généreuse du monde. Les Américains non seulement ont refusé d’adhérer aux traités internationaux sur le droit d’auteur que les pays européens respectaient depuis longtemps, mais se sont livrés pendant un siècle au piratage des produits culturels étrangers, en dépit d’une condamnation générale. Mes recherches me conduisent à penser que ce piratage portant atteinte à un droit d’auteur a profité aux États‑Unis tant que ce pays a été un débiteur net, mais qu’une fois que la balance commerciale leur a été favorable, ils ont été incités à adopter des lois plus strictes pour protéger leurs auteurs au plan international.
En revanche, les politiques européennes ont considéré que les titulaires du droit d’auteur méritaient par définition une protection étendue. Le régime français de droit d’auteur en est progressivement venu à accorder des droits inaliénables aux auteurs, et la France a pris la tête des efforts visant à promouvoir l’harmonisation des législations sur le droit d’auteur.”
Enfants heureux et lessive facile. L’appareil conçu par Sarah Sewell, combinant une machine à laver et une balançoire à bascule, répondait aux préoccupations quotidiennes de la ménagère.
Les motivations des femmes auteurs d’inventions dans le cadre des systèmes de propriété intellectuelle
C’est la possibilité de retirer un avantage de leur effort qui a motivé les femmes auteurs d’invention. Si l’on doit bien à un petit nombre de femmes des inventions très complexes, comme c’est le cas pour Maria Beasley et sa machine à fabriquer des tonneaux, la majorité des femmes se sont appuyées sur l’expertise acquise dans l’accomplissement de leurs tâches domestiques. Le plus souvent, les femmes auteurs d’inventions ont breveté des procédés améliorant la confection de vêtements, le fonctionnement d’appareils ménagers, la cuisine ou d’autres activités domestiques. Certains brevets fournissent des indications amusantes sur les motivations de leurs auteurs, comme la “table silencieuse” inventée par un maître d’école pour les garçons retardataires, ou l’“appareil combinant balançoire à bascule et machine à laver” qu’une mère a inventé pour tirer parti de l’exercice pris par ses enfants.
Tenir la balance égale entre les intérêts des grandes entreprises et des particuliers
“Il ne fait aucun doute que la propriété intellectuelle est essentiellement produite par les employés de grandes entreprises et que ces dernières sont les titulaires des droits. Toutefois, c’est une autre chose de dire, comme le font certains critiques d’aujourd’hui, que le commun des mortels ne retire aucun avantage des droits de propriété intellectuelle. Les règles et normes peuvent avoir évolué, mais le principe consistant à permettre à tout un chacun d’avoir accès à ces droits joue toujours un rôle essentiel dans l’amélioration du bien‑être général.
Les nombreuses études sur les technologies appropriées et le microfinancement réfutent l’idée selon laquelle “le commun des mortels” ne dispose pas des moyens d’améliorer sa situation par lui‑même. L’accès à la propriété peut s’inscrire dans une stratégie décentralisée tendant la main au secteur non structuré de l’économie et aux communautés rurales, qui ne profitent généralement pas des grands projets urbains faisant appel aux technologies étrangères. De plus, les droits de propriété intellectuelle obtenus sur des inventions brevetées contribuent à créer des actifs pouvant faire l’objet d’échanges et la titrisation de ces actifs de propriété intellectuelle profite de façon disproportionnée au commun des mortels qui n’a pas d’autre accès aux prêts bancaires.
Là encore, j’établis une distinction entre les brevets et le droit d’auteur. Le savoir, l’information, l’alphabétisation et l’apprentissage sont autant de facteurs qui déterminent les perspectives de croissance; il est donc indispensable, à mon avis, que les doctrines du droit d’auteur facilitent ce processus en faisant une large place aux exceptions au titre de l’usage loyal et en laissant le domaine public se développer. Or, l’harmonisation internationale et le lobbying des milieux d’affaires continuent de développer le droit d’auteur et d’amenuiser le domaine public.”
Améliorer le système de propriété intellectuelle
“Comme au XIXe siècle, s’agissant des politiques les mieux à même de promouvoir le développement économique et social, ce ne sont pas les propositions qui manquent. Certains économistes se sont laissé séduire par des instruments tels que la passation de marchés publics, les rachats d’entreprises par l’État et les prix décernés par l’État. Mais on pourrait tirer de l’histoire de la France et de l’Angleterre une foule d’exemples montrant le manque d’efficacité, la corruption et l’absence de perspectives de réformes qui semblent devoir être associés à des choix qui ne seraient pas axés sur le marché. Les systèmes de propriété intellectuelle présentent certes des inconvénients, mais les marchés offrent des avantages nets qui ne peuvent pas être copiés. Il s’ensuit qu’au lieu d’abolir le cadre de propriété intellectuelle en vigueur, nous devrions essayer de le modifier et de l’améliorer.
Les institutions de propriété intellectuelle compétentes devraient renforcer les mesures propres à inciter les habitants des pays en développement à créer et à commercialiser des inventions mineures (définies de façon assez vague pour inclure les biens culturels) qui sont susceptibles d’améliorer considérablement leur niveau de vie. Toutefois, ces mesures devraient être adaptées au contexte social plus large. On a reproché à certains pays en développement de ne pas assurer une protection universelle par brevet; ces pays sont notamment l’Inde (qui n’a pas assuré de protection par brevet pour les médicaments, les produits chimiques et les alliages, le verre optique ou les semiconducteurs) et le Brésil (où les produits chimiques, les médicaments et les denrées alimentaires n’ont été protégés qu’à partir des années 90). Dans le passé, pourtant, la plupart des pays développés autres que les États‑Unis ont eux aussi traité certains secteurs comme des exceptions. La loi française de 1791 disposait que les médicaments ne pouvaient pas être brevetés. L’Angleterre a lutté contre la suprématie de l’Europe continentale en matière de produits chimiques en excluant ces produits de la protection par brevet et, jusqu’à une date récente, elle délivrait des licences obligatoires pour les produits pharmaceutiques et les produits alimentaires. L’Allemagne, imitée par le Japon, n’a pas délivré de brevets pour les produits alimentaires, pharmaceutiques ou chimiques. L’histoire offre donc de multiples précédents pour une politique de protection facultative selon les branches d’activité ou les produits, ce au nom de l’intérêt général.
Quant aux législations sur le droit d’auteur des pays en développement, je préconise la mise en œuvre d’une doctrine de l’usage loyal beaucoup plus ferme, pour permettre l’accès non autorisé gratuit à certaines catégories d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Ainsi, par exemple, les écoles et les universités ne devraient pas avoir à redouter une application du droit d’auteur capable de donner un coup d’arrêt à l’apprentissage et à l’éducation. Sur le long terme, cet accès ne peut que profiter à tout le monde, dans la mesure où la promotion de l’alphabétisation et de l’apprentissage peut développer considérablement le futur marché des produits protégés par le droit d’auteur.
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1. Cour suprême des États‑Unis, ex parte Wood & Brundage, 22 U.S. 603, 1824.
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