Au tribunal : Le caractère distinctif de l’identité musicale est-il susceptible de protection en droit américain?
Par Barry Werbin
Il y a identité musicale distinctive lorsque que le public associe spécifiquement une chanson ou une mélodie à un artiste connu ou lorsque la voix de cet artiste est tellement caractéristique qu’elle finit par le distinguer au même titre qu’une marque. Barry Werbin, du cabinet Herrick, Feinstein LLP de New York, membre du sous-comité sur les politiques et pratiques de l’INTA, examine ici les possibilités de protection de l’identité musicale par le droit des marques. Nous publions, avec l’aimable autorisation de l’Association internationale pour les marques, une version révisée de son article paru dans le bulletin de l’INTA du 1er février 2007 (vol. 62, n° 3).
La chanson comme signifiant de l’interprète?
La Cour d’appel des États‑Unis d’Amérique pour le deuxième circuit (New York) a confirmé le jugement déboutant Mme Gilberto de son action en atteinte au droit de marque par prétention fallacieuse de cautionnement, le tribunal ayant estimé qu’il n’avait pas été “possible de conclure raisonnablement à l’existence d’un cautionnement implicite”. Le tribunal de premier degré avait cependant statué aussi, plus largement, que “la législation fédérale [sur les marques] ne prévoit pas la protection des œuvres musicales”, dans la mesure où ces dernières sont déjà protégées par le droit d’auteur. La Cour d’appel ne l’a toutefois pas suivi sur ce point, estimant au contraire que les compositions musicales peuvent bénéficier de la protection du droit des marques à titre de “symbole ou élément servant à identifier les produits ou services d’une personne”, tout comme les dessins graphiques, qui peuvent être utilisés en tant que marques tout en étant protégés par le droit d’auteur. La Cour a néanmoins rejeté les autres demandes, notamment en affaiblissement de marque, de Mme Gilberto, au motif qu’aucun précédent jurisprudentiel n’avait été avancé à l’appui de l’argument selon lequel l’artiste “acquiert sur un enregistrement de sa propre interprétation ou exécution notoire une marque de commerce ou une marque de services la désignant elle-même”.
Nancy Sinatra a prétendu qu’elle avait rendu la chanson These Boots are Made for Walkin’ tellement populaire que son nom y était désormais associé. (Photo: Boots Enterprises, Inc.)
Cette conclusion était fondée sur une décision rendue par le neuvième circuit (Californie) en 1970, dans une procédure engagée par Nancy Sinatra contre la société Goodyear Tire et portant sur l’utilisation par cette dernière de la chanson These Boots Are Made for Walkin’. Goodyear avait régulièrement acquis auprès des titulaires du droit d’auteur une licence lui permettant d’utiliser la chanson, qu’elle avait fait chanter par des interprètes tout à fait inconnus, pour les besoins d’une annonce publicitaire. La chanteuse faisait valoir qu’elle avait donné à cette chanson une telle popularité que son nom y était désormais associé, de sorte qu’elle avait acquis un sens second et qu’aucune autre personne ne pouvait l’interpréter dans une annonce publicitaire. Le tribunal avait conclu qu’une composition musicale ne pouvait pas faire office de marque de commerce pour elle-même, ce qu’a confirmé la décision Gilberto.
Prétention fallacieuse de cautionnement implicite
Bien qu’ayant pris acte de décisions antérieures faisant droit à des demandes d’artistes interprètes ou exécutants visant à faire interdire l’utilisation de leur “image personnelle” pour faire croire à un cautionnement implicite de leur part, la Cour a considéré qu’en utilisant la chanson, la société Frito-Lay n’avait pas cherché à se servir de l’image personnelle de Mme Gilberto pour faire croire qu’elle cautionnait son produit. La Cour a conclu qu’il n’était pas impensable d’élargir la protection du droit des marques aux interprétations dominantes des artistes, mais que l’intervention du législateur serait nécessaire à cet effet. Autrement, toute décision des tribunaux reconnaissant de tels droits à des chanteurs serait de nature à perturber le bon fonctionnement du commerce, car elle ouvrirait la voie à des poursuites à l’encontre de personnes ayant pourtant obtenu de la part des titulaires de droits toutes les licences nécessaires à l’exploitation de l’œuvre concernée.
Tom Waits a eu gain de cause dans une action en “prétention fallacieuse de cautionnement implicite”>>(Photo: Wikipedia)
Contrairement à celles de Mmes Gilberto et Sinatra, l’image personnelle musicale de Tom Waits a eu suffisamment de poids pour lui donner gain de cause, en 1992, dans un procès contre une société qui avait engagé un chanteur imitant sa voix râpeuse distinctive pour une annonce radio vantant les mérites d’une marque de grignotines. Waits n’avait jamais fait d’annonces commerciales ni cautionné aucun produit; il estimait d’ailleurs qu’un musicien ne devrait jamais faire de publicité. La Cour d’appel des États‑Unis d’Amérique pour le neuvième circuit a jugé sa poursuite justifiée en vertu des lois de l’État de Californie, lesquelles interdisent de s’approprier la voix distinctive d’un chanteur sans le consentement de ce dernier (une émanation de la vaste notion de right of publicity en vigueur en Californie). En ce qui concerne la demande de Waits en prétention fallacieuse de cautionnement implicite sur le fondement de l’article 43.a) de la loi Lanham (loi sur les marques; voir l’encadré), la Cour a estimé qu’“une personnalité publique dont un attribut distinctif de l’identité a été imité dans le but de faire croire qu’elle cautionne un produit […] est légitimée à engager une action pour prétention fallacieuse de cautionnement”. En outre, contrairement à ce qui se passe dans le cas d’une action classique en publicité mensongère, il n’est pas nécessaire que la personnalité publique concernée soit en concurrence avec le défendeur. Considérant que le jury avait correctement évalué le risque de confusion entre Waits et sa doublure, la Cour a confirmé le jugement en faveur de Waits.
La loi Lanham – Article 43.a) |
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L’article 43.a) de la loi Lanham (loi sur les marques des États-Unis d’Amérique) interdit l’usage de fausses indications d’origine et de fausses descriptions et l’affaiblissement. Il traite ainsi la question de la prétention fallacieuse de cautionnement implicite :
Toute personne qui utilise dans le commerce, pour des produits ou services… un mot, terme, nom, symbole ou dessin… ou une description fausse ou fallacieuse des faits ou une représentation fausse ou fallacieuse des faits qui… est susceptible de causer la confusion… d’induire en erreur ou de tromper en ce qui concerne son affiliation, ses relations ou son association avec une autre personne, ou en ce qui concerne l’origine, un patronage ou une approbation accordé par une autre personne pour ses produits, services ou activités commerciales, peut faire l’objet d’une action civile intentée contre elle par toute personne estimant qu’elle est ou sera lésée à l’avenir par l’accomplissement d’un tel acte. |
Appropriation illicite d’image personnelle musicale
En 1988, le neuvième circuit avait été saisi d’une action en appropriation illicite d’image personnelle engagée en vertu des lois de common law de l’État de Californie par la chanteuse Bette Midler parce qu’une annonce publicitaire à laquelle elle avait refusé de participer avait été produite avec une chanteuse imitant sa voix. Le tribunal avait écarté, au motif que la voix utilisée n’était pas sa véritable voix, la demande introduite séparément par Mme Midler sur le fondement des lois de la Californie en matière de droit au respect de la notoriété, en statuant cependant que la législation sur le droit d’auteur n’avait pas préséance en ce qui concerne les griefs d’imitation vocale parce que l’“objet” de l’appropriation illicite, à savoir sa voix, n’était pas lui-même susceptible de protection par le droit d’auteur.
En 2006, dans l’affaire Laws c. Sony Music Entertainment, le neuvième circuit a précisé les dispositions de la common law de Californie sur l’appropriation illicite et leur interaction avec la législation sur le droit d’auteur [la chanteuse Debra Laws ayant poursuivi Sony Music pour appropriation illicite de sa voix et atteinte à sa vie privée, au motif que l’enregistrement audio et vidéo All I Have de Jennifer Lopez reprenait sans son consentement des éléments de son enregistrement intitulé Very Special]. La Cour d’appel a estimé que les demandes de Debra Laws relevaient de la loi fédérale sur le droit d’auteur, et non des lois de l’État, dans la mesure où elles concernaient seulement des reproductions de ses chansons, dans lesquelles la voix de l’artiste était une partie d’un enregistrement sonore fixé sur un support tangible et était régie, à ce titre, par le droit d’auteur. La prétention fallacieuse de cautionnement implicite en vertu de la loi Lanham n’était pas invoquée dans cette procédure. La Cour a observé que “contrairement aux affaires Midler et Waits, dans lesquelles le preneur de licence a imité la voix de l’artiste après avoir acquis des droits portant sur la chanson seulement, Sony a signé ici [avec la société Electra Records, titulaire du droit d’auteur] un contrat l’autorisant à exploiter l’enregistrement de Mme Laws proprement dit. La société Sony n’imitait pas [la chanson] telle qu’elle aurait pu être chantée par Mme Laws. Elle utilisait une partie de [la chanson] chantée par Debra Laws”.
Au-delà de la scène musicale
Le neuvième circuit a aussi eu à se pencher sur la question de l’atteinte à l’image personnelle des célébrités dans des domaines autres que la musique, par exemple en 2000, lorsqu’il a statué que l’utilisation dans un film d’un extrait de court-métrage du groupe comique les Three Stooges ne constitue pas une atteinte au droit de marque au sens de la loi Lanham, même si l’œuvre concernée n’est plus protégée par le droit d’auteur et fait partie du domaine public. Au demandeur qui faisait valoir que cet extrait était particulièrement distinctif du style de comédie des Three Stooges, la Cour a répondu qu’il n’en relevait pas moins de la protection du droit d’auteur. Qualifiant d’“argument fantaisiste” le grief d’atteinte au droit de marque, elle a conclu que cette affaire différait des autres espèces, par exemple la procédure Waits, dans lesquelles l’atteinte à l’image personnelle d’une célébrité avait été reconnue. Dans ces dernières, en effet, il était fait usage, par le biais d’un imitateur, de la voix ou de l’aspect de l’artiste pour faire croire à un cautionnement de sa part à des fins publicitaires, et non de l’œuvre exacte renfermant son interprétation ou exécution originale, laquelle relève exclusivement du droit d’auteur.
Californie c/ New York?
La décision Waits et celles qui l’ont suivie sur les questions de simulation de voix ou de style d’artiste se sont appuyées, afin d’éviter tout conflit avec la législation fédérale sur le droit auteur et tout argument de préséance législative, sur des théories d’usage fallacieux de cautionnement et des dispositions de lois d’État en matière d’appropriation illicite. Étant donné que la Californie, contrairement à l’État de New York, reconnaît, tant par ses lois qu’en common law, de larges droits au respect de la notoriété, les musiciens peuvent avoir de meilleures chances, en cas d’utilisation d’imitations de leurs interprétations ou exécutions ou de prétention fallacieuse de cautionnement, d’obtenir réparation en invoquant à la fois les lois de la Californie et la loi Lanham devant les tribunaux californiens. Cela étant, des décisions sanctionnant la prétention fallacieuse de cautionnement en vertu de l’article 43.a) de la loi Lanham ont été rendues par le deuxième et le neuvième circuit, c’est-à-dire tant à New York qu’en Californie. Il est probable qu’avec l’évolution de la technologie médiatique et des techniques numériques permettant d’imiter facilement les voix comme l’apparence des personnes, nous n’avons pas fini de voir des changements dans ce domaine.
Décisions citées
Oliveira a/k/a Gilberto c. Frito-Lay, Inc., 251 F.3d 56 (2d Cir. 2001)
Sinatra c. Goodyear Tire & Rubber Co., 435 F.2d 711 (9th Cir. 1970)
Affaire “Three Stooges” : Comedy III Productions, Inc. c. New Line Cinema, 200 F.3d 593 (9th Cir. 2000)
Affaire “Cheers” : Wendt c. Host International, Inc., 125 F.3d 806 (9th Cir. 1997)
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