En quoi la gestion de la propriété intellectuelle est elle importante pour le secteur public?
Par Anatole Krattiger
Anatole Krattiger est chercheur adjoint à l’Institut de biodesign de l’université Arizona State et professeur associé à l’université Cornell. Le présent article s’inspire de son éditorial dans Intellectual Property Management in Health and Agricultural Innovation: A Handbook of Best Practices (eds. A. Krattiger, R. T. Mahoney, L. Nelsen, et al.), une publication du MIHR d’Oxford, au Royaume‑Uni, et de PIPRA, de Davis, aux États‑Unis d’Amérique.
Depuis une dizaine d’années environ, rares sont les pays qui n’ont pas entrepris de revoir et d’actualiser leur législation en matière de protection des droits de propriété intellectuelle. De même, la plupart des accords commerciaux bilatéraux comportent des clauses de propriété intellectuelle. Comme le souligne, M. Francis Gurry, sous‑directeur général de l’OMPI, dans sa préface de Intellectual Property Management in Health and Agricultural Innovation: A Handbook of Best Practices, le fait que pas moins de dix nouveaux traités multilatéraux en matière de propriété intellectuelle aient été signés au cours des 15 dernières années seulement1 constitue une véritable “explosion législative au niveau international dans le domaine de la propriété intellectuelle”. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les droits de propriété intellectuelle soient souvent considérés comme une source de complications et soulèvent la controverse. En ce qui concerne la recherche médicale et le développement, ce sont notamment les incidences de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) qui suscitent les craintes des pays à faible et à moyen revenu. Il est, bien entendu, tout à fait légitime de se demander si l’Accord sur les ADPIC aura un effet sur le prix et la disponibilité des innovations en matière de santé et d’agriculture et, dans l’affirmative, jusqu’où s’étendra cet effet. Cela dit, l’accès aux produits médicaux et agricoles est influencé par de nombreux facteurs.
Tout en reconnaissant que les droits de propriété intellectuelle sont parfois perçus comme des obstacles à l’accès aux innovations dans les domaines de la santé et de l’agriculture, l’ouvrage fait valoir que la difficulté ne tient pas à la propriété intellectuelle en tant que telle, mais à la manière dont elle est utilisée et gérée, notamment par les institutions du secteur public (universités, institutions publiques de recherche et organismes à but non lucratif). Il étudie la gestion de la propriété intellectuelle dans tous ses aspects les plus importants, en considérant toutefois que cette dernière n’est que l’un – rarement le plus important – des six éléments étroitement liés et interdépendants de l’innovation. En effet, pour répondre aux besoins des pays pauvres, d’autres efforts doivent aussi être faits pour:
- soutenir la recherche-développment;
- adopter des politiques et élaborer des systèmes réglementaires fiables et efficaces (pour l’enregistrement des médicaments et des vaccins, la sécurité biologique et alimentaire des applications de la biotechnologie dans les domaines de l’alimentation humaine et animale et des fibres, ainsi que la certification de la qualité des semences);
- encourager la qualité dans la fabrication des médicaments et des vaccins et l’investissement dans le but de favoriser la qualité dans la production des semences et des autres intrants agricoles;
- élaborer des programmes de santé nationale et des mécanismes d’extension agricole aptes à soutenir les marchés nationaux et comprenant des systèmes de distribution dans les secteurs public et privé;
- prendre des mesures propres à faciliter le commerce des produits et des technologies de la santé et de l’agriculture.
En fait, les incidences de l’Accord sur les ADPIC dépendront pour une large part de la manière dont se comportent les pays et les institutions, en plus de développer leur régime de propriété intellectuelle, à l’égard des cinq éléments de l’innovation ci‑dessus. Tout indique que l’une des conditions essentielles pour exploiter tout le potentiel de l’Accord sur les ADPIC et en éviter les effets négatifs est de bien maîtriser la gestion de la propriété intellectuelle. Les pays en développement qui auront cette capacité pourront accéder à tous les nouveaux outils, technologies et ressources qui leur permettront d’améliorer radicalement la santé et le bien‑être de leurs citoyens. Par exemple en Inde, l’industrie pharmaceutique privée ne consacre pas automatiquement ses ressources à la recherche de médicaments pour soigner les maladies les plus courantes dans les pays en développement; elle s’intéresse plutôt aux marchés robustes, ouvert aux nouvelles technologies en matière de santé, des pays développés. C’est pourquoi le secteur public indien devrait privilégier la recherche de solutions aux problèmes de santé qui touchent principalement les pauvres, en concentrant son effort sur les innovations susceptibles d’être ultérieurement commercialisées par le secteur privé. S’il sait gérer efficacement sa propriété intellectuelle, un organisme public de recherche peut aider les plus pauvres, non seulement avec les produits issus de ses travaux, mais aussi en mettant à contribution le pouvoir du secteur industriel dans le cadre de contrats de partenariat public‑privé. En revanche, si les subtilités des techniques de gestion de la propriété intellectuelle lui échappent, tous les avantages que peut procurer une telle démarche resteront hors de sa portée.
De la même manière, chaque pays doit profiter de la latitude que lui reconnaît l’Accord sur ADPIC pour formuler et mettre en œuvre les politiques et pratiques répondant le mieux à ses propres besoins. Il y a peu de chances qu’une solution rapide à un besoin technologique dans le domaine médical, une licence obligatoire, par exemple, soit aussi efficace ou durable que celle issue d’une action concertée des secteurs public et privé. Il y a donc tout avantage, pour un pays, à se donner une meilleure capacité interne de gestion de la propriété intellectuelle, à renforcer son système juridictionnel en matière de propriété intellectuelle et à faire des besoins des pauvres, une priorité.
L’internationalisation croissante du régime de la propriété intellectuelle ne doit donc pas être vue simplement comme une évolution des lois et des législations; les droits de propriété intellectuelle ont d’abord et avant tout pour fonction d’encourager l’investissement dans l’innovation. En second lieu, les systèmes qui régissent ces droits ont été créés dans le but de réguler l’accès à la propriété intellectuelle et le partage des avantages qui en découlent. Autrement dit, les droits de propriété intellectuelle n’ont pas pour utilité première d’empêcher les tiers d’utiliser les objets qu’ils protègent; ce sont des instruments stratégiques qui servent à déterminer la meilleure manière de les utiliser. Si un objet de propriété intellectuelle n’aboutit pas sur le marché, il ne sert à rien. Et ce marché peut être commercial ou humanitaire.
À condition de le faire selon des pratiques de gestion saines et éprouvées, le secteur public dispose en particulier d’un pouvoir extraordinaire de mise en œuvre de la propriété intellectuelle en tant qu’élément d’une stratégie plus large visant à accélérer l’accès – notamment par les pays en développement – à des innovations des domaines de la santé et de l’agriculture permettant de sauver des vies et de soulager la pauvreté. La gestion de la propriété intellectuelle est un élément essentiel de la recherche d’un monde plus équitable, en particulier lorsqu’elle est considérée comme un instrument destiné à être utilisé à des fins publiques, par le secteur public. Si l’on se réfère au passé, on constate malheureusement que la propriété intellectuelle a plutôt eu tendance à enrichir les nantis. Le secteur public a sa part de responsabilité dans cet état de choses, car il n’a pas accordé une attention suffisante à la gestion de la propriété intellectuelle. Bien qu’il s’agisse pour lui d’une discipline relativement nouvelle, cette lacune doit être corrigée. La participation du secteur public à la recherche a connu, depuis les années 70 en ce qui concerne le domaine de la santé et les années 90 pour ce qui est de la biotechnologie agricole, des changements énormes. Ce n’est pourtant que récemment que ce secteur a commencé à comprendre comment tirer parti des droits de propriété intellectuelle que lui conférait cette recherche – et, par effet de levier, de ceux des tiers – dans ses efforts pour s’acquitter de sa mission sociale, et notamment de ses responsabilités envers les pauvres. L’intérêt croissant suscité dans les secteurs public et privé par cette notion de l’utilisation de la propriété intellectuelle dans l’intérêt général a révélé que le secteur public ne dispose pas des connaissances et des capacités nécessaires à la mise en œuvre de cette dernière. Cet ouvrage vise à contribuer, parallèlement à de nombreuses initiatives de l’OMPI et d’autres institutions, à combler cette insuffisance.
Bien sûr, les droits de propriété intellectuelle ne sont qu’une solution imparfaite et un compromis. Ils représentent la recherche d’un équilibre entre le domaine public, dans lequel toutes les connaissances sont librement accessibles à tous, et la reconnaissance aux inventeurs de la propriété de leurs découvertes et de la valeur qui s’y attache. Le passé démontre que cet équilibre encourage l’investissement – et le réinvestissement – dans l’innovation, quoique cette dernière soit trop rarement tournée vers les besoins des pauvres. Pour le réaliser, il faut que la propriété intellectuelle soit gérée d’une manière avisée et permanente, et de nombreuses études de cas ont heureusement démontré que le secteur public peut élaborer à cet égard des solutions efficaces, susceptibles de réaliser un équilibre adéquat – ou à tout le moins de s’en approcher. Le système de propriété intellectuelle existant peut être utilisé à cet effet, particulièrement dans les situations où des entreprises acceptent de faire don de leurs droits de propriété intellectuelle ou de les partager d’une autre manière. Cela nécessite toutefois une reconceptualisation fondamentale de la fonction des droits de propriété intellectuelle et de la manière dont ils peuvent être utilisés par le secteur public.
Les conditions nécessaires pour améliorer l’accès des pays en développement aux innovations fondamentales en matière de santé et d’agriculture sont la connaissance, la capacité, la participation active et la gestion stratégique de la propriété intellectuelle par le secteur public. Elles doivent s’assortir d’une amélioration des capacités de gestion de la propriété intellectuelle par les institutions, de la formulation d’un ensemble de politiques nationales en matière de propriété intellectuelle et du renforcement des systèmes juridictionnels dans ce domaine ainsi que des offices de brevets. C’est là le but que visent ces bonnes pratiques de gestion de la propriété intellectuelle : favoriser le bien‑être public – notamment chez les peuples qui n’ont pas pu bénéficier, jusqu’à présent, des avantages de la technologie – et contribuer ainsi à construire un monde en meilleure santé et plus équitable.
Étude de cas : Le programme arachidier de l’Inde | |||||||||||||||
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Dans le domaine de l’agriculture, un récent exemple met en scène l’Agricultural Biotechnology Support Project II (ABSPII), l’Institut international de recherche sur les cultures des zones tropicales semi‑arides (ICRISAT), l’Université agricole Acharya N. G. Ranga (ANGRAU), en Inde, et la firme Sathguru Management Consultants (Sathguru), également en Inde, ainsi que des licences du Donald Danforth Plant Science Center (le centre Danforth) et de la société Monsanto, tous deux de Saint‑Louis, aux États‑Unis d’Amérique. Le projet concerne l’arachide, un oléagineux de base, cultivé en Inde à des fins d’alimentation humaine et animale. Cette culture s’effectue sur 7,5 millions d’hectares, avec une production d’environ 8 millions de tonnes. Elle fait vivre plus de cinq millions de petits cultivateurs et exploitants marginaux. Un nouveau virus a causé des pertes de plus de 65 millions de dollars É.‑U. et menace sérieusement de priver les agriculteurs de leur seul moyen de subsistance. Des applications de la biotechnologie alimentaire ont toutefois démontré par ailleurs qu’il est possible d’éviter les effets dévastateurs de cette infection par une technique connue faisant intervenir la protéine de coque (CP) du virus. L’ABSPII a donc mis sur pied le projet décrit dans le tableau 2 ci‑après, dans le but d’élaborer une arachide résistante au virus en question afin d’aider, tout d’abord, les petits cultivateurs de l’Inde, puis ultérieurement ceux des pays voisins.
Tableau 2 : Conditions essentielles des accords de licence intervenus dans le cadre du programme arachidier entre l’ABSPII, l’ICRISAT, l’ANGRAU, Sathguru, le centre Danforth et la société Monsanto2
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Étude de cas : Réduire les coûts de traitement de la malaria | ||||||||||||
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Dans le domaine de la santé, un organisme à but non lucratif, l’Institute for OneWorld Health (iOWH), a formé un partenariat unique en son genre avec l’Université Berkeley de Californie et une jeune entreprise issue de cette dernière, Amyris Biotechnologies, Inc. Ce projet vise à réduire de manière importante le coût de l’artémisinine, précurseur clé dont les dérivés sont utilisés dans la production, par synthèse biologique, fermentation industrielle et synthèse chimique, des ACT (Artemisinin Combination Therapies ou combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine). Les ACT sont administrés dans le traitement du paludisme (ou malaria), une maladie qui touche chaque année jusqu’à 500 millions de personnes et cause 1,5 million de décès, majoritairement chez les enfants d’Afrique et d’Asie. Des études effectuées au Vietnam ont montré que les associations médicamenteuses contenant des dérivés d’artémisinine peuvent réduire de 97% le taux de mortalité. Le problème est qu’à 2,40 dollars É.‑U. le traitement de trois jours, le coût de cette prévention est souvent trop élevé pour les populations des pays les plus touchés. C’est pourquoi la fondation Bill et Melinda Gates finance les travaux visant à éliminer le besoin d’extraire l’artémisinine au moyen d’une technologie de synthèse biologique. L’université Berkeley poursuit la recherche fondamentale, tandis que la recherche appliquée sur les processus de fermentation et de transformation chimique est effectuée par la société Amyris et que l’iOWH s’occupe des indispensables aspects réglementaires, dirige la mise en œuvre de la stratégie de création de produits pour le monde en développement et formule une stratégie de commercialisation fondée sur une connaissance approfondie des exigences réglementaires dans le monde et une analyse des modèles actuels de chaîne d’approvisionnement et de distribution dans le domaine industriel. Afin d’assurer l’accessibilité de leurs produits, les partenaires se sont engagés à accepter une rentabilité réduite dans le domaine du paludisme et ont mis au point des mécanismes de licence créatifs, grâce auxquels les pays en développement pourront se les procurer au plus bas prix possible. Les conditions exactes sont décrites dans le tableau 1 ci‑dessous. Cet arrangement présente des avantages pour toutes les parties concernées : l’université bénéficie des subventions de recherche ainsi que des redevances découlant des ventes éventuellement réalisées par Amyris en dehors du monde en développement, Amyris, en sa qualité d’entreprise à but lucratif, a la possibilité d’utiliser les innovations relatives à l’artémisinine dans d’autres projets reposant sur la même plate‑forme technologique et l’iOWH, organisme à but non lucratif, peut mettre le traitement de la malaria à la portée d’un plus grand nombre d’habitants des pays en développement, ce qui correspond à l’une de ses vocations. Tableau 1 : Conditions essentielles des accords de licence entre l’université Berkeley, l’iOWH et Amyris en vue de la production de combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine (ACT) pour les pays en développement3
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1. Protocole de Madrid (1989), Traité de Washington sur la propriété intellectuelle en matière de circuits intégrés et Traité sur le registre des films (1989), Acte de 1991 de la Convention UPOV (1991), Accord sur les ADPIC (1994), Traité sur le droit des marques (1994), Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions (1996), Traité de l’OMPI sur les phonogrammes (1996), Acte de Genève de l’Arrangement de La Haye (1999) et Traité sur le droit des brevets (2000).2. Medakker A et V Vijayaraghavan. 2007. The Groundnut Story: A Public‑Private Initiative focused on India. Étude de cas 3. In Executive Guide to Intellectual Property Management in Health and Agricultural Innovation: A Handbook of Best Practices (A Krattiger, RT Mahoney, L Nelsen, etal.). MIHR: Oxford, R.‑U. et PIPRA: Davis, É.‑U. Page CS9. En ligne : www.ipHandbook.org.
3. Source : MIHR/PIPRA. 2007. Improved Production of a Natural Product Treatment for Malaria: OneWorld Health, Amyris, and the University of California at Berkeley. Étude de cas 20. In Executive Guide to Intellectual Property Management in Health and Agricultural Innovation: A Handbook of Best Practices (A. Krattiger, R. T. Mahoney, L. Nelsen, et al.). MIHR: Oxford, R.‑U. et PIPRA: Davis, É.‑U. Page CS46. En ligne : www.ipHandbook.org.
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