La P.I. et les entreprises : Stratégies de propriété intellectuelle dans l’industrie textile : une PME relève le défi
Dans son dernier numéro, le Magazine de l’OMPI s’est penché sur la question de la protection des dessins et modèles industriels dans les secteurs européens de la mode et de l’industrie textile (Europe : le droit des dessins et modèles dans le secteur de la mode). L’article qui suit examine, sur ce même thème, les stratégies de propriété intellectuelle adoptées par une petite entreprise textile. À San Leucio, en Italie, la société Gustavo De Negri & Za.Ma se trouve confrontée à un grave problème de concurrence de la part des producteurs de soie asiatiques. Sa parade : innovation et qualité.
Les soieries de la maison Gustavo De Negri & Za.Ma ont une place de choix dans des maisons de gens riches et célèbres, des résidences présidentielles, des palais royaux et des yachts de grand luxe. C’est en effet chez De Negri que sont produits les tissus présentés sous la griffe de certains grands décorateurs d’intérieurs au prestigieux salon Maison & Objet de Paris. La société compte notamment parmi ses clients Ralph Lauren Home et Christopher Hyland Inc., le plus important négociant du monde en tissus européens de luxe. La famille de Gustavo De Negri, fondateur de la société en 1998, tisse de la soie depuis cinq générations. Le Magazine de l’OMPI a demandé à M. De Negri ce que fait sa petite entreprise de 42 employés face aux tissus peu coûteux et attrayants dont l’Asie inonde le marché européen.
La stratégie de la société s’articule autour de trois axes : un renouvellement constant par la création de nouveaux motifs, l’innovation technique en ce qui concerne les procédés mécaniques, chimiques et de finissage appliqués par l’usine et la création d’une marque collective forte pour les soieries de San Leucio.
Luxueuses soieries destinées à la décoration d’intérieur créées par Gustavo De Negri & Za.Ma. Les filaments de soie assemblés en fils sont peignés sur le métier à tisser avant le tissage.
Robe pour la maison
Les étoffes de soie fabriquées par les générations antérieures de la famille De Negri servaient à confectionner des habits de cérémonie pour les papes et les cardinaux du Vatican ainsi que pour les familles royales d’Europe. Gustavo n’a rien changé à cette tradition, mais l’a étendue
– et avec elle, la renommée de son entreprise – en y ajoutant des tissus de haut de gamme pour la décoration et l’ameublement. Il propose ce qu’il appelle “une robe sur mesure pour la maison”. Les motifs De Negri sont tous uniques et font l’objet d’une production limitée.
La société De Negri n’a pas de modèles standard. Le dessin, les couleurs, le tissage et le finissage de chacune de ses créations sont l’aboutissement de plusieurs mois de travaux de recherche et de développement. Le processus créatif est mis en mouvement par Gustavo De Negri, sur la base d’une étude des tendances de la décoration intérieure et de la mode. Il discute ensuite ses idées avec ses deux stylistes afin de choisir une orientation. Au cours des mois qui suivent, ces derniers vont créer, en se fondant sur l’examen de motifs antérieurs, d’œuvres d’art, d’armoiries et autres, deux ou trois dessins nouveaux que M. De Negri soumet à sa clientèle de base, afin de recueillir ses réactions. L’un des dessins est alors sélectionné, et un prototype est produit afin d’essayer différentes qualités de tissus, des couleurs et des modes de tissage.
Au mois de janvier de chaque année, les prototypes des nouveaux dessins de la société sont présentés au salon Proposte de Côme (Italie) où les décorateurs d’intérieurs du monde entier viennent choisir les tissus qui seront commercialisés sous leur nom. M. De Negri les modifie ensuite en collaboration avec eux, afin de les adapter à leurs besoins avant le salon Maison & Objet, qui se tient à Paris en septembre.
“Il faut jusqu’à trois ans pour préparer un prototype à être présenté au salon Proposte, explique Gustavo, et malgré cela, il arrive qu’il soit encore en avance sur son temps. Les décorateurs mettent parfois deux à trois ans de plus à s’y intéresser, à en faire un incontournable”. Il reste cependant convaincu que la créativité constitue un ingrédient essentiel du succès de la société De Negri.
Un cocon de ver à soie de quatre grammes est constitué d’un brin de soie de 1000 m de long. (Photos.com)
Innovation technique
L’autre grand axe stratégique est l’innovation technique. Toutes les modifications, améliorations et adaptations apportées à la chaîne de production de la société De Negri, du moulinage à la teinture et au tissage, sont des secrets d’affaires protégés, de même que les techniques de finissage.
Un cocon de ver à soie de quatre grammes produit un brin extrêmement fin de 1000 mètres de long. On tord ensemble de cinq à huit de ces brins pour faire un fil qui pourra ensuite être tissé. La société De Negri achète ses cocons nettoyés et purifiés en Chine, mais à Côme, où se concentre 80% de la production européenne de soie, ses procédés de filature et de tissage n’ont pas leur semblable. Il est pratiquement impossible pour un imitateur de les reproduire en obtenant la même qualité, car ses machines sont modifiées – certaines ont même été conçues entièrement sur place.
Gustavo De Negri a conclu avec un fabricant milanais de machines à tisser un accord de licence réciproque tout à fait particulier. Il travaille en effet avec ce dernier à la mise au point des améliorations qui lui sont nécessaires pour sa production, en échange de quoi les modifications ne lui sont pas facturées. L’industriel est autorisé à les utiliser ensuite dans ses nouvelles machines. M. De Negri estime qu’il fait une bonne affaire : “J’obtiens gratuitement des machines à mes spécifications, et je suis le premier à les avoir. Le temps que les imitateurs arrivent sur le marché avec une copie, nous avons déjà trouvé mieux”. Les modifications supplémentaires qu’il apporte aux métiers lorsqu’ils entrent dans ses ateliers passent toutefois sous silence.
M. De Negri a aussi collaboré avec des chercheurs d’une université locale à la mise au point de nouvelles techniques de finissage. Cela a donné lieu à des innovations dont notamment un brocart souple comme une étoffe de soie légère, une technique qui permet de créer sur la soie un effet de relief comparable à celui du cuir repoussé et une autre, qui a donné lieu à un nouveau tissu filigrané. Il travaille actuellement avec une université à l’élaboration d’une nanotechnologie qui promet de révolutionner l’industrie de la soie. Sa discrétion à ce sujet est impénétrable.
Une marque collective pour San Leucio
En 2006, les fabricants de soieries de San Leucio G. De Negri & Za.Ma, Tesseci & Cicala, Bologna & Marcaccho et A.L.O.I.S. ont annoncé qu’ils unissaient leurs forces au sein d’un consortium destiné à renforcer leur position face au danger que représente la concurrence des manufacturiers de textile chinois. Leurs objectifs sont les suivants :
- établir une structure pour l’organisation d’activités conjointes de promotion de leur industrie et de leurs produits;
- établir des liens avec les universités en vue d’innover et de conserver leur avance sur la concurrence étrangère;
- déposer une marque collective San Leucio Textile Silk Quality et en assurer l’administration (voir encadré).
Gustavo De Negri est l’une des chevilles ouvrières du consortium, et présente la marque collective comme “une nécessité” face à la concurrence. Il considère qu’elle symbolise la tradition soyeuse de San Leucio ainsi que la richesse et la qualité de ses étoffes. Seuls les quatre membres du consortium – dont les familles sont depuis des générations dans le travail de la soie à San Leucio – sont autorisés à utiliser cette marque sur des soieries produites à la demande à San Leucio, pour une clientèle de professionnels.
Toujours un pas d’avance
Bien qu’étant une petite entreprise, De Negri & Za.Ma a toujours su voir grand et ainsi, conserver son avance. Quand nous avons demandé à M. De Negri ce qu’il souhaitait pour l’avenir, il nous a parlé d’un marché où tous les concurrents seraient à armes égales, où les importations de textiles d’Asie seraient soumises aux mêmes obligations strictes – et coûteuses – en matière de teinture et de finissage que les productions européennes et nord‑américaines. Il aimerait pouvoir empêcher ses clients d’aller faire reproduire ses motifs et ses tissus pour moins cher en Asie – la qualité n’est pas la même, et le tissage et le dessin sont légèrement différents, mais le sont‑ils suffisamment pour que l’utilisateur final s’en rendre compte? Et puis, comme tout bon père, il commence à avoir très envie de faire savoir à cet utilisateur final que les étoffes si exclusives qui lui sont vendues par les grands noms de la décoration sont l’œuvre de la société Gustavo De Negri & Za.Ma. Un enregistrement de marque en vue?
La colonie royale devient marque de qualité |
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Le hameau de San Leucio se compose de quelques courtes ruelles qui grimpent vers ce qui fut autrefois un pavillon de chasse. Mais il compense sa petitesse par une histoire et un prestige remarquables. San Leucio a une riche tradition dans la création de soieries exclusives produites à la demande – une réputation d’excellence que ses familles fondatrices entendent protéger par une marque collective. En 1750, le roi Ferdinand de Bourbon choisit San Leucio comme site d’un modèle de production expérimental. Il transforma le pavillon de chasse qu’il y possédait, le Belvédère, en complexe dédié à la fabrication de la soie, avec des bâtiments industriels, des logements pour les travailleurs et une école publique – la première en Italie – pour leurs enfants. Son idée était de créer un système vertical intégrant toutes les étapes de la production de la soie, du cocon au produit fini – le meilleur que l’on puisse trouver en Europe. Il rassembla les techniques les plus avancées et amena les meilleurs artisans à San Leucio : tisseurs de brocart de Lyon, fabricants de métiers à tisser de Milan, ouvriers de la soie de Toscane, etc. En 1789, un édit royal fit de San Leucio la “Colonie royale des tisseurs de soie” avec son propre code de loi. Les membres de cette colonie bénéficiaient de privilèges et d’un système moderne de sécurité sociale. Ils allaient obligatoirement à l’école à partir de l’âge de six ans, les dots étaient abolies, et il était interdit aux parents de se mêler des choix matrimoniaux de leurs enfants – à un détail près toutefois : ceux qui voulaient se marier devaient avoir appris au préalable le métier de la soie. La transmission de l’art des soyeux d’une génération à l’autre était assurée. C’est donc ainsi que naquit la réputation d’excellence de San Leucio. Elle est perpétuée, depuis la privatisation de l’industrie de la soie au XIXe siècle, par les familles de fabricants de soie du village, qui ont créé la marque collective San Leucio Textile Art Innovation afin de la protéger. Selon les prévisions du consortium responsable de son administration, cette nouvelle marque de qualité sera utilisée à compter de 2009. Le système vertical établi par le roi Ferdinand prévoyait que les étoffes produites à San Leucio devaient être vendues à des fabricants de produits finis, et non à l’utilisateur final. Cette tradition continuera d’être respectée. La marque collective San Leucio Textile Art Innovation sera utilisée exclusivement par des entreprises du secteur de la soie. Elle apparaîtra en bordure de pièces de tissu faites à la demande et vendues directement aux grands décorateurs d’intérieurs de la planète. |
Par Sylvie Castonguay, La rédaction, Magazine de l OMPI, Division des communications et de la sensibilisation du public.
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