Héros controversés des grandes profondeurs
Par Kirsten E. Zewers
Cet article est une adaptation d’une partie d’une étude de Kirsten E. Zewers intitulée “Bright future for marine genetic resources, bleak future for settlement of ownership rights: reflections on the United Nations Law of the Sea consultative process on marine genetic resources, June, 2007”1. Kirsten Zewers, une ancienne stagiaire de l’OMPI, poursuit actuellement ses études de droit à l’université St. Thomas de Minneapolis (Minnesota).
À de nombreux kilomètres sous la surface de la mer vivent des organismes hors du commun qui se sont adaptés pour supporter la pression, la température et la toxicité extrêmes de leur environnement. Cela leur a conféré des propriétés extraordinaires, sans équivalent parmi les formes de vie terrestres. Les récentes avancées de la technologie ont permis comme jamais auparavant l’exploration des grands fonds marins et l’étude de matériel génétique dérivé des organismes qui y habitent. Des découvertes sont faites, qui laissent entrevoir un potentiel inestimable en matière d’applications biotechnologiques et pharmaceutiques. Tel est le contexte dans lequel est né l’actuel débat autour de l’étendue des droits de propriété ou de souveraineté qui s’appliquent à ces ressources génétiques et de la brevetabilité des inventions qui en sont issues. Ces questions étaient au cœur des négociations lors de la réunion, en juin 2007, du Processus consultatif non officiel ouvert à tous sur les océans et le droit de la mer des Nations Unies (UNICPOLOS).
Des propriétés exceptionnelles
La plupart des organismes qui sont à l’origine de ces nouvelles ressources génétiques marines vivent à proximité de sources hydrothermales (ou “fumeurs noirs”) dans les grands fonds marins. Ces zones extrêmement instables sont le théâtre d’une activité tectonique et volcanique qui modifie constamment le fond océanique. Des variations extrêmes de température (jusqu’à 400° C), de pression et de fluide hydrothermal y créent un environnement difficile pour une vie durable. Pourtant, de nombreux organismes se sont adaptés à ces contraintes en apprenant à utiliser l’énergie chimique fournie par les fluides que rejettent les sources hydrothermales – une caractéristique qui donne aux ressources génétiques marines une valeur particulière, spécialement pour combattre les maladies humaines.
Un certain nombre de ressources génétiques marines déjà collectées, étudiées et cultivées ont des applications très prometteuses dans les domaines des produits pharmaceutiques, de la biodépollution (c’est‑à‑dire l’utilisation de matières organiques pour nettoyer des déversements de déchets dangereux, etc.) et des cosmétiques. On a découvert, par exemple, que des protéines codées par des dérivés d’ADN et d’ARN extraits de ressources génétiques marines ont des utilisations thérapeutiques dues notamment à des propriétés antioxydantes, antivirales, anti‑inflammatoires, antifongiques, anti‑VIH et antibiotiques, ainsi qu’une efficacité spécifique contre le VIH, certaines formes de cancer, la tuberculose et le paludisme. Le développement de nouveaux médicaments est toutefois un processus incertain, long et coûteux, qui s’étale souvent sur de nombreuses années et coûte des millions. C’est pourquoi jusqu’à présent, moins de 1% de ces dérivés de ressources génétiques marines a atteint la phase finale des essais cliniques 2. On a cependant constaté que la proportion de composants naturels potentiellement utiles est significativement plus élevée parmi les organismes marins que parmi les organismes terrestres. De plus, le taux de réussite concernant le développement d’agents anticancéreux potentiels est deux fois plus élevé que pour n’importe quel échantillon terrestre3.
Brevetabilité du matériel génétique
À ce jour, 37 brevets ont été délivrés aux États‑Unis d’Amérique pour des produits dérivés de ressources génétiques marines. Mais de nombreuses questions continuent de se poser en ce qui concerne le principe même de la brevetabilité de ces organismes.
(Accord sur les ADPIC), qui est administré par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), prévoit qu’un brevet doit pouvoir être obtenu pour toute invention “à condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle.” Il n’en découle pas pour autant que la protection des brevets doive s’appliquer à la simple découverte d’un organisme vivant, tel qu’il existe dans la nature, et les législations nationales font généralement la distinction entre cette dernière et les inventions que constituent les dérivés utiles de tels organismes ou les organismes génétiquement modifiés. Il est donc clair que les formes de vie présentes dans la mer ne sont pas brevetables telles quelles. Mais qu’en est‑il du lucratif matériel génétique qui en est issu?
Largement débattue au niveau international, la question de la brevetabilité des séquences partielles ou complètes d’ADN ou d’ARN, est abordée de manière très différente dans les diverses législations nationales. Les États‑Unis d’Amérique, par exemple, acceptent généralement de breveter les séquences génétiques à condition qu’elles aient une utilité et que celle‑ci soit divulguée (autrement dit, il ne suffit pas de relever l’existence d’une telle séquence, par exemple). Mais la jurisprudence (par exemple le récent arrêt In re Fisher, qui a retenu que les marqueurs génétiques connus sous le nom de “marqueurs de séquences exprimées” ne sont pas dotés d’une utilité substantielle et spécifique si leur fonction génétique sous‑jacente n’est pas indiquée) et le courant législatif (notamment le projet de loi présenté au congrès en février 2007 qui vise à exclure le matériel génétique humain du champ des brevets) semblent indiquer que les États‑Unis d’Amérique sont en voie d’adopter des normes plus restrictives en ce qui concerne la brevetabilité des séquences partielles ou complètes d’ADN ou d’ARN.
En Europe, la Convention sur le brevet européen exclut la brevetabilité des inventions contraires à l’ordre public ou aux bonnes mœurs. La directive de l’Union européenne relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques, adoptée en 1998, a précisé qu’une matière biologique peut être considérée comme une invention brevetable à condition d’être isolée de son environnement naturel ou produite à l’aide d’un procédé technique – en d’autres termes, lorsqu’elle fait l’objet d’une intervention inventive de la part de l’être humain.
L’Accord sur les ADPIC établit des normes minimales communes, en laissant toutefois aux membres de l’OMC la possibilité de les appliquer dans le respect de leurs différences culturelles et morales. Cela permet à ces derniers d’exclure de la brevetabilité les inventions dont il est nécessaire d’empêcher l’exploitation commerciale “pour protéger l’ordre public ou la moralité, y compris pour protéger la santé et la vie des personnes et des animaux ou préserver les végétaux, ou pour éviter de graves atteintes à l’environnement”. Il leur est également permis d’exclure de la brevetabilité les végétaux et les animaux autres que les micro‑organismes et “les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux, autres que les procédés non biologiques et microbiologiques”. L’Accord sur les ADPIC laisse donc aux membres de l’OMC le pouvoir souverain de décider quelles sont les inventions qui doivent être considérées comme contraires à la moralité.
La taxonomie peut être un autre obstacle à la protection par brevet des ressources génétiques marines. En effet, pour remplir les conditions de brevetabilité, l’inventeur doit divulguer entièrement son invention, de manière à ce que la lecture du document de brevet fournisse suffisamment d’informations pour en permettre la reproduction par un tiers. Cela peut nécessiter, par exemple, l’indication du nom botanique exact d’un végétal utilisé dans l’invention revendiquée ou la référence à un dépôt effectué dans une collection internationale reconnue de micro‑organismes. Toutefois, étant donné que certaines ressources génétiques marines récemment découvertes possèdent des propriétés complètement nouvelles et que leurs caractéristiques taxonomiques ne sont pas encore établies, l’indication de ce type de référence dans un document de brevet peut présenter certaines difficultés.
Nouveauté, activité inventive, application industrielle
En vertu de l’Accord sur les ADPIC et conformément à une pratique désormais acceptée au niveau international, une invention peut être protégée par un brevet si elle est nouvelle et non évidente ou si elle implique une activité inventive. La question de savoir si les inventions issues de matériel génétique présent dans la nature remplissent ces critères de nouveauté et d’inventivité reste largement controversée à travers le monde. Comme nous l’avons vu, par exemple, la directive européenne sur les inventions biotechnologiques a clarifié qu’en Europe, une matière biologique peut être considérée comme une invention brevetable même si elle est identique à une matière existant dans la nature, à condition de faire l’objet d’une intervention humaine suffisante pour mettre au point une invention utile. Le débat se poursuit sur d’autres aspects, tels que le degré d’“isolation” et de transformation technique que doit subir le matériel génétique pour satisfaire pleinement les conditions de nouveauté et d’activité inventive aux fins de la brevetabilité.
L’Accord sur les ADPIC prévoit aussi que l’invention doit être utile ou susceptible d’application industrielle pour pouvoir être protégée par un brevet. Bien que les détails varient d’un pays à l’autre, un grand nombre de pays exigent l’indication d’une utilisation pratique de l’invention, considérant que les possibilités d’utilisation théoriques ne remplissent pas les conditions requises. Une telle exigence peut cependant jouer contre les déposants qui cherchent à obtenir un brevet sur du matériel génétique d’origine marine nouvellement isolé, dans la mesure où ces derniers devront se limiter à rédiger à grands traits des revendications portant sur des possibilités d’utilisation certes vastes, mais souvent inconnues.
L’Accord sur les ADPIC conditionne enfin la brevetabilité de l’invention à sa divulgation dans une publication, et cela de façon suffisante pour qu’elle puisse être exécutée par une personne du métier concerné. Il ne précise pas, toutefois, le degré de divulgation de la technique antérieure qui est requis. Un certain nombre de pays ont en outre instauré des exigences spécifiques en ce qui concerne les inventions fondées sur des ressources génétiques ou des savoirs traditionnels, afin d’assurer la conformité avec les dispositions relatives au consentement préalable en connaissance de cause et au partage des avantages. Des débats ont actuellement lieu au sein du Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC) et du Comité permanent du droit des brevets (SCP) de l’OMPI, ainsi qu’à l’OMC (où a été déposé un projet d’amendement de l’Accord sur les ADPIC), en ce qui concerne le principe de l’imposition aux inventeurs, dans le cadre du régime international, de l’obligation de divulguer la source ou l’origine des ressources génétiques ou des savoirs traditionnels utilisés dans leurs inventions et de démontrer qu’ils se sont conformés aux obligations prévues par les accords en matière de consentement préalable en connaissance de cause et de partage équitable des avantages. Les questions de rémunération équitable, de transfert technologique et de partage des avantages sont également débattues. Ces discussions n’ont encore donné lieu à aucune résolution de portée internationale, mais l’introduction de telles exigences dans les législations nationales pourrait déjà avoir une incidence, même en l’absence de normes internationales, sur le dépôt des demandes de brevet pour des inventions fondées sur des ressources génétiques marines.
À qui appartiennent les ressources génétiques marines?
Eu égard au potentiel gigantesque qu’elles représentent, les ressources génétiques marines soulèvent, lorsqu’elles sont situées dans des zones ne relevant pas des juridictions nationales, des questions de droits de propriété et de partage des avantages qui font actuellement l’objet d’un intense débat. Les délégués qui participaient à la réunion de l’UNICPOLOS en juin 2007 avaient pour but de négocier les droits de propriété des ressources génétiques marines trouvées dans des eaux internationales, hors des juridictions nationales, question qui n’est pas expressément visée ni réglementée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982.
Un certain nombre d’actes ne relevant pas des juridictions nationales, tels que la pêche commerciale et la recherche scientifique marine, sont toutefois soumis à la Convention. Cette dernière prévoit, par exemple, que les ressortissants de tous les États disposent du droit de pêcher en haute mer dans un but lucratif selon leur ordre d’arrivée (sous réserve de coopérer aux mesures de conservation et de gestion des ressources biologiques en haute mer). Elle a aussi établi graduellement des orientations en ce qui concerne la recherche scientifique marine. Bien que ce terme ne figure pas sous cette forme dans la Convention, on considère généralement qu’il englobe l’étude de l’environnement marin et de ses ressources, effectuée à des fins pacifiques et dans le souci de favoriser le patrimoine commun de l’humanité ainsi que le partage équitable des avantages.
Les débats de l’UNICLOPOS, qui visaient à élaborer un projet de document à présenter pour adoption à l’Assemblée générale des Nations Unies, ont fait apparaître une large divergence de vues entre les pays en développement et développés. Les pays en développement ont proposé qu’à l’instar de la recherche scientifique marine, la bioprospection des ressources énergétiques marines soit réglementée par la Convention, dans le cadre de régimes de partage équitable des avantages favorisant le patrimoine commun de l’humanité.
Les pays développés ont argué, pour leur part, que les ressources génétiques marines échappent au champ d’application de la Convention parce que celle‑ci ne les définit pas d’une manière expresse. Ils ont proposé qu’à l’exemple des droits de pêche commerciale dans les eaux internationales ne relevant pas des juridictions nationales, les droits de propriété de ces organismes soient réservés à ceux qui prennent l’initiative de les recueillir, c’est‑à‑dire aux bioprospecteurs.
Les négociations se sont achevées le 29 juin 2007 à minuit sur une impasse, les délégués n’ayant pas réussi à décider s’il convenait ou non de placer systématiquement les activités exercées sur les océans et les mers sous l’empire de la Convention de 1982 sur le droit de la mer. Les délégations tiennent depuis lors des consultations informelles dont il est impossible de prévoir l’issue.
Bien que les découvertes de ressources génétiques marines se multiplient, le débat sur le régime de propriété qu’il convient d’y appliquer hors des juridictions nationales n’a que peu progressé. Elles présentent cependant un tel potentiel économique et font l’objet d’une demande si pressante de la part de l’industrie pharmaceutique qu’elles resteront pendant des années encore, et cela malgré les questions qui se posent quant à leur brevetabilité et leur titularité, un sujet brûlant dans la communauté internationale.
Remerciement: Tony Taubman, WIPO Life Sciences Program
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