La barre monte d’un cran pour le cinéma égyptien – Adel Adeeb
Par Bhamati Viswanathan
Adel Adeeb derrière la caméra.
(Photos : Good New Group)
Cet article est un condensé du portrait du réalisateur égyptien Adel Adeeb tracé pour le Creative and Innovative Economy Center de la Faculté de droit de l’Université George Washington par Bhamati Viswanathan. Cette dernière, qui rédige actuellement sa thèse de doctorat à l’université de Pennsylvanie, y parle en particulier de l’habileté d’Adel Adeeb à trouver des capitaux pour financer ses projets.
Connue pour être solidement établie et particulièrement prospère, l’industrie cinématographique égyptienne traverse néanmoins une période de mutation rapide et d’incertitude. Bien que ses films, traditionnellement des productions à grand spectacle toujours attendues avec impatience par le public local, soient les plus courus du monde arabe, le cinéma égyptien est confronté en permanence à de nouveaux défis.
La préoccupation première des réalisateurs de films égyptiens est la recherche de financement. Il devient en effet de plus en plus difficile de faire face à la montée irrépressible des budgets de production, alimentée par un vedettariat solidement implanté parmi les acteurs égyptiens et des coûts techniques et de main‑d’œuvre en constante augmentation. Bien que les canaux de distribution soient toujours plus diversifiés – recettes des salles, droits de télévision et, à plus long terme, recettes connexes (DVD, DHD, etc.) – les revenus d’exploitation des films connaissent une croissance limitée et ne se réalisent pleinement que pour les films à grand succès.
L’importance des mises de fonds initiales et le caractère aléatoire des rendements ont fait que les cinéastes égyptiens sont depuis longtemps limités à un petit nombre de producteurs aux poches bien garnies, ayant accès à des sources de financement diversifiées et bénéficiant d’une solide assise dans le domaine. Le cinéma égyptien est ainsi profondément modelé par quelques figures majeures qui, souvent, jouent à la fois le rôle de créateur, de producteur, de distributeur, de promoteur, et même de responsable des licences ou des droits secondaires.
Vision créatrice
Adel Adeeb est l’une de ces figures. Élevé dans l’une des grandes familles dynastiques du cinéma, il a fait sa place, petit à petit, dans de multiples activités. Il a notamment fondé Good News Group, une entreprise extrêmement prospère et respectée basée au Caire qui regroupe plusieurs sociétés de communication multimédia dans les domaines de la presse, de l’édition et de l’Internet. C’est toutefois dans le domaine de la production cinématographique que le groupe s’est le plus particulièrement distingué, en sachant produire des films exceptionnels, accueillis avec autant d’enthousiasme par le public que par la critique.
Trois des plus récentes productions d’Adel Adeeb ont connu des succès retentissants. L’Immeuble Yacoubian, adaptation du roman à succès de l’Égyptien Alaa el‑Aswany, le premier film égyptien de tous les temps à être mis en nomination pour un Oscar, a mobilisé des moyens internationaux alors qu’il était encore en cours de tournage. Le film pose un regard hautement artistique sur la vie et les difficultés de divers personnages de la société égyptienne et aborde avec une grande sincérité un certain nombre de problèmes de l’Égypte contemporaine. Morgan Ahmed Morgan est une saga familiale racontée avec un habile mélange de drame et de comédie, tandis que Baby Doll Night présente un sujet provocant d’une manière jamais encore tentée par le cinéma égyptien.
Ces films débordent tous trois largement le cadre des thèmes habituels – histoire d’amour, mélodrame ou comédie facile – du cinéma à succès. Ils réussissent pourtant, tout en faisant preuve d’originalité, à trouver une profonde résonance auprès du public, tant en Égypte que dans le reste du monde arabe.
Habileté financière
Adel Adeeb est un créateur doublé d’un financier d’une indéniable habileté. Sa stratégie s’articule autour de quatre axes principaux :
- financement interne sur les sources de revenus existantes;
- financement externe par le biais de la coproduction ou de l’investissement extérieur;
- concession de licences pour la télévision et les médias émergents;
- création de nouvelles sources de revenus par la distribution de contenu à l’étranger.
Il s’agit là de méthodes de financement courantes, utilisées par les producteurs de films du monde entier. Le dynamisme et l’inventivité avec lesquels Adel Adeeb recherche des moyens nouveaux de les exploiter sont toutefois la marque d’un esprit d’entreprise hors du commun.
Baby Doll Night a été présenté au festival de Cannes 2008.
Adel Adeeb a le grand avantage de disposer, pour faire face à ses besoins de financement interne, d’une entreprise stable et de grande envergure. Le Good News Group compte plusieurs journaux et magazines de langue arabe, un portail Internet très fréquenté, également en arabe, et un certain nombre de partenaires dans le commerce de détail. Les canaux de distribution qu’il possède contribuent à lui assurer une place de premier rang sur le marché. Il contrôle également de nombreuses chaînes de salles de projection, ce qui lui permet de s’assurer que ses films bénéficient des horaires de projection les plus favorables dans toutes les grandes régions métropolitaines. Le fait d’être en outre propriétaire d’un studio de création ainsi que d’installations de production et de distribution confère au Good News Group un pouvoir sur lequel Adeeb peut s’appuyer pour assumer les risques liés à la production de films innovants.
La flambée des coûts de production cinématographique l’oblige néanmoins à rechercher des sources de financement extérieures. Alors que L’Immeuble Yacoubian avait coûté environ 3,97 millions de dollars É.‑U. à produire, la facture est passée à 4,9 millions de dollars É.‑U. pour Morgan Ahmed Morgan et à la somme exorbitante – du moins pour l’Égypte – de 6,3 millions de dollars É.‑U. pour Baby Doll Night. Tant que les coûts de production restaient inférieurs à 4 millions de dollars É.‑U., Adeeb pouvait en assurer lui‑même le financement, mais cette époque est révolue. Sa réussite l’a toutefois placé dans une position qui lui permet d’attirer des investisseurs extérieurs désireux de prendre pied dans le secteur du cinéma. Il a adopté, à cet égard, des tactiques relativement nouvelles chez les réalisateurs de films égyptiens. Il a par exemple demandé et obtenu de la part de la banque HSBC une cote de crédit triple A dans le but d’introduire le Good News Group en Bourse dans les Émirats arabes unis – une première pour une compagnie de films égyptienne.
Le deuxième moyen auquel il a recours est de proposer à des producteurs étrangers des accords de coproduction – pour des films égyptiens ou étrangers. Reste à savoir si les producteurs du Golfe se laisseront séduire par cette formule encore nouvelle.
En ce qui concerne la distribution, Adeeb voudrait augmenter les excellentes recettes déjà réalisées par le Good News Group grâce au contrôle qu’il exerce sur les salles de projection, et cela en s’assurant une place importante sur le marché des droits de télévision. Ces derniers sont en effet devenus un vecteur de diffusion essentiel pour les films égyptiens, que ce soit sur le marché intérieur ou à l’étranger. Adeeb tente donc de capitaliser sur cette vogue en vendant directement ses droits de distribution aux géants de la radiodiffusion de l’Égypte et du Golfe. Il a observé chez les diffuseurs de télévision un appétit insatiable de longs métrages. Étant donné que le cinéma égyptien produit actuellement une soixantaine de films par an, n’importe quelle chaîne de télévision importante pourrait facilement acheter tous les films qui sont proposés sur le marché et les diffuser en l’espace d’une seule année.
Transfert des droits de propriété intellectuelle
L’une des grandes questions qui se posent maintenant à Adel Adeeb est celle du transfert des droits de propriété intellectuelle relatifs à son catalogue grandissant de films. Il s’est en effet efforcé d’en conserver le contrôle jusqu’à présent, mais les télédiffuseurs, notamment, tiennent de plus en plus à les acquérir une fois la phase de commercialisation initiale terminée. Étant donné qu’elles ont amplement les moyens de payer, les grandes chaînes de télévision se sont ainsi constitué un catalogue d’œuvres cinématographiques égyptiennes de plus en plus important. Il y a donc toutes les chances qu’Adel Adeeb reçoive une offre pour le rachat de l’ensemble des droits de propriété intellectuelle relatifs à ses films pour l’Égypte, le Golfe ou le monde entier.
Si le prix proposé lui convient, il est possible qu’une telle cession ne l’inquiète pas particulièrement. Cela étant, Adeeb pourrait laisser échapper, en vendant ses droits, l’occasion d’exploiter un jour un marché qui n’est pas encore tout à fait développé, soit celui de la diffusion sur les téléphones mobiles et sur l’Internet. Il risque en outre des déceptions s’il estime que le nouveau titulaire des droits exploite mal certains marchés alors qu’il lui doit des redevances aux termes de leur accord.
Payer la note
Adel Adeeb ne manque pas de projets créatifs ambitieux à lancer. Mais maintenant qu’il a ouvert la porte à des alliances extérieures, il pourrait aussi voir remise en question l’autonomie dont il a joui jusqu’à présent dans la gestion du Good News Group et de ses projets. Les investisseurs pourraient, en effet, lui demander de faire preuve d’une plus grande transparence sur le plan financier. Ils pourraient aussi exiger d’avoir leur mot à dire dans les décisions relatives à la manière d’investir les fonds disponibles, à la prise de risques, à la répartition de l’exploitation entre les salles et la télévision, et ainsi de suite. Adeeb devra donc décider, comme d’ailleurs n’importe quel patron, jusqu’à quel point il est disposé à laisser des forces extérieures lui dicter sa ligne de conduite.
Adel Adeeb parle propriété intellectuelle
L'Immeuble Yacoubian, premier film égyptien de tous les temps à être nominé pour un Oscar.
Deux semaines après la présentation au festival de Cannes de son film “Baby Doll Night”, le magazine de l’OMPI s’est brièvement entretenu avec Adel Adeeb au sujet de la place de la propriété intellectuelle dans l’industrie cinématographique.
Quelle a été l’importance de votre connaissance de la propriété intellectuelle quand vous avec créé le Good News Group?
Il est essentiel de bien comprendre la propriété intellectuelle quand on lance une entreprise, surtout si c’est une maison de production de films. Le piratage et les autres atteintes aux droits peuvent nuire gravement à la réputation d’un film et de la compagnie qui le produit, ainsi qu’aux recettes générées par son exploitation. Quelques semaines après la sortie de L’Immeuble Yacoubian, par exemple, nous avons été submergés de liens vers des sites qui prétendaient avoir le film. Grâce à notre service informatique, qui a fait un excellent travail, ils ont tous été fermés. Il y a eu un autre incident avec des vendeurs à la sauvette qui proposaient des copies pirates du film sur DVD dans les rues des quartiers populeux du Caire, comme Ramsis et Isaaf. Ils ont été dénoncés aux autorités qui ont mis fin à leurs activités. Mais il n’y a pas de moyen infaillible de se protéger contre ce type de vol, parce que la technologie évolue si vite qu’on ne peut pas tout arrêter. Nous faisons de notre mieux.
Quels sont les droits de propriété intellectuelle qui ont le plus d’importance pour les revenus d’exploitation de vos films?
Les droits vidéo. Les films sortent d’abord au cinéma, et six mois plus tard, ils sortent en format vidéo, sur DVD, etc.
Normalement, cela rapporte beaucoup d’argent, mais le piratage en ligne pose un grave problème, car il peut nous en faire perdre la moitié. Alors qu’à l’étranger, le marché du DVD peut générer encore plus de revenus que l’exploitation en salles, il est pratiquement inexistant en Égypte. Les DVD coûtent cher, et en plus, on peut avoir le film gratuitement en ligne! Très peu de gens vont accepter de payer plus de 100 livres égyptiennes (environ 20 dollars É.‑U.) alors qu’une version téléchargée peut les contenter, même si elle n’est pas de très bonne qualité.
Ensuite, après six mois de DVD, le film commence à passer à la télévision, ce qui devrait aussi être très payant... mais là encore, le piratage s’en mêle et fait baisser les revenus. C’est pourquoi les droits de télévision sont maintenant vendus tout de suite, pendant que le film est en production, en même temps que tous les autres droits. Nous pouvons ainsi nous garantir un revenu minimum avant même la sortie en salles.
Comment voyez‑vous l’avenir de l’industrie du film arabe? Y a‑t‑il de la place pour de nouveaux joueurs?
Je pense qu’il a un très bel avenir. On assiste à l’arrivée de toute une nouvelle génération de jeunes cinéastes dont les talents sont reconnus aussi bien dans leur pays qu’à l’étranger. À mon avis, et bien qu’il ait toujours ses problèmes habituels (mauvaise qualité, mauvais goût), le marché du cinéma apprend petit à petit. La valeur des productions s’améliore lentement mais sûrement, et surtout, les films deviennent de plus en plus intéressants par leur contenu, plus en phase avec le monde d’aujourd’hui. Le Good News Group s’intéresse beaucoup à découvrir et à financer des talents nouveaux, capables d’apporter à ce marché une saveur différente, une touche inédite. Le jeune Marwan Hamed, le réalisateur de L’Immeuble Yacoubian (son premier film) est un exemple évident. Il y a aussi Rami Abdel Jabbar, qui assurera bientôt la mise en scène d’un long métrage intitulé La maison de chair (Biet Min Lahm).
Quel conseil donneriez‑vous à un aspirant cinéaste, en Égypte?
Faire preuve de professionnalisme. Comprendre que le monde est plein de gens qui voudraient en savoir plus sur ce que nous sommes, et que nos films doivent montrer le bon comme le mauvais. Privilégier la qualité des scénarios et des acteurs.
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