La P.I. et les entreprises : décadence et grandeur des marques pharmaceutiques
Par R. John Fidelino
Tout est dans le nom, dit‑on. Tout, et même, parfois, la bonne santé d’un bilan. Prenez les noms de médicaments, par exemple. Chaque mois, l’Office des brevets et des marques des États‑Unis d’Amérique en dépose à lui seul plus de 1000 dans la catégorie de la classification internationale des marques réservée aux produits pharmaceutiques – la classe 5. Cette dernière est si abondamment fréquentée qu’il devient de plus en plus important pour les fabricants de ce secteur de distinguer leurs marques afin d’assurer le succès de leurs produits. R. John Fidelino est directeur mondial de la création de la société de conseil Interbrand Wood Healthcare, qui a contribué à la création et à la gestion de certaines des marques pharmaceutiques les plus vendues au monde. Dans cet article, il examine, pour le Magazine de l’OMPI, les dernières tendances de l’art et de la science que constitue la recherche de noms de médicaments.
Se faire remarquer … mais discrètement! Si l’on en juge par les noms des produits pharmaceutiques lancés ces derniers temps, c’est à cela qu’aspirent les fabricants. Un paradoxe, à n’en pas douter. Mais qui devient logique dès lors que les choses sont présentées ainsi : à être trop discret, on court le risque de disparaître dans la foule; à être trop voyant, celui de perdre sa crédibilité. Les responsables des services commerciaux des laboratoires pharmaceutiques ne redoutent pas seulement de faire aux médecins et au public des promesses qu’ils ne seront pas en mesure de tenir; ils craignent aussi les refus des organismes de réglementation comme la Food and Drug Administration (FDA) des États‑Unis d’Amérique et l’Agence européenne des médicaments (EMEA). Ajoutez à cela le déferlement médiatique et politique auquel est exposée l’industrie pharmaceutique et vous comprendrez sans peine qu’un vent de conservatisme souffle actuellement sur le choix de ses marques de produits. Il semble bien, en effet, que malgré une volonté de différenciation largement affichée, la notion déterminante à cet égard soit celle de la crédibilité.
Bref retour sur le passé
Avant l’arrivée du Viagra, les produits pharmaceutiques avaient pour la plupart des noms “à l’ancienne”. Tous étaient construits sur le même modèle – consonne‑voyelle‑consonne – et tous, avec leurs terminaisons en ‑ol, ‑en, ‑in ou ‑il (Anafranil, Ritalin et autres), sentaient très fort la chimie. Les patients n’étaient pas censés débattre de leurs ordonnances avec leur médecin, de sorte que les noms de leurs médicaments pouvaient être compliqués et rébarbatifs sans que cela pose le moindre problème. Mais avec le succès de marques telles que Prozac et Viagra, le vent a tourné. Tout à coup, la mode était aux noms accessibles et attrayants. Au‑delà de la science, il fallait désormais tenir compte des aspirations du consommateur. Qu’attend‑il de la vie? Condensons vite tout cela dans le nom d’une pilule! C’est ainsi que sont nés Celebrex, Seasonale, Zestril, des marques qui ont fait entrer la pharmacopée dans le vocabulaire de tous les jours.
Après une avalanche de noms résolument “aspirationnels”, un style plus posé a fait son apparition. Il évoquait lui aussi la notion de qualité de vie, mais d’une façon plus onctueuse, plus séductrice, moins insistante et… banale. Dans son désir de rester à la page sans faire trop de vagues, l’industrie pharmaceutique créa une nouvelle convention : les noms de ses produits devaient avoir une consonance de marque européenne de chaussures pour femmes. Cela donna lieu à une vague de mots composés d’un assemblage de voyelles ouvertes et de consonnes fluides, dont la plupart étaient exagérément féminins, tant d’un point de vue graphique que par leur sonorité. On les trouva quelque temps ingénieux et intéressants, mais leur profusion fut telle qu’elle leur ôta rapidement tout intérêt créatif.
Une ère nouvelle
Depuis quelque temps, cependant, les tendances sont aux belles dénominations dont la consonance n’a plus rien à voir avec le nom pharmaceutique lourdaud d’antan ni avec le nom poliment aspirationnel de l’époque récente. Elles outrepassent les limites de ce qui est attendu et acceptable, et combinent avec bonheur désir de création et contrainte de crédibilité.
Tendance 1 : le nom pharmaceutique version 2.0
Au lieu de créer des noms “à la mode”, certains fabricants sont revenus chercher leur inspiration du côté des bases scientifiques de leurs molécules… mais pas entièrement. Ils ont remplacé les appellations de type chimique, à consonance générique du passé par des marques qui ont un côté provocant et plutôt attrayant. Tykerb, par exemple (nom générique lapatinib), le médicament des laboratoires GSK utilisé dans le traitement du cancer du sein, joue sur sa classification d’inhibiteur de la tyrosine kinase. Chez Pfizer, Sutent, un médicament indiqué pour certains cancers du foie et du système digestif, tire directement son nom de celui de son générique, sunitinib. Par leur brièveté et leur rythme allègre, ces mots ont une connotation de grande efficacité, tandis que par le choix inhabituel des lettres qui les composent, ils se distinguent radicalement des noms aspirationnels et de leur caractère ronflant. Ces “noms pharmaceutiques version 2.0” n’ont pas vocation à vous mettre à l’aise devant la science; ils vous font apprécier la science. En étant si proches de la molécule, ils vous inspirent confiance dans la capacité de cette dernière à répondre à un besoin de votre organisme, et en la désignant d’une manière inhabituelle, ils expriment la promesse des produits pharmaceutiques. Les noms pharmaceutiques version 2.0 permettent à l’industrie pharmaceutique de projeter une image de perfection technologique tout à fait conforme aux innovations qu’elle propose.
Tendance 2 : le nom porteur d’histoire scientifique
En d’autres temps, les fabricants qui ne fondaient pas le nom de leurs spécialités pharmaceutiques sur leur composition s’inspiraient de leurs indications thérapeutiques. Cela aidait les gens à savoir à quoi servaient les produits qu’ils prescrivaient. Mais cela avait aussi pour effet de rappeler constamment au patient le mal dont il souffrait (Arthrotec pour l’arthrite rhumatoïde, Cancidas pour la candidose, Hepsera pour l’hépatite B, etc.). C’est en tentant de remédier à ce problème que l’on a eu l’idée des noms aspirationnels, mais plus récemment, les marques de produits pharmaceutiques ont commencé à éviter en bloc les allusions à la maladie et au traitement, et à mettre plutôt en évidence la manière dont les produits agissent. Le nom du Selzentry ou Celsentri de Pfizer, par exemple (nom générique maraviroc), indique clairement que la molécule bloque l’entrée du VIH dans les lymphocytes (il est en effet construit sur l’expression “cell sentry”, qui signifie en gros “sentinelle des cellules”). Les noms porteurs d’histoire scientifique ont une consonance plus familière que les noms pharmaceutiques version 2.0. Ils utilisent des termes connus, mais pour décrire le mécanisme d’action des médicaments.
Novartis a structuré sa marque Exforge sur le modèle de celles des SUV, de sorte que sa marque sous-entend que le produit est aussi apte à venir à bout de l'hypertension qu'un tout-terrain à dompter une montagne. (Photo : Mtxchevy (Wikipedia))
Tendance 3 : le nom anti‑pharmaceutique
Vu sa réputation ternie, certains fabricants ont décidé d’éviter complètement d’évoquer l’industrie pharmaceutique dans les noms de leurs produits. Les marques qu’ils créent ne visent pas tant à différencier qu’à faire disparaître tout point de comparaison et à évacuer ainsi les questions de crédibilité. À cet effet, ils empruntent le plus souvent des constructions normalement utilisées pour d’autres catégories de produits. Novartis a par exemple structuré le nom Exforge (noms génériques amlodipine et valsartan) sur le même modèle que ceux des SUV ou VUS (véhicules utilitaires sportifs), de sorte que sa marque sous‑entend que le produit est aussi apte à venir à bout de l’hypertension qu’un tout‑terrain à dompter une montagne. La marque Zingo de la société Anesiva a une consonance ludique qui convient parfaitement à un injecteur de poudre de lidocaïne sans aiguille destiné aux enfants. En évoquant ainsi subtilement d’autres catégories de produits, ces marques suscitent des émotions sans toutefois proposer une promesse aspirationnelle.
L’avenir
Bien que son image ait été sérieusement malmenée ces derniers temps par les médias et le public, l’industrie pharmaceutique a démontré, par ses récents lancements de marques, qu’elle dispose encore de toute sa vitalité. Au lieu de continuer à se déterminer en fonction des congrès pharmaceutiques, elle a compris qu’elle pouvait tout à fait se distinguer sans compromettre sa crédibilité. Un certain nombre de ses membres ont eu la clairvoyance d’aborder autrement la création de marques et d’exploiter les ressources de la langue de manière à façonner à son égard une attitude nouvelle et une appréciation de ses innovations. Ces tendances finiront bien sûr par être reléguées elles aussi, un jour, au rang de conventions passéistes, mais elles représentent pour l’instant un symbole et une promesse de renouveau.
franchir l'obstacle réglementaire |
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Dans 40% des cas, environ, les noms de médicaments soumis à l’approbation des organismes de réglementation tels que la FDA et l’EMEA se heurtent à un refus. Le motif est généralement très simple : trop grande similitude avec le nom d’un autre produit pharmaceutique, et donc risque de causer la mort. Selon les directives élaborées à cet égard par l’EMEA, une marque de produit pharmaceutique doit répondre aux critères suivants:
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