Dix commandements
Par Jeremy Phillips
Cet article de Jeremy Phillips est le deuxième que publie le Magazine de l’OMPI (voir “ Une journée dans la vie d’un blogmestre”, n° 2/2008). Le professeur Phillips nous propose ici sur le mode “biblique” une liste des choses à faire et ne pas faire dans une opération de financement de propriété intellectuelle.
Lisez les petits caractères. Les banques et les prêteurs commerciaux ajoutent dans les contrats des clauses conçues pour leur propre protection. Assurez‑vous qu’elles vous conviennent. (Photo: istock.com)
Qu’ont à voir ensemble la finance et la propriété intellectuelle?
En un mot? Tout. Pour développer un nouveau produit, pour fabriquer le prototype du prochain gadget à la mode, pour payer les honoraires des spécialistes et les taxes officielles, il faut de l’argent. Ce qui est affligeant, c’est que le titulaire de droits de propriété intellectuelle n’est récompensé que si sa création permet de réaliser une opération rentable, tandis qu’autour de lui, tout le monde – banques, comptables, avocats, agences d’études de marché ou de publicité et offices de brevets et de marques – reçoit sa rémunération, que le projet fondé sur lesdits droits décroche la timbale ou sombre corps et biens.
L’envie d’innover et de créer nous démange tous ou presque, mais à de rares exceptions près, nous ne naissons pas riches. Si nous voulons exprimer pleinement nos talents créatifs, nous devons donc trouver quelque part l’argent qui nous permettra de le faire. Nous pourrons par exemple contracter un emprunt à la banque ou une hypothèque (souvent en échange d’une part des profits réalisés grâce à nos droits de propriété intellectuelle ou en transférant ceux‑ci à notre créancier en guise de sûreté), tenter d’obtenir une subvention ou encore augmenter nos revenus en travaillant la nuit.
Quoi qu’il en soit, l’innovateur qui a besoin d’argent a également besoin de conseils. Les “Dix commandements” qui suivent seront utiles dans presque tous les cas. Il faut savoir, toutefois, qu’ils constituent seulement une base et ne peuvent en aucun cas remplacer une stratégie financière soigneusement élaborée ou les conseils d’un professionnel.
À noter aussi que lorsque l’objet des droits est créé par un salarié, ces commandements s’appliquent aussi, mais que c’est alors à l’employeur, et non à l’employé créatif, de les observer.
Tu devras…
1. Délimiter clairement l’objet des droits. Les inventeurs créent des inventions. Les concepteurs créent des dessins ou des modèles. Mais ce sont les avocats qui créent des droits de propriété intellectuelle lorsqu’ils annoncent, après avoir examiné un nouveau concept, qu’il renferme plusieurs objets de protection. Ainsi, à un inventeur qui croit avoir inventé une lampe de poche, le spécialiste de la propriété intellectuelle apprendra que cette dernière peut être protégée par un brevet, du fait de son utilité, par un modèle, pour sa forme, éventuellement par une marque, encore pour sa forme, et ainsi de suite. Autrement dit, si vous envisagez de donner votre propriété intellectuelle en garantie à un créancier ou en licence à un fabricant, vous avez tout intérêt à savoir ce que vous avez en main.
2. Lire les clauses en petits caractères des documents financiers. Les prêteurs commerciaux quels qu’ils soient – et pas seulement les banques – sont très attachés à leur argent. Autant, en fait, que peut l’être l’inventeur à sa nouvelle création, ce qui est normal, puisque cet argent est leur principal actif. Il en résulte que leurs contrats contiennent toujours des clauses conçues pour les protéger. Par conséquent, lisez attentivement les détails de votre contrat et, au besoin, demandez des explications. Qu’arrive‑t‑il si les consommateurs décident de ne pas acheter le bidule indispensable pour lequel la banque vous avance de l’argent en prenant quelques brevets en garantie? Devient‑elle propriétaire de ces brevets? Peut‑elle saisir votre outil de production? Votre voiture? Autre chose?
3. Tenir les dossiers avec rigueur. Surtout si vous bénéficiez d’un financement public – ou pour le cas où l’on vous reprocherait de ne pas avoir utilisé les fonds avancés aux fins pour lesquelles ils l’ont été. La tenue de dossiers n’est pas une activité passionnante, mais elle peut vous éviter bien des ennuis et bien des situations embarrassantes.
4. Reconnaître qu’on ne peut pas tout faire soi‑même. Il est rare, de nos jours, que les créateurs disposent à la fois des installations, des équipements, du savoir‑faire et des compétences de gestion nécessaires pour mener un projet de la table à dessin (ou de l’écran d’ordinateur) jusque sur le marché. Ne perdez pas votre temps et votre argent à apprendre ce que vous pourriez acheter ou sous‑traiter à l’extérieur – à moins qu’il ne soit particulièrement avantageux de le faire.
5. Prévoir un plan de secours. Les meilleures stratégies peuvent se solder par un échec. Cela s’applique à plus forte raison lorsqu’elles concernent des produits ou des services nouveaux, vu que personne, par définition, n’a jamais fait ce que le titulaire des droits de propriété intellectuelle espère faire. Les enseignements du passé ne sont donc pas d’une grande utilité pour prévoir ce que réserve l’avenir. C’est pourquoi il est sage de prévoir un plan “bis”. Élaborez une liste de questions du type “Que se passerait‑il si…” et voyez où cela vous mène. Si vous constatez qu’aucune autre possibilité ne se dégage, demandez‑vous s’il ne serait pas plus prudent, compte tenu du risque financier, de renoncer carrément à l’élaboration de l’objet de propriété intellectuelle concerné.
Tu ne devras point…
6. Être avide. Dans la plupart des cas, les droits de propriété intellectuelle rapportent peu ou pas du tout par eux‑mêmes, mais peuvent s’avérer très rentables lorsqu’ils sont combinés aux produits ou services d’un tiers. Par exemple, le chef cuisinier qui a mis au point la recette d’une pizza délicieuse pourra gagner beaucoup plus d’argent en la concédant en licence à une chaîne de restaurants en franchise – même si chaque pizza rapporte plus à cette dernière qu’à lui‑même – qu’en ouvrant sa propre pizzeria où il devra ensuite passer ses journées à surveiller ses concurrents pour s’assurer qu’ils ne copient pas ses produits.
7. Négliger les droits de propriété intellectuelle des tiers. Un droit de propriété intellectuelle peut être sans valeur s’il ne s’accompagne pas d’une autorisation d’utilisation du titulaire d’un autre, comme par exemple dans le cas d’un lubrifiant breveté qui ne peut pas être fabriqué sans porter atteinte au brevet de sa version originale. Étant donné que des sommes substantielles peuvent être dues, de ce fait, à l’autre titulaire de droits, il importe d’en avertir le prêteur à l’avance, car celui‑ci pourra engager des poursuites contre l’emprunteur s’il s’avère que l’objet de propriété intellectuelle donné en garantie n’est pas utilisable tel quel.
8. Oublier la dynamique du marché. Il est facile de s’imaginer que l’innovation que l’on commercialise va littéralement prendre le marché et marquer l’avènement d’une époque heureuse qui durera jusqu’à la fin des temps et au cours de laquelle le nouveau produit ne cessera plus d’être fabriqué, distribué, acheté et vendu avec profit. C’est rarement ainsi que les choses se passent dans la réalité. Lorsqu’un produit a du succès, des concurrents s’empressent d’y apporter leurs propres innovations et de profiter de son potentiel commercial, ou même de le développer (qui se sert encore d’un lecteur de cassettes?); les modes et les goûts changent (si un nouveau disque de Bing Crosby sortait en 2008, à combien d’exemplaires se vendrait‑il?); l’environnement lui‑même a son influence, puisque des produits par ailleurs séduisants sont désormais rejetés en raison de leur “empreinte carbone”. La morale est claire : lorsque vous calculerez le nombre d’années de vente de votre produit qui vous permettra de rembourser votre emprunt ou de récupérer le droit de propriété intellectuelle que vous avez hypothéqué, faites‑le avec circonspection, car il se peut que vous ayez moins de temps que vous ne pensez.
9. Méjuger les effets de “déperdition”. Dans un monde où les appareils permettant la copie privée sont omniprésents, il peut être difficile de faire respecter le droit d’auteur sur des œuvres telles que les enregistrements sonores, et cela même si ces dernières ont rapporté des sommes colossales lors de leur lancement. Si les mécanismes de la propriété intellectuelle ne parviennent pas à enrayer les déperditions dues à la contrefaçon, de telles œuvres peuvent continuer à jouir d’un succès considérable pendant que les revenus qu’elles génèrent se réduisent à presque rien.
10. Ne pas emprunter plus que nécessaire. Si les subventions n’ont généralement pas besoin d’être remboursées, il en va tout autrement pour les prêteurs privés. Ces derniers font en outre leur argent en vous faisant payer des intérêts, ce qui signifie qu’à la fin de l’opération, vous aurez probablement remboursé beaucoup plus que le montant emprunté. Pour limiter les coûts, il vous faut i) ne pas emprunter plus que ce qui vous est nécessaire selon votre budget et ii) ne pas emprunter trop tôt, de manière à ne pas commencer à rembourser avant d’avoir pu faire usage de votre prêt.
Épilogue
L’innovation est un trouble cérébral contre lequel il n’existe aucun traitement efficace. L’argent permet parfois d’en améliorer les symptômes, mais seulement à condition d’être administré adéquatement et si le patient observe le mode d’emploi qui lui est fourni. En ce qui concerne les premiers secours, toutefois, contentez‑vous d’observer les Dix commandements. Vous ne devriez pas vous tromper de beaucoup.
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