Les défis du financement de la propriété intellectuelle
Par Lorin Brennan
Lorin Brennan est un avocat des États‑Unis d’Amérique, spécialisé dans la concession et le financement de licences internationales de propriété intellectuelle. Il est actuellement conseiller spécial de l’Independent Film and Television Alliance et membre du comité de la CNUDCI sur les opérations de financement garanties par des actifs de propriété intellectuelle. M. Brennan est l’un des dirigeants de la firme Gray Matter LLC, qui conçoit des logiciels de gestion des droits pour les licences internationales de propriété intellectuelle.
Dans l’économie de l’information mondialisée que nous connaissons aujourd’hui, les biens tangibles, qui dominaient les échanges commerciaux depuis les débuts de l’ère industrielle, font place de plus en plus à des actifs incorporels. En plus d’être elle‑même un important objet de commerce, par exemple dans les licences relatives à des contenus en ligne, la propriété intellectuelle représente une part croissante de la valeur des produits traditionnels, des articles de mode des grandes marques aux médicaments brevetés. Cette évolution est certes stimulante, car elle fait naître d’intéressantes possibilités de développement commercial, mais elle se traduit aussi par une profonde remise en cause des pratiques juridiques établies.
Le droit de la propriété intellectuelle, en effet, a toujours été axé sur la protection de la propriété. Le droit commercial, en revanche, se préoccupe de conclure et de faire respecter des contrats dans un contexte de commerce. Il a toutefois été élaboré en grande partie pour des opérations relatives à des biens corporels, ce que les objets de propriété intellectuelle, évidemment, ne sont pas. Vu la place de plus en plus importante qu’occupe la propriété intellectuelle dans le commerce moderne, l’harmonisation de ces différents aspects du droit devient impérative.
Les travaux de la CNUDCI à Vienne ont permis de délimiter les diverses attentes des prêteurs commerciaux et des titulaires de droits de propriété intellectuelle, mais il reste beaucoup à faire pour réaliser une harmonisation véritable. (Photo: Herbert Ortner)
Ce processus est déjà engagé dans un domaine, à savoir celui des garanties de financement. La Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI) a promulgué en décembre 2007 le Guide législatif sur les opérations garanties, un document longtemps attendu destiné à aider les États à moderniser leur législation et à améliorer l’accès au crédit abordable. Ce document étant toutefois axé principalement sur des pratiques de financement conçues pour les biens corporels et les créances commerciales relatives à ces derniers, il a été admis qu’il devra faire l’objet de certains ajustements en ce qui concerne plus particulièrement les actifs de propriété intellectuelle. Il ne s’applique pas, par conséquent, “dans la mesure [où il est] contraire au droit de la propriété intellectuelle”. La CNUDCI travaille actuellement à l’établissement d’une annexe destinée à adapter le guide à la propriété intellectuelle.
La CNUDCI a remarquablement bien réussi à délimiter les attentes très diverses des prêteurs commerciaux et des titulaires de droits de propriété intellectuelle, mais il reste beaucoup à faire pour réaliser une harmonisation véritable. La volonté d’élaborer des règles modernes pour le financement des actifs de propriété intellectuelle a été exprimée avec force par des professionnels de tous les secteurs concernés, et le Secrétariat de la CNUDCI a apporté au processus un appui sans faille. De nombreuses questions sont encore irrésolues, dont notamment celles qui suivent.
Opposabilité : dans de nombreux pays, la législation sur le commerce dispose qu’une sûreté n’est opposable aux tiers que si elle est enregistrée. Le Guide législatif de la CNUDCI propose d’établir, aux fins d’inscription des avis relatifs aux sûretés, un registre de biens meubles qui pourrait être étendu à la propriété intellectuelle. De nombreux systèmes juridiques, notamment ceux dont le droit du financement découle de principes de nantissement, prévoient qu’en l’absence d’enregistrement, certains types de droits de propriété intellectuelle comme les droits d’auteur ou les secrets d’affaires ne peuvent pas faire l’objet d’un financement. Le guide de la CNUDCI permettrait d’utiliser ces actifs pour garantir des prêts, ce qui constituerait une amélioration notable. Dans certains États, toutefois, en particulier ceux dont le droit en matière de garantie des crédits est axé sur la notion d’hypothèque, l’absence d’enregistrement n’est pas considérée comme un empêchement, et une sûreté détenue sur un droit de propriété intellectuelle prend effet dès la conclusion du contrat, comme pour n’importe quel autre transfert. L’imposition d’une obligation d’enregistrement des sûretés dans ces États supposerait des formalités supplémentaires pour rendre ces dernières opposables aux tiers, y compris, le cas échéant, aux contrefacteurs.
Coordination des registres : de nombreux pays ont des registres de droits de propriété intellectuelle, notamment en ce qui concerne les brevets et les marques, et ces derniers permettent souvent l’inscription des sûretés. L’harmonisation de ces systèmes d’enregistrement existants avec le registre des biens meubles proposé par la CNUDCI soulève des questions de priorité et d’opposabilité.
En ce qui concerne la priorité, le guide reconnaît celle des registres de propriété intellectuelle existants, en préconisant qu’une sûreté inscrite dans un tel registre ait préséance sur toute garantie i) inscrite dans le registre général des sûretés à un moment quelconque ou ii) inscrite dans le registre de propriété intellectuelle à une date ultérieure. La priorité est cependant fondée sur la règle dite “pure race”, c’est‑à‑dire d’inscription pure, qui s’applique même en présence d’une cession antérieure connue. Les registres de propriété intellectuelle de nombreux pays utilisent des règles différentes, par exemple celle de “pure notice” (notification d’inscription pure), en vertu de laquelle les droits prioritaires sont ceux de la personne à laquelle la sûreté est cédée ultérieurement et qui l’achète de bonne foi, sans connaissance de cause. L’inscription est encouragée dans ce système, étant donné qu’elle constitue une notification suffisant à éviter ultérieurement un tel transfert, mais elle n’est pas strictement nécessaire. D’autres pays appliquent la règle de “race notice” (priorité/notification), qui reconnaît la priorité, entre plusieurs acheteurs de bonne foi, à celui qui a été le premier à inscrire la sûreté. D’autres encore prévoient que l’inscription crée une présomption de priorité réfragable en cas d’inscription antérieure. Tous ces systèmes doivent être harmonisés, ce qui signifie qu’un complément d’étude est nécessaire en ce qui concerne la règle de “première inscription” du guide législatif.
La question connexe de l’opposabilité et celle des problèmes posés par le fait que le système d’enregistrement prévu par le guide n’exige qu’une simple notification avec une description générale de la sûreté prise contre le débiteur (du genre “tous les droits de propriété intellectuelle détenus ou qui le seraient ultérieurement”) ont déjà été abordées dans l’article précédent.
Transferts dans le cours normal des affaires : une autre question qui se pose est celle de savoir si la notion de “cours normal des affaires” devrait s’appliquer à la propriété intellectuelle. Cette dernière permet de réduire le coût des opérations dans lesquelles les parties prévoient raisonnablement que la vente des biens grevés entraînera l’extinction de la sûreté qui s’y applique. L’acheteur d’un stock de produits ne s’attend pas à ce que le prêteur qui finance ce stock conserve le droit d’en reprendre possession en cas de défaillance du vendeur. Si c’était le cas, il est clair que l’acheteur demanderait une renonciation à ce droit, renonciation que le prêteur lui accorderait d’autant plus volontiers que l’opération permettrait de générer les fonds nécessaires au remboursement du prêt. Le Guide législatif tient compte de cette attente commerciale, en prévoyant l’extinction de la sûreté dès lors que le bien a été vendu dans le “cours normal des affaires”. L’idée a été avancée d’étendre cette notion aux licences non exclusives portant sur des droits de propriété intellectuelle, les attentes commerciales étant les mêmes dans ce domaine. Ce n’est toutefois pas toujours le cas. Il existe de nombreuses situations, par exemple dans le financement de productions cinématographiques ou de licences, dans lesquelles les parties s’attendent à ce que la charge de la sûreté prise en garantie soit transmise au preneur de licence, et même l’exigent. Les preneurs de licences savent qu’il leur incombe de prendre toutes les mesures raisonnables pour se mettre en contact avec les prêteurs antérieurs et négocier avec eux un accord de “non‑immixtion” s’ils veulent pouvoir continuer de jouir de leur licence à la suite d’une forclusion. Les professionnels de la propriété intellectuelle estiment par conséquent que ce type de situation se rapproche plus de ce qui se passe pour les baux de location lors de la cession d’un immeuble de bureaux grevé par un prêt hypothécaire que d’un cas de vente de stock de produits, de sorte qu’une règle de “cours normal des affaires” relèverait des “exceptions et limitations” et porterait atteinte à l’exploitation normale.
Propriété intellectuelle et produits : prenons le cas d’un appareil‑photo numérique dont le mécanisme est commandé par un logiciel protégé par le droit d’auteur et qui est vendu sous une marque. Comment le prêteur qui prend 100 de ces appareils photo en garantie doit‑il les décrire : “ appareils‑photo numériques” ou “appareils‑photo numériques et droits de propriété intellectuelle”? Certains soulignent la lourdeur de la deuxième description ou le fait qu’elle ne vient pas naturellement. Il faudrait donc que la description de biens corporels pris en sûreté puisse inclure ce que l’on appelle parfois la propriété intellectuelle qui leur est “intégrée” ou “connexe”, ce qui permettrait aux créanciers, en cas de défaillance, de disposer de ces biens sans avoir besoin de faire référence aux droits de propriété intellectuelle. Cela pose toutefois un problème, en ce sens que ce qui n’est à l’origine que la description pratique d’une sûreté peut devenir une sorte de licence obligatoire. Si les appareils photo ont été achetés dans le cadre d’une opération licite, avec l’autorisation du titulaire des droits de propriété intellectuelle, ces derniers sont satisfaits (par exemple “épuisés”), de sorte que le créancier ne les exerce pas en cas de forclusion. Si les produits sont piratés, le créancier ne doit pas avoir le droit d’en disposer sans égard aux droits de propriété intellectuelle. S’ils ont été fabriqués en vertu d’une licence restreinte, il semblerait logique que leur description à titre de sûreté en fasse mention. Il s’agit d’un aspect qui semble être déjà pris en compte par le droit traditionnel de la propriété intellectuelle, mais il pourrait être utile de mieux l’expliquer.
Les titulaires de droits de propriété intellectuelle sont perdus dans un dédale de lignes directrices conçues pour les actifs corporels. (Photo: istockphotos.com)
Droit applicable : quel est le droit qui doit s’appliquer en matière de création, d’opposabilité, de priorité et d’application d’une sûreté constituée par un droit de propriété intellectuelle, en particulier si l’effet de ce dernier s’étend à plusieurs pays? D’un point de vue de droit commercial, on aimerait que toutes ces questions soient régies par un seul et même ordre juridique, par exemple celui du pays dans lequel se trouve le constituant. D’un autre côté, la détermination de la personne autorisée à faire valoir le droit de propriété intellectuelle et à en être titulaire – des aspects qui ont une incidence sur les moyens de recours et font donc intervenir le principe traditionnel de la territorialité et la “loi de l’État qui accorde la protection” – est directement influencée par les règles s’appliquant à l’opposabilité aux tiers et à la priorité. Il serait anormal que la législation d’un pays A détermine si un droit de propriété intellectuelle est bien détenu et opposable aux tiers dans un pays B.
Ce sont là quelques‑unes des questions qui se sont posées dans le cadre des travaux de la CNUDCI en vue de l’élaboration d’une annexe au Guide législatif consacrée à la propriété intellectuelle. Ce processus a contribué à mettre en lumière la diversité des besoins commerciaux et des attentes des personnes concernées. Les prêteurs qui financent des fonds de roulement voudraient avoir une “sûreté sur l’entreprise” pouvant être exercée facilement, par simple notification, sur les actifs présents et futurs du débiteur, y compris de propriété intellectuelle. Le Guide législatif se prête bien, par son orientation, à ce type de mécanisme. Les spécialistes du financement de productions cinématographiques ou de franchises veulent une garantie sur actifs donnant priorité sur les revenus de licence et les redevances, avec un système d’enregistrement qui leur soit familier. Ces perspectives sont toutes deux importantes et il est possible de les satisfaire, dans un cas comme dans l’autre. Il faudra cependant des efforts diligents pour y parvenir. La participation au processus de spécialistes en propriété intellectuelle des gouvernements et des organisations professionnelles serait bienvenue et contribuerait à mener celui‑ci à bonne fin.
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Les lecteurs du Magazine seront peut‑être intéressés de savoir que les questions situées à la jonction de la propriété intellectuelle et de la finance suscitent l’intérêt d’une communauté de plus en plus nombreuse d’enthousiastes. Les domaines concernés sont notamment l’évaluation des droits de propriété intellectuelle, la fixation des taux de redevances, les calculs de préjudice, l’utilisation de la propriété intellectuelle pour garantir les prêts, le financement des jeunes entreprises fondées sur la propriété intellectuelle et la création de nouveaux modèles de concession de licences et de protection des droits. Le groupe en question est animé d’un élan nouveau depuis qu’une réunion de la CNUDCI sur l’établissement d’un Guide législatif sur les opérations garanties par des actifs incorporels a révélé à Vienne, en 2007, que les connaissances du secteur financier en la matière dépassaient de loin celles des participants des milieux de la propriété intellectuelle. Bénéficiant de l’aide et des encouragements d’organismes tels que MARQUES, l’Association internationale pour les marques et l’IFPI, ce groupe s’est donné un objectif de sensibilisation, à l’intérieur comme à l’extérieur des industries et professions de la propriété intellectuelle. IP Finance, un blogue informel sur ces questions, est accessible à l’adresse http://ipfinance.blogspot.com. Les lecteurs qui voudraient en savoir plus ou partager leur savoir en la matière y sont les bienvenus. |
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