Nouvelles perspectives juridiques en matière d’enchères en ligne
par Catherine Levalet
Les sites d’enchères en ligne font actuellement l’objet partout dans le monde de poursuites de titulaires de marque, et cela sur des fondements divers. Ces affaires soulèvent de nombreuses questions, et les décisions des tribunaux ne vont pas toutes dans le même sens. Catherine Levalet, conseil en propriété industrielle et conseil européen en marques, dessins et modèles, associée du Cabinet Lavoix de Paris, analyse ici les décisions rendues en France en 2008 dans l’affaire LVMH c. eBay.
Le 30 juin 2008, la société américaine eBay Inc. - propriétaire du site de vente aux enchères en ligne le plus important et le plus connu dans le monde - a été condamnée solidairement avec sa filiale eBay International AG par le Tribunal de Commerce de Paris à verser près de 40 millions d’euros aux sociétés composant le groupe de luxe Moët Hennessy Louis Vuitton (LVMH) pour ne pas avoir empêché la commercialisation de produits contrefaisants sur son site et pour atteinte à un réseau de distribution sélective. L’affaire soulevait à la fois des questions concernant la compétence juridictionnelle et le statut des hébergeurs et illustre une nouvelle façon de calculer les dommages et intérêts, ce qui en fait une étude de cas intéressante.
Le Tribunal de Commerce de Paris a en fait rendu trois jugements en faveur de LVMH, dans trois affaires distinctes. Les deux premières avaient été engagées, respectivement, par Louis Vuitton Malletier, le secteur maroquinerie du groupe LVMH et Christian Dior Couture, l’une des maisons de haute couture du groupe. Les demandeurs reprochaient à eBay sa négligence pour n’avoir entrepris aucune démarche pour mettre fin à la vente de copies illicites de leurs produits griffés sur son site. Dans le troisième dossier, qui concernait les marques de parfum du groupe LVMH - Dior, Guerlain, Kenzo et Givenchy -, il était reproché à eBay de n’avoir pris aucune mesure pour prévenir la vente de parfums en dehors du réseau de distribution sélective du groupe. Eu égard à la proximité des questions juridiques qu’ils soulèvent, cet article analyse les trois dossiers conjointement.
La compétence française
La société eBay Inc., dont le siège est aux États-Unis d’Amérique, et sa filiale eBay International AG, située en Suisse, contestaient la compétence des tribunaux français en faisant valoir que les annonces en cause étaient affichées sur un site Internet américain (eBay.com) et ne s’adressaient pas au public français. Elles soutenaient en outre que les serveurs hébergeant l’activité de l’entreprise étaient situés aux États-Unis d’Amérique et que la compétence juridictionnelle se limitait par conséquent aux tribunaux de ce pays.
Le tribunal a rejeté les moyens avancés par eBay. Il a relevé qu’en vertu de la Convention de Lugano de 1988, il était compétent à l’égard d’eBay International AG, la filiale suisse de la société eBay. Le raisonnement se basait sur l’article 5.3), lequel dispose que “le défendeur domicilié sur le territoire d’un État contractant peut être attrait, dans un autre État contractant en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit”1. Le tribunal, se rapportant à la jurisprudence de l’Union européenne, a indiqué que “le lieu” renvoie aussi bien au lieu où est survenu le dommage qu’à celui où une cause du dommage peut être établie. Il a également relevé que les sites Internet sont accessibles au public français (même lorsqu’ils ne visent pas ce public) et qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation (plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français), les tribunaux français ont compétence pour juger les demandes relatives aux préjudices causés en France. Le tribunal s’est donc déclaré compétent à l’égard d’eBay International AG.
En ce qui concerne eBay Inc., le tribunal a observé que les manquements étaient les mêmes que ceux reprochés à eBay International AG. Bien que l’absence d’accord entre la France et les États-Unis d’Amérique concernant les conflits de compétence ait été relevée, le tribunal a pris en considération l’extension de la compétence nationale opérée par la Cour de cassation pour les litiges internationaux, mais également l’article 46 du Code de procédure civile français qui dispose que “le demandeur peut saisir à son choix (…) en matière délictuelle, la juridiction du lieu du fait dommageable ou celle dans le ressort de laquelle le dommage a été subi”.
Le statut d’eBay
Les hébergeurs de sites Internet bénéficient d’une limitation de responsabilité prévue par la Directive européenne du 8 juin 2000 sur le commerce électronique et par la Loi française pour la confiance dans l’économie numérique. L’article 6.1)2) de la loi française définit l’hébergeur Internet comme une entité qui assure “le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services”. La Directive européenne prévoit que les hébergeurs Internet ne sont pas responsables des informations conservées à la demande des utilisateurs à condition qu’ils n’aient pas connaissance d’activité illicite et, s’agissant des actions en réparation, qu’ils n’aient pas conscience des faits ou circonstances entourant une activité illicite ou qu’ils aient immédiatement, à la connaissance de tels faits, retiré ou bloqué l’accès à cette information.
Ebay a revendiqué la qualité d’hébergeur Internet afin de bénéficier d’une exonération de responsabilité. Le tribunal a toutefois jugé qu’en plus d’assurer des prestations de stockage, eBay jouait également un rôle de courtier en favorisant des transactions et en percevant des commissions sur chaque vente. Étant donné que leurs activités de stockage et de courtage sont indissociables et que la plateforme d’eBay fournit des services de stockage pour des annonces exclusivement liées à leur activité de courtage, le tribunal a retenu que les sociétés d’eBay avaient qualité de courtier et n’étaient pas en mesure de revendiquer le statut spécial de l’hébergeur Internet.
La nature des fautes
Dans chacune des trois affaires, le tribunal a statué contre eBay sur le fondement de la faute de droit commun prévue par les articles 1382 et 1383 du Code civil français. Dans les affaires Louis Vuitton Malletier et Christian Dior Couture, le tribunal a été d’avis que les activités entreprises par de nombreux sites favorisaient et amplifiaient le marché des produits illicites, et qu’en permettant cela, eBay avait manqué à ses obligations envers les titulaires de droits de marque. La négligence d’eBay était donc caractérisée par l’absence de mesures tendant à retirer les produits illégaux ou à empêcher leur commercialisation par le biais de son activité de courtage. Il était clairement démontré, dans les deux cas, qu’eBay avait permis la vente de faux aisément identifiables comme tels au regard de leur bas prix ou de la mention “faux ou contrefaçon”.
La troisième affaire porte sur la vente de parfums authentiques en violation d’un réseau de distribution sélective; ici, le tribunal a condamné eBay pour avoir omis de vérifier que les vendeurs utilisant ses plateformes Internet étaient effectivement inscrits auprès de la société française et autorisés à vendre ses produits. Un grand nombre des parfums concernés portaient la mention “cet article ne peut être vendu que par les distributeurs agréés”. Il a donc été ordonné à eBay de cesser et d’empêcher la commercialisation des marques des demandeurs.
Le Tribunal a relevé en outre qu’eBay avait refusé d’appliquer des mesures efficaces pour combattre la contrefaçon, comme par exemple d’exiger que le vendeur produise un certificat d’authenticité ou une facture d’achat relative aux produits concernés. Le Tribunal a déclaré qu’en vertu du régime français de la responsabilité civile, eBay avait commis des fautes de négligence et d’abstention - en ne prenant aucune mesure pour empêcher la violation - et de parasitisme en profitant indûment de la notoriété de ces marques renommées.
Évaluation des dommages et intérêts
Dans les trois décisions, les juges ont accueilli les demandes des plaignants sur l’exploitation illicite de marque, l’atteinte à l’image et le préjudice moral. Néanmoins, bien que les jugements soient fondés sur le droit de la responsabilité, les juges n’ont pas évalué les dommages et intérêts en fonction du préjudice subi ou de la perte de gains attendus. Ils ont utilisé à la place une méthode d’évaluation introduite par la Loi de lutte contre la contrefaçon du 29 octobre 2007, qui consiste à déterminer une somme forfaitaire.
Considérant le contrefacteur comme un concessionnaire, les juges fixent ainsi la réparation à un montant correspondant aux redevances qui auraient été perçues si le contrefacteur avait demandé la permission d’exploiter la marque. L’application de cette méthode dans ce qui n’était pas à proprement parler une affaire de contrefaçon constitue un revirement surprenant au regard des jurisprudences antérieures. Il est probable qu’à l’avenir, les juges français étendent l’utilisation de la méthode du forfait à des litiges dont la portée dépasse les questions de contrefaçon.
Conclusion
Ces jugements s’inscrivent dans la même lignée qu’une décision ultérieure (19 décembre 2008) rendue par la Cour d’Appel de Paris dans l’affaire L’Oréal c. eBay, en ce qui concerne la compétence des tribunaux français. Ils confirment par ailleurs le statut de courtier d’eBay affirmé antérieurement (4 juin 2008) par le Tribunal de première instance de Troie dans l’affaire Hermès c. eBay.
La position du Tribunal sur la nature des fautes commises par eBay est novatrice et reste en attente de la décision finale de la Cour d’Appel, saisie des trois jugements par eBay. Ces derniers se situent en parfait contraste avec ceux rendus par la Cour Fédérale de New York dans l’affaire Tiffany c. eBay. Ladite Cour a en effet rejeté les demandes formulées à l’encontre d’eBay, considérant que des mesures suffisantes avaient été prises pour empêcher les violations et relevant que l’obligation de protéger leur marque appartient aux titulaires de droits. Tiffany a fait appel de cette décision.
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1 Convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matières civile et commerciale du 16 septembre 1988 (prolongeant la Convention de Bruxelles de 1968).
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