Analyse de l'accord entre Google et les éditeurs
L’affaire Google Print a fait l’objet de nombreuses discussions et controverses. Les parties prenantes ont attendu avec un intérêt certain la décision du tribunal, mais l’affaire a été réglée à l’amiable. Le professeur Andrés Guadamuz González, droit du commerce électronique de l’University of Edinburgh et codirecteur du SCRIPT, Centre pour les études de la propriété intellectuelle et du droit de la technologie, met en relief quelques-unes des incidences juridiques et quelques-uns des détails techniques du règlement. De son côté, le professeur Wilson Rafael Ríos Ruiz, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et des techniques de l’information et de la communication, Universidad de Los Andes, brosse un tableau des préoccupations manifestées par les titulaires des droits.
Incidences juridiques et techniques
Andrés Guadamuz González
Les industries du contenu font face dans le domaine numérique à d’énormes problèmes. Les méthodes de distribution traditionnelles sont devenues obsolètes, remplacées par la diffusion numérique de contenu protégé par le droit d’auteur - la source d’un conflit manifeste entre les propriétaires de contenu et les nouveaux intermédiaires que sont les moteurs de recherche, les services de diffusion en continu, les agrégateurs de contenu et les fournisseurs de valeur ajoutée. L’industrie du droit d’auteur a dû sérieusement reconsidérer le rôle de ces nouveaux services et envisager des modèles de licence qui ne s’inscrivent pas facilement dans les modèles de recettes existants. La nouvelle génération de consommateurs se méfie également des chaînes de distribution traditionnelles et s’attend - à tort ou à raison - à trouver quasiment n’importe quel contenu en ligne à un prix compétitif. Ce conflit a été manifeste dans le cas de GoogleTM. Compte tenu de sa taille, de sa portée mondiale et de ses énormes ressources, Google est devenu la cible des critiques des propriétaires de contenu et l’objet de litiges.
Google Print au tribunal
En 2004, Google a annoncé la création d’un service appelé Google Print (plus tard rebaptisé Google Book Search). Google a conclu un accord avec plusieurs bibliothèques aux États-Unis d’Amérique et au Royaume-Uni en vertu duquel il mettrait à disposition du public sous forme numérique des livres dont l’édition est épuisée. Ces livres devaient être offerts soit dans leur totalité, soit en mode “prévisualisation”, ce qui signifie que quelques pages seulement seraient accessibles. Le but de Google était de numériser 15 millions de livres en l’espace d’une décennie, un but dont la réalisation semblait sur la bonne voie en octobre 2008 lorsque 7 millions de volumes se trouvaient déjà dans sa base de données .
Inutile de dire que quelques auteurs ont répondu par la négative aux plans de Google et, en 2005, deux procès distincts ont été intentés contre le moteur de recherche géant par l’Association of American Publishers et l’Authors Guild. Les plaintes étaient de nature similaire et accusaient Google d’atteinte au droit d’auteur en reproduisant sous forme numérique les œuvres du requérant à des fins lucratives pour plus tard en distribuer et en exposer publiquement des copies. Google a lui soutenu que ses actions relevaient de la doctrine de l’usage loyal. Vu l’importance des questions juridiques en jeu, le litige a suscité un intérêt considérable chez les experts, praticiens, éditeurs et toutes les personnes s’intéressant aux questions du droit d’auteur numérique. Toutefois, un règlement formel a été évité lorsque, en octobre 2008, les parties ont annoncé qu’elles avaient conclu un accord et le litige a été réglé à l’amiable.
Un accord à l’amiable
L’accord est étonnamment détaillé et ambitieux - à elle seule, la section des définitions couvre 18 pages . Aux termes de cet accord, Google versera 125 millions de dollars aux requérants, somme qui sera distribuée en fonction de plusieurs mécanismes créés par la transaction. Google doit créer un portail sur lequel les auteurs peuvent se soustraire de l’accord de règlement, la date limite pour se soustraire ayant été fixée au mois de septembre 2009.
Les auteurs peuvent également recourir à un mécanisme de paiement en espèces qui compensera ceux dont les œuvres ont été numérisées avant la date limite de refus; le délai de soumission d’une demande d’indemnisation est janvier 2010. Google a déposé 45 millions de dollars dans un Fonds de compensation pour couvrir les paiements effectués au titre de ce mécanisme.
Google aidera à créer et administrer une base de données de souscription institutionnelle qui vendra l’accès aux livres. Google financera également un registre des droits du livre qui servira d’institution des droits collectifs, collectant et distribuant les recettes du programme de Google Book Search; il a déjà versé 34,5 millions de dollars au registre et il paiera 63% net de toutes les recettes futures du projet Google Book Search moins les dépenses de fonctionnement. Le registre sera administré par les auteurs, titulaires de droits et éditeurs.
En échange de ces concessions, Google a été autorisé à vendre des abonnements à la base de données institutionnelle, à vendre des livres séparément, à placer des annonces publicitaires sur les pages de Google Book Search, et à faire d’autres usages commerciaux des œuvres numérisées . Une fois écoulé le délai de refus, Google a également reçu la permission d’exposer des morceaux et visualisations de livres participants autorisés ainsi que d’autres informations bibliographiques non protégées comme des résumés et des critiques.
Il sied de noter que toutes les bibliothèques qui participent au projet Google Search, à savoir les bibliothèques où les livres numérisés ont leur origine, seront autorisées à conserver des copies numérisées des œuvres pour leurs archives institutionnelles et numériques. Google a un droit non exclusif de faire des copies numériques d’œuvres épuisées, quelle que soit leur origine.
L’accord énumère plusieurs stratégies commerciales pour monnayer les copies numériques, en particulier au moyen de la base de données d’abonnements institutionnelle, de la vente directe via la page de recherche des résultats ou en incluant des liens avec des sites sur lesquels les clients potentiels peuvent acheter des copies papier ou des livres électroniques. L’accord permet une utilisation non commerciale limitée par les bibliothèques participantes. Il convient de noter qu’il identifie également plusieurs futurs modèles économiques, y compris des services d’impression sur demande, une édition adaptée (p. ex., l’impression de recueils de plusieurs livres), des téléchargements en PDF, des modèles d’abonnement individualisés et des services globaux comme la création de compilations.
États-Unis d’Amérique mais partout dans le monde
Il y a deux importants aspects juridiques et techniques du règlement sur lesquels il faut se pencher de plus près. En premier lieu, l’accord ne touche que les œuvres publiées aux États-Unis d’Amérique ou qui ont un “intérêt de droit d’auteur” américain. L’accord est certes à cet égard plutôt vague mais le portail de l’Authors Guild va plus loin en incluant des ouvrages publiés dans d’autres pays que les États-Unis d’Amérique qui ont des rapports de droit d’auteur avec ce pays comme les États signataires de la Convention de Berne . Cela rend la nature apparemment nationale de l’accord remarquable pour ce qui est de sa portée internationale car elle pourrait toucher auteurs et éditeurs partout dans le monde.
En second lieu, bien que l’accord puisse intéresser les éditeurs internationaux, ses avantages affectent principalement les États-Unis d’Amérique. C’est ainsi par exemple que Google ne peut vendre des livres, des abonnements et des copies numérisées qu’à des clients aux États-Unis d’Amérique, ce qui soulève la question du filtrage technique par l’adresse du Protocole Internet. L’accord ne dit rien sur cette question et pas davantage sur l’application du filtrage juridictionnel. De même, toutes les copies numérisées qui font partie du règlement doivent être stockées aux États-Unis d’Amérique et il y a une annexe technique qui explique les mesures de sécurité à prendre par les institutions servant de référentiels numériques.
Validité
À l’époque où le présent article a été rédigé, on se posait des questions quant à la validité de l’accord à la lumière de la loi antitrust américaine et le tribunal n’a pas encore ratifié le règlement . Cela pourrait constituer un obstacle majeur à la mise en œuvre du règlement1. Vu la position dominante de Google sur le marché des moteurs de recherche, on craint en effet que l’accord ne puisse inhiber la concurrence sur le marché des livres électroniques car son libellé donne à Google un avantage si la loi américaine sur le droit d’auteur devait être modifiée pour permettre l’utilisation d’œuvres orphelines.
Un schéma pour les industries du contenu
Il n’empêche que, indépendamment de ce que l’on peut penser de la position dominante de Google sur le marché et en attendant le résultat de l’enquête réglementaire, le règlement de l’affaire Google Books pourrait être considéré comme un schéma pour d’autres industries du contenu. Qu’on le veuille ou non, Google est de loin le principal moteur de recherche et les propriétaires de contenus feraient bien d’en tenir compte lorsqu’ils pensent à leurs stratégies numériques. Les fournisseurs de contenu devraient de leur côté étudier avec soin leurs options avant de décider de rendre disponibles d'anciens catalogues au moyen de services d’agrégation tels que Google.
Il ne s’agit pas de savoir “si” mais “quand” et “comment”. Le règlement de l’affaire Google Book Search engendrera sans aucun doute de nouveaux flux de recettes pour les œuvres épuisées, preuve concrète peut-être de l’ouvrage de Chris Anderson intitulé Long Tail2. Outre les nombreux enjeux, les marchés numériques pourraient ouvrir de nouveaux marchés à des œuvres que l’on ne trouve plus sur les rayons des points de vente traditionnels. Les enjeux ne doivent pas être considérés comme négatifs.
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Accord de règlement : les préoccupations des titulaires des droits - Une perspective de la Colombie
Wilson Rafael Ríos Ruiz
Il est inquiétant de constater que de nombreux auteurs et titulaires de droits de la Colombie comme d’autres parties du monde n’étaient pas conscients que leurs œuvres étaient numérisées - encore moins que Google a proposé un accord de règlement. Toutefois, les auteurs et titulaires de droits colombiens qui estiment que leurs œuvres sont concernées pourront s’inscrire pour participer à l’accord de règlement et être indemnisés, indépendamment du fait que leurs œuvres sont enregistrées aux États-Unis d’Amérique ou en Colombie et ce, grâce aux principes de la protection automatique et du traitement national sur le droit d’auteur établis par la Convention de Berne.
Ils pourront également présenter une objection ou renoncer à l’accord de règlement. Il sera par ailleurs possible de demander qu’une œuvre ne soit pas numérisée ou, si elle l’a déjà été, d’en demander son retrait de la base de données du projet Google. Les délais mentionnés dans l’article ci-dessus sont les mêmes pour les titulaires de droits qui ne sont pas américains.
Toutefois, il vaut la peine de jeter un coup d’œil de plus près à la principale source de conflits de l’affaire Google Print, c’est-à-dire la question de savoir si la conversion du format papier au format électronique (changement de support) est admissible ou si elle constitue dans la réalité une atteinte aux droits.
Du format papier au format électronique
Dans l’optique du droit d’auteur, il est manifeste que les différentes formes dans lesquelles une œuvre est rendue disponible sont indépendantes l’une de l’autre et l’autorisation d’une forme n’inclut pas expressément d’autres formes. C’est pourquoi, si l’on donne l’autorisation d’utiliser une version imprimée, cela ne signifie pas pour autant que cette autorisation s’applique à une version électronique.
Un élément important de l’affaire Google concerne l’indépendance et l’autonomie de différentes formes d’utilisation des œuvres. C’est un principe couvert dans la loi colombienne sur le droit d’auteur et dans la décision 351 de 1993 de la Communauté andine qui dispose que “les différentes formes d’utilisation de l’œuvre seront indépendantes l’une de l’autre; l’autorisation donnée par l’auteur d’utiliser une forme ne s’applique pas à d’autres formes”.
La question du transfert ou de la conversion de textes imprimés ou écrits, des versions imprimées traditionnelles aux versions électroniques, optiques ou similaires est également expliquée dans les décisions rendues par le tribunal dans les affaires suivantes : [États-Unis d’Amérique] Tasini c. The New York Times; [Canada] Robertson c. Thomson Corp.; [États-Unis d’Amérique] Random House c. Rosetta; [États-Unis d’Amérique] Greenberg c. National Geographic. Chacun des tribunaux a décidé que l’autorisation donnée par un auteur, un chroniqueur, un photographe ou le créateur d’un contenu d’utiliser son œuvre sous forme imprimée ne signifie pas qu’elle est également donnée d’utiliser cette œuvre sous forme électronique, et donné l’ordre que, pour chaque utilisation distincte, un paiement additionnel soit effectué.
En septembre 2006, Google a également été sérieusement “secoué” par le juge d’un tribunal belge de première instance qui lui a donné l’ordre d’enlever de Google News des articles, photographies et images tirés des quotidiens Le Soir et Grenz Echo.
Soucis additionnels pour le titulaire de droits
L’accord de règlement a été au cœur des nombreuses questions soulevées par les auteurs et titulaires de droits colombiens car il cherche à “légaliser” une situation illégale créée par Google lui-même. Google avait en effet utilisé un contenu sans avoir obtenu au préalable l’autorisation expresse des auteurs ou des titulaires de droits des œuvres. Qui plus est, l’indemnisation offerte par Google ne couvre pas les dommages causés par ses actions, mais elle cherche plutôt - il sied de le répéter - à légaliser une situation qui est en soi illégale. En d’autres termes, faute de pouvoir être antidaté, l’accord de règlement cherche à passer l’éponge sans tenir compte de la situation telle qu’elle est.
Un autre motif de réflexion dans l’accord concerne ce que l’on appelle les “œuvres orphelines”, c’est-à-dire les œuvres dont les auteurs ou les ayants droit sont inconnus ou impossibles à identifier ou à retrouver. D’après Google, l’accord de règlement a été largement divulgué et distribué de telle sorte que les œuvres dont les auteurs ou ayants droit demeurent non identifiés relèvent de la catégorie des œuvres orphelines. L’auteur du présent article est d’avis que cela revient à essayer d’obtenir une licence globale sans faire guère d’effort, sans violer le droit d’auteur et sans devoir indemniser les ayants droit éventuels. Par conséquent, selon les modalités de l’accord, s’il s’avère impossible d’en trouver les auteurs, Google pourra utiliser sans restriction aucune ces œuvres.
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1 Elizabeth Williamson, Jeffrey Trachtenberg et Jessica Vascellaro, “Probe of Google Book Deal Heats Up” The Wall Street Journal (9 juin 2009)
2 Chris Anderson, The Long Tail: The Revolution Changing Small Markets into Big Business, New York: Hyperion (2006).
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