Changement de politique de Wikimedia en matière de licences – Un casse-tête
Herkko Hietanen, l’auteur de cet article, a soutenu sa thèse de doctorat sur le thème des licences Creative Commons. Chercheur à l’Institut pour les technologies de l’information d’Helsinki, chercheur invité au MIT et chargé de recherche au Berkman Center for Internet and Society de Harvard, il est également associé de la firme Turre Legal, spécialisée dans le conseil aux créateurs et utilisateurs de produits et services en licence ouverte.
La fondation Wikimedia vient de faire franchir au mouvement de la culture libre un pas important sur la voie des licences Creative Commons (CC). Il s’agit là d’une décision bien inspirée, dans la mesure où ce type de licence convient bien aux projets de collaboration, mais qui soulève néanmoins un certain nombre de questions sur le plan juridique.
L’annonce a été faite le printemps dernier : au lieu de la licence de documentation libre GNU (GFDL), les contenus des sites Wikipédia et Wiktionnaire seraient désormais proposés sous licence Creative Commons BY-SA (“paternité-partage des conditions initiales à l’identique”). Ce changement visait la simplification des conditions d’exploitation de ces contenus.
Les lois sur le droit d’auteur prévoient que l’on ne peut pas utiliser un contenu sans autorisation, même dans le cadre d’un projet de collaboration. Les mécanismes de licence permettent donc de réduire les risques de frictions juridiques. Depuis des décennies, les mouvements en faveur des logiciels libres et des normes ouvertes s’appuient sur des licences de type GFDL, fondées sur le principe du copyleft qui confère à quiconque un droit de réutilisation et un droit de reproduction. Ces licences jouent aussi un rôle important dans le développement du Web 2.0 participatif.
Collaboration FSF, CC et Wikimedia
Lors de la création de Wikipédia, en 2001, la GFDL était la principale forme de licence disponible pour les contenus ouverts. Conçue à l’origine pour couvrir la documentation accompagnant les logiciels, elle était toutefois mal adaptée à des projets multi-utilisateurs tels que Wikipédia, qui mettent en œuvre plusieurs médias à la fois – photo, vidéo et audio. La GFDL prévoit, par exemple, que chaque exemplaire du contenu utilisé doit être accompagné d’un texte de licence relativement long.
Lancée en 2002 principalement dans le but de simplifier la garantie des droits et la collaboration en ligne, la licence Creative Commons est devenue progressivement la norme en matière d’autorisation d’exploitation de contenus ouverts. Elle constitue un mécanisme souple, permettant de définir le degré de liberté accordé. Les auteurs ont en effet le choix entre plusieurs possibilités allant d’un droit de distribution relativement limité à la mise dans le domaine public. La Free Software Foundation (FSF) accepte certains types de licences CC comme étant compatibles avec sa définition de la notion de “liberté”. Les licences CC et GFDL ne sont toutefois pas interchangeables.
Le changement de stratégie de Wikimedia en matière de licences a été rendu possible par la FSF, qui a apporté l’année dernière à la GFDL des modifications qui le permettent expressément. La nouvelle version 1.3 de la GFDL comprend une clause en petit caractères donnant aux sites collaboratifs massivement multi-auteurs (MMC) tels que les wikis la possibilité de faire passer dans un délai donné en licences CC à l’identique les licences GFDL relatives aux contributions du public.
Le vote
Plus de 17 000 collaborateurs inscrits de Wikipédia et Wikimedia ont pris part à la consultation qui a mené à la décision de la fondation Wikimedia au mois d’avril. À l’issue de ce processus, 75% des votants se sont exprimés en faveur du changement de licence, 10% étaient contre, et les 15% restants n’avaient pas d’opinion. Rien ne permet toutefois de dire ce qu’en ont pensé les dizaines de milliers de contributeurs qui n’ont pas voté. Ils ne se sont prononcés ni pour ni contre ce changement.
Le procédé employé par Wikimedia pour prendre sa décision soulève donc des questions importantes. Comment était-il possible d’adopter un changement de licence touchant l’ensemble des contributeurs titulaires de droits en se fondant seulement sur l’opinion exprimée par une petite partie de la communauté? La réponse est dans les petits caractères du texte de la GFDL, qui prévoient la possibilité de publication de nouvelles versions révisées de la licence.
Qu’y a-t-il de changé? |
---|
Le plus grand changement réside dans le fait qu’il est désormais plus facile de combiner les plus de six millions d’articles actuellement disponibles sur Wikipédia et les autres wikis de Wikimedia aux dizaines de millions d’œuvres déjà diffusées sous le même type de licence Creative Commons. Ce changement de licence concerne l’ensemble des contenus de Wikipédia. Les conditions d’utilisation paternité-partage des conditions initiales à l’identique sont appliquées à presque tous les contenus préexistants. Les mentions de droit d’auteur et les conditions d’utilisation ont été changées sur la quasi-totalité des wikis de langue anglaise de Wikimedia. Les sites des autres langues suivront prochainement. Wikimedia exige que les éditions d’articles des internautes soient couvertes par les deux types de licences, mais permettra l’importation de contenus de tiers qui sont uniquement sous licence de paternité-partage des conditions initiales à l’identique. L’importation de contenus sous licence GFDL seulement n’est plus permise. Auteurs et éditeurs d’articles doivent accepter d’être cités en tant que tels par les réutilisateurs de contenu, ce qui doit être fait au minimum sous la forme d’un hyperlien ou URL menant à l’article auquel ils contribuent. Dans le cas de la GFDL, chaque reprise d’une œuvre devait être accompagnée du texte intégral de la licence. Avec les licences CC, un lien menant à la licence et à la mention de droit d’auteur du donneur de licence suffit. Le passage à la licence CC ne résoudra pas le problème de l’interopérabilité des contenus libres. Cependant, un grand nombre d’œuvres hébergées par Wikimedia seront publiées sous les deux types de licences et pourront être réutilisées au choix sous l’un ou l’autre |
Problèmes juridiques posés par la transition
La manière dont a été abordée l’introduction des nouvelles licences fait problème à deux égards. Tout d’abord, la GFDL ne dit pas quel type de licence à l’identique les sites MMC peuvent utiliser. Il existe plus de 50 versions officielles de licences CC, chacune étant traduite en plusieurs langues. À titre d’exemple, la licence officielle de partage des conditions initiales à l’identique compte 10 versions pour la langue anglaise – celle de base, sur laquelle elles sont toutes fondées, et des variations pour l’Afrique du Sud, l’Angleterre, l’Australie, le Canada, l’Écosse, les États-Unis d’Amérique, Hong Kong, la Nouvelle-Zélande et Singapour. Les versions locales contiennent toutes les mêmes dispositions de fond, mais avec des différences subtiles. La version des États-Unis d’Amérique est la plus proche de la licence type, dont elle reprend les longues clauses standard chères au système juridique américain, tandis que la version britannique est plus simple et conviviale. Wikimedia a choisi la licence “unported” (non adaptée), c’est-à-dire celle qui sert de gabarit de traduction et de localisation pour les divers pays.
Deuxièmement, elle fait entrer en ligne de compte deux nouvelles parties : la FSF, qui pourrait soumettre à de nouvelles conditions l’utilisation des œuvres couvertes par les anciennes versions de la licence, et les sites MMC, qui peuvent choisir la migration vers la licence de partage à l’identique. On ne sait pas très bien qui détient le pouvoir de décision concernant la migration, dans la mesure où la GFDL définit le “site collaboratif massivement multi-auteur” comme étant tout serveur Web qui publie des œuvres protégeables par le droit d’auteur et met à la disposition des utilisateurs des moyens bien apparents leur permettant de les modifier.
Prenons un exemple pour illustrer le problème. Ignorant l’existence des licences CC, un auteur a publié un livre en 2003 sous licence GFDL version 1.2. Disons qu’en 2005, un utilisateur a pris un chapitre de ce livre et l’a mis en ligne sous forme d’article de Wikipédia, ce que la licence permet. Ensuite, en 2008, l’œuvre est mise à disposition sous licence GFDL version 1.3 – comme on l’a vu, la licence permet les changements visant à passer à une version ultérieure. En 2009, un groupe d’éditeurs de Wikipédia décide de diffuser l’article sous l’une des licences CC. Il y a donc eu deux changements de licence en six ans, et cela sans que le donneur de licence originel en soit nécessairement informé.
Il appartient aux juristes de débattre de la validité des clauses relatives à des éventualités futures dans les cas où le donneur de licence n’avait pas connaissance, à l’époque de la diffusion initiale, de possibilités d’exploitation ou de concession de licences alors inexistantes. Les pays d’Europe prévoient pour la plupart la nullité de telles clauses dans leur législation.
L’idée qu’une tierce partie puisse changer les conditions d’un accord préexistant entre un donneur et un preneur de licence n’a pas reçu un bon accueil parmi les partisans des contenus en accès libre. Et si le changement était contraire à la volonté du donneur de licence? Ce dernier a très bien pu opter pour la GFDL pour éviter que son œuvre soit incorporée à une œuvre sous licence CC et diffusée comme telle. La clause sur les révisions futures de la GFDL (article 10) prévoit certaines limitations à cet égard, disposant que les “nouvelles versions seront semblables à la présente version dans l’esprit, mais pourront différer sur des points particuliers en fonction de nouvelles questions ou nouveaux problèmes”.
La clause de la licence permettant l’interopérabilité des versions futures et la clause prévoyant le changement de politique en matière de licence constituent des accords ouverts, susceptibles d’être définis ultérieurement par un tiers. Ce type d’accord est généralement considéré comme nul, les licences de droit d’auteur étant normalement interprétées de manière étroite. L’idée même de possibilité de changement dynamique d’une licence par une communauté – qu’il s’agisse de Creative Commons, FSF ou Wikimedia – met encore plus l’accent sur la nature communale des licences CC et GFDL. La distance entre ces dernières et la gestion individuelle des droits de propriété se trouve du même coup accrue. L’introduction de nouvelles versions de licences n’en est pas moins pratique, dans un monde où la technologie crée des utilisations nouvelles pour les œuvres concernées et offre des moyens de correction des erreurs contenues dans les textes licenciés, de réponse aux évolutions de la législation et d’adaptation à de nouvelles formes de médias, de distribution et d’exploitation des œuvres.
Dans une lettre ouverte mise en ligne en décembre 2008, Richard Stallman, président de la Free Software Foundation, indiquait que “la FSF a des entretiens avec la fondation Wikimedia, Creative Commons et le Software Freedom Law Center depuis un an” pour préparer la voie à la migration de licence. La FSF a veillé à faire en sorte que la transition s’opère d’une manière juste et éthique et que les changements respectent l’esprit de la licence. Plusieurs mois après la transition, il semble que tout se soit bien passé et que les titulaires de droits dont les contributions sont passées sous la nouvelle licence ne soient pas mécontents au point de formuler des plaintes. Si l’implantation du changement continue à se dérouler comme prévu, cela constituera une victoire extrêmement importante pour Creative Commons et le mouvement pour la culture libre.
Qu’est-ce que Creative Commons? |
---|
Creative Commons est un organisme à but non lucratif qui se consacre à faciliter le partage et l’enrichissement de travaux d’une manière respectueuse des règles du droit d’auteur. CC propose plusieurs modèles de licences visant à aider les auteurs et titulaires de droits à remplacer l’habituelle mention de droit d’auteur “tous droits réservés” par celle, moins restrictive, de “certains droits réservés”. CC est un mouvement parallèle à ceux du logiciel libre et du format ouvert. Il vise à établir une atmosphère de création dans laquelle il n’est plus nécessaire de demander d’autorisations, parce que celles-ci sont déjà accordées par le biais de licences. Creative Commons fournit gratuitement des textes de licences ainsi que des éléments dont les créateurs peuvent marquer leurs œuvres pour indiquer le degré de liberté qu’ils souhaitent accorder aux utilisateurs – partage, remixage, utilisation commerciale ou toute combinaison de ces derniers. Bien que le mouvement soit né aux États-Unis d’Amérique, il est maintenant mondial. Les contrats de licence CC ont été adaptés et traduits pour pouvoir être utilisés dans plus de 50 pays, et sont désormais la norme en matière de licences de contenus ouverts. Plusieurs moteurs de recherche, dont notamment Google et Yahoo, utilisent les métadonnées juridiques lisibles par machine de CC, qui facilitent la localisation. Des dizaines de millions d’œuvres sont diffusées sous licence CC. Le service de partage de photos Flickr, de Yahoo, héberge plus de 130 millions de photos sous licence CC. Et les photographes amateurs ne sont pas seuls : la licence Creative Commons a aussi été accueillie à bras ouverts dans les milieux universitaires et par les éditeurs de contenus ouverts. Pour attrayante qu’elle soit face à un système restrictif de gestion du droit d’auteur, la solution offerte par le mouvement des contenus ouverts est encore un phénomène marginal d’un point de vue commercial. Tout comme l’a été celui des normes ouvertes pendant des années, avant de devenir une industrie multimilliardaire. |
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.