Un tribunal des brevets unique pour l’Europe : rêve ou réalité?
Par Alejandro I. Garcia
Alejandro I. Garcia, avocat collaborateur au cabinet Bird & Bird au Royaume-Uni, pratique en Angleterre et au Pays de Galles, ainsi qu’à New York et au Chili. Il se spécialise dans l’arbitrage international et les litiges transfrontaliers portant sur les droits de propriété intellectuelle, les technologies de l’information, les télécommunications et certaines questions commerciales complexes. Dans cet article, M. Garcia nous parle de l’imminence de la mise en place d’une juridiction unique des brevets pour l’Europe.
Dans l’affaire Ungar c. Sugg (1892), le juge Esher commentait ainsi, avec son éloquence inimitable, le désarroi des titulaires de brevet obligés de se battre pour défendre leurs droits : “Mieux vaut être victime de contrefaçon ou de n’importe quoi d’autre, sauf peut-être de voir toute sa famille emportée par la grippe, que de s’engager dans un litige à propos d’un brevet.” On se demande si Lord Esher aurait trouvé les mots pour décrire l’entreprise ardue que représente une procédure moderne en matière de brevet, particulièrement dans un contexte international.
À l’époque de Ungar c. Sugg, le commerce international était fondé sur les produits tangibles, de même que la richesse des pays. Les autorités nationales accordaient des droits de brevet selon les critères qui leur semblaient adéquats, souvent sans se préoccuper – ou très peu – de ce qui se faisait ailleurs. Les litiges de brevet étaient rares et n’existaient que dans un petit nombre de pays.
Au cours du XXe siècle, et notamment de ses dernières décennies, une mutation fondamentale s’est produite dans la plupart des économies mondiales. Les créations intellectuelles sont devenues le moteur économique de la plupart des pays développés. Économies développées et en développement ont acquis leur indépendance. Le commerce international est devenu véritablement global; depuis l’avènement d’Internet, aucun pays et aucun joueur n’est trop petit. Le système des brevets s’est adapté dans une certaine mesure à cette nouvelle réalité, notamment en permettant aux inventeurs et aux entreprises de s’assurer facilement des droits de brevet dans plusieurs pays en même temps. Le Traité de coopération en matière de brevets (PCT) de 1970 a instauré une procédure de dépôt de demande de brevet unique pour tous ses États contractants. La Convention sur le brevet européen (CBE), signée en 1973, a mis en place un mécanisme centralisé de traitement des demandes de brevet1. Ces instruments permettent aux titulaires de brevets d’exploiter leurs droits à l’échelle internationale. Les conflits de brevet relèvent toutefois encore de la juridiction des tribunaux nationaux.
L’application internationale des droits de brevet peut nécessiter l’engagement de procédures dans plusieurs juridictions (et même, dans certains pays comme en Allemagne, de procédures dans des procédures), lesquelles sont généralement soumises aux lois du pays de délivrance du brevet concerné. Le coût total de défense des droits de brevet devant des juridictions multiples peut atteindre des sommes énormes. Un rapport commandé par la Commission européenne et publié en février 2009 fait état du coût moyen des litiges en matière de brevet dans quatre pays, à savoir l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Il estime par exemple que pour une affaire commerciale importante, les parties déboursent, en première instance, 200 000 euros en France et aux Pays-Bas, 250 000 euros en Allemagne et 1,5 million d’euros au Royaume-Uni. De chiffres qui empêchent souvent les petites et moyennes entreprises d’assurer, en cas d’atteinte paneuropéenne, la défense de leurs droits de brevet dans tous les pays visés.
Diverses solutions au problème de la défense multijuridictionnelle des droits ont été proposées. Les parties à un litige s’étendant sur plusieurs pays peuvent par exemple convenir de “consolider” leur différend pour le soumettre à un arbitrage unique, ce qui est souvent moins coûteux et plus rapide que de saisir les tribunaux de plusieurs pays. Le principal inconvénient de cette solution est toutefois qu’un tel arbitrage nécessite le consentement de toutes les parties – une perspective rarement envisageable dans les affaires d’atteinte aux droits de brevet. Les titulaires de brevet pourraient aussi, en théorie, “fusionner” une affaire multijuridictionnelle en un seul dossier et tenter de faire entendre ce dernier par un seul tribunal national. Cette formule a toutefois été rejetée par certains tribunaux nationaux2 et poserait, en tout état de cause, de sérieux problèmes d’application transfrontalière.
Unifier les tribunaux de brevet européens
EPLA
Eu égard aux limitations des mesures ci-dessus, il semblerait que la résolution du problème des litiges de brevet multijuridictionnels nécessite une action législative. C’est la voie que poursuit l’Europe. Un projet d’accord complémentaire à la CBE portant sur la création d’un système de juridiction unifié est à l’étude depuis 1999 dans le cadre de l’Organisation européenne des brevets.
En novembre 2003, le Groupe de travail sur les litiges a publié un projet d’accord sur le règlement des litiges en matière de brevets européens (EPLA), visant à établir un tel système. Ce projet a toutefois subi un important revers en février 2007, un avis intérimaire du service juridique du Parlement européen ayant conclu que l’EPLA touchait des sujets relevant de la compétence exclusive de la Communauté européenne et constituerait, par conséquent, de prime abord un manquement à l’article 292 du Traité CE.
UPLS
La Commission européenne a fait un travail considérable pour remédier aux problèmes créés par l’introduction de procédures de brevet au coup par coup. En avril 2007, elle a recommandé, dans une communication intitulée “Améliorer le système de brevet en Europe”, la création d’un système juridictionnel unique ayant compétence pour les brevets délivrés par l’OEB et dont les décisions produiraient leurs effets dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Les débats subséquents ont conduit en octobre de la même année à une proposition concernant la structure possible d’un Tribunal européen des brevets .
À la fin de 2007 et en 2008, un désaccord s’est fait jour entre les États membres de l’Union européenne quant à la question de savoir si un tel tribunal serait une entité internationale ou un organe de la CE. Au premier semestre de 2009, la Commission a recommandé au Conseil de l’Europe l’ouverture de négociations en vue de l’adoption d’un accord créant un système unifié de règlement des litiges en matière de brevets (UPLS). Solution de compromis, ce système serait un hybride entre une organisation internationale et un organe à part entière de l’UE . Les principales caractéristiques du système juridictionnel des brevets instauré dans le cadre de l’UPLS seraient les suivantes :
a) compétence pour les brevets européens et communautaires (lorsqu’ils seront délivrés), pour les actions en contrefaçon et en nullité;
b) décisions produisant leurs effets dans tous les pays couverts par les brevets concernés (membres de l’UE ou non); et
c) appareil judiciaire unifié composé de juges spécialistes mettant en œuvre des procédures uniformes.
L’une des principales raisons qui militent en faveur de l’adoption de l’UPLS est d’ordre économique. Selon un rapport publié le 26 février 2009, la mise en place d’un système unifié européen économiserait, d’ici 2013, à ses utilisateurs entre 148 et 289 millions d’euros par an par rapport à ce que coûtent les procédures séparées . Une telle réduction des frais juridiques permettrait à de nombreuses PME d’assurer la défense de leurs droits de brevet dans l’ensemble des pays de l’UE et de l’OEB.
Obstacles à l’adoption de l’UPLS
Le système unifié de règlement des litiges en matière de brevets a toutefois encore quelques obstacles juridiques à surmonter. En avril 2009, la présidence de l’UE (République tchèque) a saisi la Cour de justice européenne (CJE), conformément aux souhaits de la majorité des États membres, d’une demande d’avis sur la compatibilité du système unifié de règlement des litiges en matière de brevet avec le Traité CE . Il était demandé en particulier à la CJE de se prononcer sur deux points : a) une organisation internationale peut-elle avoir juridiction pour des questions de compétence communautaire? et b) le tribunal des brevets serait-il autorisé à renvoyer des affaires devant la CJE (comme le propose l’UPLS)? L’examen de ces questions par la CJE pourrait durer jusqu’à 18 mois.
La mise en place de l’UPLS étant liée à celle du brevet communautaire, il est possible qu’elle soit encore retardée par certaines préoccupations telles que, notamment, la langue de procédure. Le Conseil “compétitivité” s’est réuni en décembre 2009 afin d’examiner certaines “questions de politique” relatives à l’UPLS. Selon un communiqué de presse publié par le Ministère suédois des affaires étrangères (la Suède assurait alors la présidence du Conseil de l’UE), “le Conseil “compétitivité” […] est parvenu à un accord unanime sur l’orientation générale du règlement sur le brevet européen ainsi que les conclusions du Conseil sur un tribunal européen commun en matière de brevets “. Les questions relatives à la langue de procédure n’ont toutefois pas été résolues.
Plus un rêve qu’une réalité
Bien que la mise en place en Europe d’un système unifié en matière de brevet semble proche, certaines des questions qui ont causé l’échec de l’EPLA en 2007 sont encore en suspens. Il est donc difficile de dire, à ce stade, si les procédures de brevet multiples vont disparaître en Europe. Pour l’instant, et à la déception d’un grand nombre de titulaires de brevet – qui pourraient bien avoir les mêmes appréhensions que Lord Esher – la perspective d’un tribunal des brevets unique pour l’Europe est plus un rêve qu’une réalité.
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1 Tous les pays de l’Union européenne (UE) sont maintenant membres de la CBE, ainsi que certains pays qui ne font pas partie de l’UE, comme la Croatie, l’Islande, la Norvège et la Suisse.
2 Voir par exemple aux États-Unis Voda v Cordis Corp, Fed Cir App No 05-1238.
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