Barbie contre Bratz : le bras de fer continue
Depuis 1959, Barbie règne sans partage sur le marché de la poupée mannequin. Elle compte même jusqu’à deux millions d’amis sur Facebook. En 2001 cependant, les poupées Bratz font leur apparition et, grâce à leurs tenues et attitudes “tendance”, elles conquièrent rapidement le marché. En l’espace de cinq ans, Barbie se trouve confrontée à de redoutables rivales (présentées comme des “passionnées de mode”) qui s’emparent de près de 40% du marché. Mattel, le fabricant de Barbie, réagit en poursuivant en justice MGA Entertainment (le créateur de Bratz) et, depuis, les deux sociétés ne cessent de s’affronter. Au cœur du litige, un contrat de travail qui manquait de clarté au sujet des droits de propriété intellectuelle.
Rappel des faits
En 2000, alors qu’il travaille encore comme dessinateur pour Mattel au sein du département “produits de collection Barbie”, Carter Bryant propose son idée de poupées Bratz à MGA, en fournissant au fabricant de jouets quelques croquis préliminaires accompagnés d’une figurine rudimentaire. MGA lui offre alors un contrat de consultant et, le jour où il signe l’accord avec MGA, M. Bryant informe Mattel de son intention de démissionner. Il donne deux semaines de préavis et se met immédiatement au travail pour créer un prototype de poupée Bratz pour MGA. Les dessins utilisés pour présenter l’idée de poupée servent alors à créer la première génération de poupées baptisées Cloé, Yasmin, Sasha et Jade.
Suite au succès commercial de Bratz, le fabricant de jouets Mattel découvre le rôle joué par M. Bryant. Il entame un premier procès en 2004, estimant que M. Bryant a violé son contrat de travail. S’ensuivent toute une série de plaintes et demandes reconventionnelles et tous les éléments concernant la propriété des poupées Bratz sont réunis auprès du tribunal fédéral de première instance des États-Unis d’Amérique pour le tribunal de district de Californie.
2004 : la décision du tribunal de district
Si M. Bryant et Mattel concluent un arrangement préalablement au procès, les deux fabricants n’en poursuivent pas moins leur bataille juridique. Une première décision est rendue au profit de Mattel en juillet 2008 au sujet de la titularité du concept de poupées Bratz1. Le jury estime que les idées de M. Bryant quant aux dénominations “Bratz” et “Jade” ainsi que les croquis préliminaires et le prototype de poupée ont tous vu le jour alors que ce dernier était encore sous contrat de travail avec le fabricant de jouets Mattel, ce qui signifie que Mattel est le propriétaire légitime des poupées2. Le jury rend une décision générale (c’est-à-dire sans conclusions particulières) selon laquelle MGA a acquis de manière illégitime les idées en question et s’est rendu coupable d’atteinte au droit d’auteur du groupe Mattel, lequel se voit accorder une indemnisation de USD100 millions.
Compte tenu de cette décision générale, le juge estime qu’il est difficile d’établir l’objet précis de l’atteinte, à savoir quelles poupées Bratz sont concernées. De ce fait, et dans un souci de réparation équitable3, il conclue que l’atteinte aux droits d’auteur porte sur la plupart des poupées.
Le tribunal de district impose une fiducie judiciaire – un recours équitable ordonnant le transfert de propriété en faveur de son propriétaire légitime – sur toutes les marques Bratz, ce qui se traduit concrètement par une cession de l’ensemble de l’activité à Mattel. Le tribunal prononce également une injonction interdisant à MGA de commercialiser ou de fabriquer non seulement les quatre poupées Bratz d’origine mais aussi toutes les autres poupées Bratz.
2010 : la décision de la Cour d’appel
MGA fait appel devant la Cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le neuvième circuit et, le 22 juillet 2010, celle-ci casse la décision du tribunal de première instance et annule la fiducie judiciaire et l’injonction.
“Bratz” et “Jade”, les deux idées au cœur de la polémique
Avant de rendre sa décision et de prononcer l’annulation de la fiducie judiciaire, le neuvième circuit a cherché à répondre aux questions suivantes :
- était-il stipulé dans le contrat de travail de M. Bryant que ce dernier cédait ses idées concernant “Bratz” et “Jade” à la société Mattel; et
- dans l’affirmative, et si Mattel était effectivement le propriétaire légitime de ces idées, la portée de la fiducie judiciaire ordonnant le transfert de l’ensemble du portefeuille de marques de MGA était-elle trop vaste4?
Les poupées Bratz, présentées dans le commerce comme des
“passionnées de mode”. (Photo: MGA Entertainment)
Le contrat de travail liant M. Bryant à la société Mattel stipulait ce qui suit :
“J’accepte de communiquer à la Société, de manière aussi rapide et complète que possible, toute invention créée ou mise en pratique par moi-même (seul ou en collaboration avec des tiers) pendant toute la durée de mon contrat de travail avec la Société. Je cède à la Société… tous mes droits sur ces inventions et tous mes droits en termes de brevets, droits d’auteur et demandes de brevet ou droits d’auteur fondés sur ces dernières.”
Le contrait précisait par ailleurs que “le terme ‘inventions’ s’entend, de manière non exhaustive, de toutes les découvertes, améliorations, procédés, évolutions, dessins, savoir-faire, données, programmes informatiques et formules, qu’ils soient brevetables ou non”.
D’après son libellé, on aurait pu interpréter ce contrat comme couvrant les idées, des éléments probants ayant été apportés selon lesquels il était communément admis dans l’industrie que le terme invention englobait effectivement les idées. D’un autre côté, contrairement aux contrats signés par d’autres employés du groupe Mattel, qui stipulaient expressément que les idées étaient cédées à la société, le contrat de M. Bryant ne contenait pas de clause de ce type. Compte tenu de cette ambigüité, le tribunal de première instance commit une erreur en déclarant que les idées étaient clairement couvertes par le contrat.
Indépendamment de la question de savoir quel fabricant était le propriétaire des idées “Bratz” et “Jade”, le neuvième circuit annula la fiducie judiciaire au motif que les efforts ultérieurs et la créativité de MGA avaient permis d’apporter une énorme valeur ajoutée à la série de poupées. Selon l’opinion du juge principal Alex Kozinski “il n’est pas équitable d’ordonner le transfert de cette marque d’une valeur d’un milliard de dollars – cette valorisation étant en très grande partie le fruit du travail légitime de MGA – au simple motif qu’elle serait née de deux noms ayant pu faire l’objet d’une appropriation illicite”.
Les dessins et le prototype Bratz
Au sujet de l’injonction relative au droit d’auteur, la cour d’appel s’est penchée sur les questions suivantes5:
- était-il stipulé ou non dans le contrat de travail de M. Bryant que ce dernier cédait concrètement les dessins et le prototype Bratz; et
- si Mattel était effectivement titulaire du droit d’auteur sur ces œuvres, les poupées Bratz créées par la suite portaient-elles oui ou non atteinte à ces droits.
Les délibérations sur le premier point se concentrèrent sur la question de savoir si les produits avaient oui ou non vu le jour dans le cadre du contrat de travail stipulant que toutes les œuvres susceptibles de faire l’objet d’un droit d’auteur créées “pendant toute la durée du contrat de travail [de M. Bryant] avec la Société” étaient cédées à Mattel. Le neuvième circuit estima que le tribunal de première instance avait commis une erreur en affirmant qu’au titre de son contrat de travail, M. Bryant cédait à Mattel toutes les œuvres qu’il créerait aussi bien pendant ses heures de travail que pendant son temps libre, en soirée ou le week-end. Les témoignages pendant le procès accréditèrent les deux thèses : certains employés déclarèrent qu’à leur sens, ils restaient propriétaires des droits relatifs à des projets créés pendant leur propre temps libre tandis que d’autres affirmèrent que selon eux, toutes leurs créations appartenaient à Mattel. Compte tenu de l’ambigüité du libellé du contrat, le neuvième circuit estima que ce point aurait dû être soumis au jury et que du fait de cette erreur, il convenait d’annuler l’injonction relative au droit d’auteur.
Concernant le second point, il s’agissait essentiellement de déterminer si le groupe MGA avait dépassé le simple stade de la copie de l’idée en fabriquant les poupées et s’il avait copié l’expression particulière des poupées Bratz.
Pour répondre à cette question, le neuvième circuit eut recours au test des éléments “extrinsèques” et “intrinsèques”, l’objectif étant de faire la distinction entre l’appropriation admissible d’une idée et la copie non autorisée de l’expression particulière d’une idée6. S’agissant des éléments extrinsèques, le tribunal s’employa dans un premier temps à établir quels éléments semblables des œuvres protégées au titre du droit d’auteur et des œuvres incriminées pouvaient faire l’objet d’une protection et quels éléments ne le pouvaient pas. Une fois les éléments ne pouvant pas faire l’objet d’une protection écartés (p. ex. les idées et les éléments non originaux), seules les expressions particulières et originales de l’idée, protégeables au titre du droit d’auteur, apparurent. Ensuite, le tribunal entreprit de déterminer s’il était possible d’exprimer l’idée de plusieurs façons (par exemple un roman policier) ou en quelques-unes seulement (par exemple une icône informatique indiquant où envoyer les fichiers supprimés). Le premier type de protection est considéré comme “vaste” et le second “faible”. En cas de protection “vaste” du droit d’auteur, l’œuvre incriminée sera en infraction si elle est “fondamentalement identique” à l’œuvre protégée. En cas de protection “faible” du droit d’auteur, l’œuvre incriminée ne sera en infraction que si elle est “quasiment identique” à l’œuvre protégée.
Au moment d’étudier la portée de la protection par le droit d’auteur accordée au prototype, le neuvième circuit fit remarquer que, si le marché des poupées mannequin comprend bien de nombreuses figurines en plastique représentant des jeunes filles, les poupées Bratz présentent des traits exagérés, notamment un tête surdimensionnée et de grands pieds. Il ne partagea pas l’avis du tribunal de première instance selon lequel il est possible de représenter de plusieurs façons un personnage humain sous des traits exagérés, expliquant que l’exagération des traits ne peut pas être poussée au-delà d’un certain stade, à savoir le moment où le personnage en question cesse de représenter un type idéal et où l’allure de la poupée commence à paraître étrange. Compte tenu du nombre restreint d’expressions possibles, la portée de la protection par le droit d’auteur accordée au prototype fut jugée faible et, de ce fait, il fut considéré que le tribunal de première instance avait commis une erreur en appliquant le mauvais critère d’atteinte.
S’agissant des dessins, le neuvième circuit partagea le point de vue du tribunal de première instance selon lequel les croquis des poupées Bratz pouvaient se voir accorder une vaste protection par le droit d’auteur; il est en effet possible d’exprimer de plusieurs façons l’idée de poupées mannequin à la mode aux traits exagérés – à l’aide d’une palette de couleurs différentes pour le maquillage ou les cheveux, de styles, de coiffures, de vêtements ou d’accessoires distincts. Néanmoins, en faisant subir aux croquis le test des éléments “fondamentalement identiques”, le neuvième circuit parvint à la conclusion que le tribunal de première instance n’avait pas entrepris d’écarter les éléments qui ne pouvaient pas faire l’objet d’une protection (les vêtements tendance ou les attitudes particulières) pour établir le type d’atteinte. Si quelques-unes des poupées Bratz de première génération pouvaient effectivement être considérées “fondamentalement identiques” aux croquis, ce n’était pas le cas des générations suivantes de poupées, aux vêtements et aux coiffures sensiblement différentes.
2010 : la décision du tribunal de district
Suite à l’appel interjeté le 22 octobre 2010, le tribunal accepta la demande de révision de procès déposée par MGA. En outre, les plaintes déposées à l’encontre de l’une et l’autre des parties pour appropriation illicite de secrets commerciaux, jusque-là dissociées des plaintes pour atteinte au droit d’auteur et aux marques, furent associées à l’instruction. Le nouveau procès démarra le 11 janvier 2011 et le jury rendit sa décision le 21 avril 20117.
En application du test des éléments “extrinsèques” et “intrinsèques”, le tribunal de district avait établi qu’aucune des poupées de la génération suivante (sauf deux) n’était “fondamentalement identique” aux éléments des croquis susceptibles de faire l’objet d’une protection. Il incomba au jury de rendre une décision finale quant à l’interprétation du contrat de travail, aux poupées de première génération, aux deux autres poupées de génération suivante, aux croquis et au prototype, et ce dernier se prononça en faveur de MGA.
S’agissant des plaintes pour appropriation illicite, Mattel ne parvint pas à convaincre le jury qu’il était titulaire d’un secret d’affaires lié aux poupées Bratz et que les secrets d’affaires qu’il détenait eu égard à d’autres documents avaient fait l’objet d’une appropriation illicite8. A contrario, MGA obtint gain de cause en présentant des éléments de preuve selon lesquels Mattel avait mis sur pied un “groupe de renseignement sur le marché” qui assistait à des salons internationaux du jouet en se faisant passer pour des détaillants ou des reporters afin d’accéder à des salles d’exposition privées de concurrents et de se procurer des informations confidentielles concernant de futurs produits. Le jury estima que Mattel avait agi de manière délibérée et malveillante et condamna le fabricant de jouets à verser 3,4 millions de dollars de dommages intérêts pour chacun des cas d’appropriation illicite, soit 88,5 millions au total.
Le jury estima néanmoins que MGA et son PDG avaient volontairement empiété sur les relations contractuelles qui liaient M. Bryant à son employeur et accorda 10 000 dollars de réparation à Mattel.
Quelles seront les prochaines étapes?
Barbie semble résolue à poursuivre le bras de fer, Mattel ayant déposé une requête pour verdict imposé, alléguant que MGA n’avait aucune preuve tangible d’une quelconque appropriation illicite de secrets commerciaux9. Dans l’intervalle, la bataille se poursuit également sur le front du montant des dommages intérêts et des dépens. MGA réclame 177 millions de dollars en dommages intérêts punitifs au titre de la Loi de Californie sur les secrets commerciaux. Le groupe réclame également 129,7 millions de dollars en honoraires d’avocats et 32,4 millions de dollars en frais. La requête de MGA concernant les honoraires d’avocats se fonde notamment sur le paragraphe 505 de la Loi des États-Unis d’Amérique sur le droit d’auteur. Mattel s’y oppose en avançant que la disposition de ladite loi prévoyant que le paiement des frais sera à la charge de la partie adverse n’entend s’appliquer qu’à des demandes non fondées. Alors que l’affaire s’oriente vers une nouvelle procédure d’appel, le seul véritable vainqueur jusqu’ici semble être M. Bryant, lequel a perçu plus de 30 millions de dollars de droits d’auteur avant son arrangement (d’un montant confidentiel) avec Mattel, préalablement au procès de 2004.
Quel enseignement tirer de cette affaire?
Le principal enseignement à tirer de ce différend est qu’il est essentiel pour une société d’accorder la plus grande attention au libellé de ses contrats de travail. En effet, si le contrat de travail de M. Bryant avait été libellé en des termes plus précis, l’affaire n’aurait sans doute pas atteint de telles proportions ni impliqué des plaintes pour appropriation illicite de secrets commerciaux. Le contrat présentait deux principaux défauts : 1) il ne prévoyait pas de clause de cession expresse des idées et 2) il ne donnait pas de définition précise de l’expression “pendant toute la durée de mon contrat de travail”. Dans la pratique, Mattel aurait pu veiller à ce que tous les contrats de ses employés prévoyant la cession des droits soient identiques; il aurait également pu rédiger et diffuser des lignes directrices claires à l’endroit de son personnel afin de limiter tout risque de confusion quant à la question de savoir où la titularité des droits de Mattel s’arrêtait et où celle de ses employés commençait. Comme illustré par cette affaire, lorsque la prospérité d’une entreprise dépend de ses actifs de propriété intellectuelle, des millions de dollars peuvent se gagner ou se perdre en fonction du soin accordé au libellé des contrats de travail.
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1 Mattel, Inc. v. MGA Entm't, Inc., 2010 U.S. App. LEXIS 24150 (9e Cir. Cal. 21 octobre 2010)
2 Dans un souci de simplicité, seules les sections et les questions les plus pertinentes seront abordées.
3 La réparation équitable se traduit par une condamnation à une réparation non pécuniaire lorsque les recours juridiques possibles, comme les dommages pécuniaires, ne suffisent pas à réparer un préjudice.
4 2010 U.S. App. LEXIS 24150, aux paragraphes 7-13
5 Id. aux paragraphes 13-32
6 Sid & Marty Krofft Television Prods., Inc. v. McDonald's Corp., 562 F.2d 1157, 1164 (9e Cir. 1977)
7 Mattel, Inc. v. MGA Entm't, Inc. & Consol. Consol. Actions, 2010 U.S. Dist. LEXIS 136922, (C. D. Cal. 27 décembre 2010)
8 Dans un souci de simplicité, seules les plaintes les plus pertinentes pour appropriation illicite de secrets commerciaux seront abordées.
9 Avis de requête et requête pour verdict imposé déposés par Mattel au sujet de la plainte déposée par MGA pour appropriation illicite de secrets commerciaux au titre de l'article 50 B) du Code fédéral de procédure civile; et demande de réduction des dommages intérêts et/ou de nouveau procès, affaire N° CV 04-9049-DOC, 5 mai 2011
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