Les controverses sur les droits d’auteur liés aux œuvres architecturales
L’architecture est intimement liée à l’histoire et à la culture de l’humanité et on ne saurait sous-estimer son influence. Né du besoin essentiel de l’homme de s’abriter, l’art de concevoir et d’édifier des constructions a fait surgir de terre d’innombrables structures forçant le respect et l’admiration dans le monde entier. De la modeste maison de campagne aux constructions emblématiques comme les pyramides d’Égypte ou la Sagrada Familia de Barcelone, en Espagne, l’architecture influe sur notre vie quotidienne et notre environnement. Comme le dit un jour Winston Churchill, “nous façonnons nos bâtiments, puis ce sont eux qui nous façonnent”. Rien d’étonnant, dans ce contexte, à ce que l’architecture ait suscité et continue de susciter des débats intéressants et parfois passionnés. Dans cet article, M. Jorge Ortega, professeur de droit civil à l’Universidad Complutense de Madrid, en Espagne, se penche sur une partie des controverses apparues, entre autres, au sujet de la protection des œuvres architecturales au titre d’œuvres de création et des droits des architectes sur leurs créations.
Un concept qui ne va pas de soi
Les pyramides d’Égypte figurent parmi les
complexes architecturaux les plus vastes et les
plus anciens de l’humanité et sont l’objet d’une
récente polémique sur le droit d’auteur.
(Photo: iStockphoto/cinoby)
On définit l’architecture comme “l’art de concevoir et de construire des édifices”. Il s’agit donc d’une entreprise à la fois fonctionnelle et artistique, ce qui explique pourquoi l’architecture a provoqué autant de controverses au fil de l’histoire. Si l’architecture donne une orientation à la conception de structures destinées à l’habitation humaine, ces structures dépassent largement le simple cadre de l’utilitaire ou du fonctionnel. La démarche architecturale conceptualise l’espace et veille à ce que la structure soit à la fois habitable et en harmonie avec son environnement immédiat. Parfois, ces structures s’assimilent à de véritables œuvres d’art; elles constituent une source d’inspiration et confèrent un sentiment de bien-être. Elles ont la capacité de façonner notre existence et de modifier notre perception des choses. Pourtant, l’architecture n’a pas toujours été jugée digne de protection au titre du droit d’auteur. Le débat ci-après montre que dans de nombreux pays, cette question reste épineuse.
L’héritage des Pharaons
L’une des questions qui continue d’attiser les débats est de déterminer s’il est juridiquement possible de reproduire une œuvre architecturale située dans un lieu public sans l’autorisation de l’architecte. Plusieurs législations nationales permettent la reproduction de ces œuvres “situées dans un lieu public” dans le cadre de limitations au droit de reproduction, l’un des droits exclusifs dont les auteurs jouissent au titre de la législation sur le droit d’auteur.
Une récente controverse au sujet de l’un des complexes architecturaux les plus anciens de l’humanité et d’un joyau artistique, les pyramides d’Égypte, montre que parfois, cette limitation peut donner lieu à des complications d’ordre politique et se révéler très difficile à appliquer. En 2008, Zahi Hawass, secrétaire général du Conseil suprême des antiquités, a plaidé en faveur de l’instauration d’un droit d’auteur en vertu duquel il serait possible d’intenter des actions en dommages-intérêts à l’encontre d’auteurs de reproductions des pyramides, du Sphinx et de tout autre monument de l’Égypte ancienne. Dans la pratique, une telle décision signifierait que tout artiste égyptien ou étranger ne pourrait tirer un bénéfice financier de ses esquisses ou illustrations de monuments égyptiens ou de l’époque pharaonique que si ces reproductions étaient inexactes. La question se pose alors de définir en quoi consiste une reproduction exacte…
L’hôtel Luxor de Las Vegas, aux États-Unis d’Amérique, serait-il considéré comme une reproduction exacte? Sur sa page Web, l’hôtel en question est décrit comme “le seul bâtiment en forme de pyramide au monde”. Dans le cadre du nouveau projet de loi, cette affirmation a mené certains observateurs à exiger du complexe hôtelier américain qu’il reverse une partie de ses bénéfices à la ville égyptienne de Louxor, qui abrite la légendaire Vallée des Rois. Interrogé sur ce cas par des journalistes, M. Hawass a répondu que, selon lui, l’hôtel ne correspondait pas à une “copie exacte des monuments pharaoniques, en dépit de sa forme”, soulignant que son aménagement intérieur différait de manière significative de celui des pyramides. On pourrait en déduire que la reproduction à l’identique de l’extérieur d’une structure est autorisée tant que l’intérieur est différent, et inversement. Compte tenu du caractère délicat de la question et de ses possibles retombées, la loi est encore à l’étude.
Droits attachés à l’image et aux marques – l’Auditorio de Tenerife
L’image de l’Auditorio de Tenerife,
conçu par l’architecte espagnol
Santiago Calatrava, est protégée
au titre du droit des marques.
(Photo: Auditorio de Tenerife/
JoséRamón Oller)
Si l’idée d’avoir à payer pour reproduire une œuvre de l’époque pharaonique peut sembler difficile à accepter pour certains, les propriétaires d’autres monuments emblématiques ont adopté une approche distincte. À titre d’exemple, si les touristes sont pleinement autorisés à photographier l’Auditorio de Tenerife, en Espagne, ses propriétaires ont clairement défini les conditions d’utilisation de l’image du bâtiment par les exploitants commerciaux.
En 2003, l’image de l’Auditorio a été enregistrée en tant que marque et l’utilisation “sous forme de photographie ou d’illustration, de tout ou partie de l’édifice, ainsi que l’utilisation du logo ou de tout autre élément caractéristique dudit édifice, est régie par la législation en vigueur1 relative à l’utilisation et à la jouissance des marques enregistrées”2. L’Auditorio facture aux exploitants commerciaux l’utilisation de ses espaces extérieurs pour réaliser des prises de vues ou prendre des photos et exige d’obtenir les droits relatifs au produit fini auprès du service de l’Auditorio compétent préalablement à toute publication. Une caution est également exigée en guise de garantie de l’utilisation appropriée des images.
Trouver un juste milieu en cas de droits concurrents
Certaines législations nationales sur le droit d’auteur prévoient que les droits moraux des créateurs ne sont pas limités dans le temps : ils sont perpétuels. Cette disposition peut être source de problèmes pour les propriétaires de bâtiments désireux par la suite d’entreprendre des rénovations ou des modifications. La Colombie est l’un des rares pays au monde à avoir promulgué une législation sur le droit d’auteur cherchant à établir un juste équilibre entre les droits moraux des architectes et les droits des propriétaires des édifices. L’article 43 de la loi n° 23 de 1982 sur le droit d’auteur énonce en substance que si le propriétaire d’une œuvre architecturale souhaite la modifier, l’architecte à l’origine de cette œuvre n’est pas juridiquement fondé à l’en empêcher. Il précise néanmoins que l’architecte “a la possibilité d’interdire que son nom soit associé à l’œuvre modifiée”.
Certains observateurs ont jugé cette disposition anticonstitutionnelle et entrepris de faire abroger cet article. La Cour constitutionnelle colombienne s’y est opposée et, dans sa décision3 du 4 novembre 2010, a déclaré que l’article 43 était bien conforme à la constitution en ce sens qu’il “ne portait pas atteinte à l’exploitation normale des droits de l’architecte attachés à son œuvre” et que “le préjudice causé était justifié” et conforme aux intérêts constitutionnels.
Cette pratique est peu répandue en Europe où, au titre du droit à l’intégrité de l’œuvre, celle-ci est protégée contre toute modification substantielle non autorisée ou contre toute atteinte à la réputation de l’auteur. Les lois européennes régissant la protection des droits attachés aux œuvres architecturales ne favorisent pas les propriétaires des bâtiments. Dans certaines circonstances cependant, par exemple en cas de problèmes sanitaires ou de sécurité, le propriétaire d’un bâtiment pourra être autorisé à y apporter des modifications. En pareils cas, la plupart des législations nationales laissent aux architectes la possibilité de choisir s’ils veulent ou non apparaître en tant qu’auteurs de l’œuvre modifiée.
Le droit à l’intégrité d’une œuvre
L’église de la Sagrada Familia à
Barcelone, en Espagne. Conçue
par l’architecte catalan Antoni Gaudí
(1852-1926), elle est l’un des joyaux
de l’architecture en Europe. (Photo:
Istockphoto/Rainer Walter Schmied)
La Loi des États-Unis d’Amérique sur le droit d’auteur offre un précédent intéressant. Elle prévoit un dispositif précis pour résoudre les différends qui surgissent dès lors que les intérêts de l’architecte, en ce qui concerne le maintien de l’intégrité de l’œuvre, entrent en conflit avec ceux du propriétaire de l’édifice désireux de restaurer ou de modifier ce dernier non pas pour entretenir sa structure, mais pour accroître sa valeur économique ou améliorer son aspect extérieur.
À l’article 113, la Loi sur le droit d’auteur établit une distinction entre “une œuvre des arts visuels [qui a été] intégrée ou amenée à faire partie d’un bâtiment de sorte que retirer cette œuvre du bâtiment” entraînerait la “destruction, déformation, mutilation ou toute autre modification de l’œuvre”, et une œuvre pouvant être retirée d’un bâtiment sans donner lieu à une modification substantielle du modèle original.
Si un artiste (ou architecte) accepte par écrit que l’une de ses œuvres soit installée à l’intérieur d’un bâtiment et consent à ce qu’elle puisse faire l’objet d’une “destruction, déformation, mutilation ou autre modification du fait de son retrait”, le propriétaire du bâtiment peut procéder au retrait de l’œuvre en question sans l’autorisation de l’artiste et n’est nullement tenu d’informer l’artiste des travaux entrepris.
Néanmoins, dans l’hypothèse où le propriétaire d’un bâtiment souhaiterait retirer une œuvre des arts visuels intégrée à son bâtiment et où l’opération pourrait être réalisée sans entraîner la destruction, déformation, mutilation, etc., de l’œuvre en question, le propriétaire devra “diligemment tenter, de bonne foi” d’en informer l’artiste, lequel aura alors la possibilité de venir reprendre son œuvre, à ses propres frais, dans un délai de 90 jours.
Un cas d’école en matière d’atteinte aux droits moraux
L’Opéra de Sydney, un monument emblématique de l’Australie, présente un exemple type d’atteinte aux droits moraux d’un architecte. En 1959, l’architecte danois Jørn Utzon remporte un concours international pour la conception d’un complexe dédié aux arts du spectacle. Après de multiples retards dans la construction du bâtiment, une équipe d’architectes australiens reprend le projet à son compte et modifie l’agencement intérieur du bâtiment. Ce faisant, elle diminue considérablement la configuration d’origine de l’édifice, initialement conçu comme un hall polyvalent.
À l’époque, en Australie, les architectes ne jouissent d’aucun droit moral sur leurs œuvres, si bien que M. Utzon n’a pas la possibilité de contester le nouveau dessin du bâtiment en justice. Il faut attendre 2000 et l’approbation de la loi modificative relative au droit d’auteur (droits moraux) pour que les architectes acquièrent le droit d’être reconnus comme les auteurs d’œuvres, ou le droit d’être consultés au sujet de tout projet de modification concernant les bâtiments qu’ils ont conçus.
L’architecte danois Jørn Utzon, lauréat du concours
international pour la conception de l’opéra de
Sydney en 1959, n’a pas joui des mêmes droits
moraux dont jouissent aujourd’hui ses homologues
au titre de la Loi modificative relative au droit
d’auteur (droits moraux) adoptée par l’Australie
en 2000.(Photo: iStockphoto/
Phillip Danze)
Inspiration ou plagiat?
La difficulté qu’il y a à faire la distinction entre inspiration et plagiat constitue une autre source de tension parmi les architectes. En avril 2010, quelques heures à peine avant l’inauguration de l’Exposition universelle de Shanghai, une vive polémique a éclaté au sujet du caractère original du pavillon chinois, appelé la Couronne de l’Est. Plusieurs architectes chinois sont montés au créneau pour prendre la défense de cette pyramide inversée, haute de 60 mètres, qui dominait l’ensemble du site. D’autres ont affirmé qu’elle présentait une ressemblance frappante avec la structure du pavillon japonais présenté à l’Exposition universelle de 1992 à Séville, en Espagne, conçu par l’architecte japonais Tadao Ando. D’autres encore l’ont comparée au pavillon canadien de l’Exposition universelle de Montréal, au Canada, en 1967. En dépit de similitudes frappantes, la construction japonaise était la pièce maîtresse d’un décor plus vaste, alors que le pavillon chinois présentait des proportions très différentes.
Ni Yang, concepteur adjoint du pavillon chinois, réfuta les accusations de plagiat et déclara : “il y a des différences entre son travail et le mien. Son œuvre a une visée décorative alors que moi, j’ai conçu un bâtiment. Le pavillon est un style très utilisé en architecture, on ne peut donc pas considérer que c’est l’apanage de Tadao Ando”.
Ce qui est certain, c’est qu’en architecture, il peut y avoir atteinte à tous les stades du processus : entre un plan et un autre, entre un plan et un bâtiment, entre un bâtiment et un plan ou entre un bâtiment et un autre. Comme l’indiquait Gaudí, le célèbre architecte espagnol, “mes idées sont d’une logique indiscutable; ce qui m’étonne, c’est qu’elles n’aient jamais été appliquées”, soulignant le fait qu’il est parfois impossible pour un architecte de savoir si ses idées présentent véritablement un caractère novateur ou si elles ont déjà germé dans l’esprit d’un autre.
Et demain?
L’architecture est aujourd’hui confrontée à plusieurs défis. S’il ne fait aucun doute que les droits de propriété intellectuelle des architectes continueront de déclencher d’âpres batailles juridiques, l’architecture de demain devra répondre à une approche davantage axée sur l’humain, comme en témoignent notamment les dernières catastrophes naturelles. La reconstruction sera l’un des thèmes clés du prochain congrès de l’Union internationale des architectes (UIA) qui se tiendra à Tokyo à l’automne 2011. Favoriser une approche globale de l’architecture à la fois plus transparente et plus cohérente, permettant aux architectes d’être plus étroitement liés et d’avoir une meilleure connaissance du travail de leurs homologues, contribuerait probablement à réduire le nombre de procès relatifs aux droits de propriété intellectuelle.
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1 Loi n° 17/2001 du 7 décembre 2001 sur les marques
2 Voir www.auditoriodetenerife.com/localizaciones/procedures/procedimiento_ing.pdf
3 Dossier D-8103/2010, décision C-871-10
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