La sauvegarde du patrimoine culturel : l’affaire des esprits sacrés Wandjinas
Delwyn Everard, avocat principal du Centre australien du droit des arts, expose les difficultés rencontrées par les communautés aborigènes pour protéger leur patrimoine culturel.
D’une hauteur de près de deux mètres, elle représente des esprits aborigènes grossièrement dessinés et se dresse en bordure d’une propriété de Katoomba, dans la région des Blue Mountains, un site australien classé au patrimoine mondial. Sa présence dérange les résidents aborigènes locaux. À plus de 4000 kilomètres de là, en Australie occidentale, les nations aborigènes Worrora, Wunumbal et Ngarinyin sont affligées et furieuses de la voir ainsi exposée au public. Quant à la population non autochtone de Katoomba, elle est divisée sur la question de savoir s’il s’agit d’art ou de sacrilège.
L’objet de cette polémique est une œuvre d’art créée par un artiste non autochtone, sur commande d’une galerie et d’une entreprise non autochtone, qui critique ouvertement le peuple aborigène australien. Les esprits représentés sur la sculpture sont les Wandjinas, ce que confirme le titre de l’œuvre “Les guetteurs Wandjinas à l’intérieur de la pierre qui murmure”.
Donny Woolagoodja, un ancien de la région du
Kimberley, et Chris Tobin, de la communauté locale
Darug, devant la sculpture de Katoomba réalisée par
un artiste non autochtone et objet de la polémique
(Photo: Reinier Van de Ruit).
Les communautés aborigènes Worrora, Wunumbal et Ngarinyin des zones reculées de la région du Kimberley peignent des images des Wandjinas depuis plusieurs milliers d’années, que ce soit sur les parois rocheuses de sites sacrés ou dans des grottes, sur des totems de danse ou de l’écorce et, désormais sur de la toile et du papier. Le Wandjina est considéré comme le créateur suprême, à l’origine de la terre et de tout ce qu’elle renferme. Ces communautés sont reconnues comme les seules habilitées à représenter les Wandjinas, une prérogative respectée par tous les autres groupes aborigènes. C’est ce qui explique le malaise du peuple Darug des Blue Mountains, dont les membres respectent les totems culturels et les lois des nations du Kimberley et se sentent eux-mêmes humiliés par ce mépris flagrant de la culture autochtone sur leurs propres terres traditionnelles. Valda Blundell, anthropologue et professeur émérite, observe :
“Représenter Wandjina est pour le peuple Wandjina-Wunggurr un moyen important d’établir son identité en tant que société aborigène distincte et de transmettre cette identité à d’autres sociétés aborigènes ainsi qu’au monde non aborigène …
La réalisation et l’exposition au public de la sculpture de Katoomba n’ont pas été autorisées par le peuple Wandjina-Wunggurr. Cette évocation des Wandjinas ébranle le fondement même de leur société car elle constitue une attaque contre la spécificité et l’intégrité de leur identité et contre leurs croyances religieuses et culturelles. En tant que représentation non autorisée des Wandjinas, elle perturbe l’équilibre naturel de leur monde au quotidien, lequel ne peut être assuré que si leurs lois et protocoles culturels sont respectés.” 1
Les questions qui se posent sur le plan juridique sont complexes. Le droit d’auteur relatif à la protection des expressions créatives contemporaines n’apporte pas de réponse en la matière. Il considère en effet qu’une œuvre d’art réalisée par un artiste décédé depuis plus de 70 ans se trouve dans le domaine public et peut être gratuitement utilisée à des fins de reproduction. Or, les artistes inconnus à l’origine de l’extraordinaire art rupestre ancien de la région du Kimberley se sont éteints depuis bien longtemps. Les images figurant sur la sculpture de Katoomba ne sont pas non plus des copies illicites d’œuvres d’art particulières réalisées par des artistes connus. Il s’agit plutôt de représentations immédiatement reconnaissables (bien que déformées et dépourvues de l’élégance et de la force des véritables Wandjinas) de l’iconographie sacrée d’une communauté au sein de laquelle l’artiste, et ceux qui lui ont passé commande, ne détiennent aucune autorité. Il s’agit donc d’une appropriation illicite de la culture et du savoir traditionnels d’une communauté ou de la propriété intellectuelle culturelle d’un peuple autochtone.
Selon l’article 31 de la Déclaration des droits des peuples autochtones adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2007 :
“1. Les peuples autochtones ont le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur patrimoine culturel, leur savoir traditionnel et leurs expressions culturelles traditionnelles ainsi que les manifestations de leurs sciences, techniques et culture, y compris leurs ressources humaines et génétiques, leurs semences, leur pharmacopée, leur connaissance des propriétés de la faune et de la flore, leurs traditions orales, leur littérature, leur esthétique, leurs sports et leurs jeux traditionnels et leurs arts visuels et du spectacle. Ils ont également le droit de préserver, de contrôler, de protéger et de développer leur propriété intellectuelle collective de ce patrimoine culturel, de ce savoir traditionnel et de ces expressions culturelles traditionnelles.
2. En concertation avec les peuples autochtones, les États prennent des mesures efficaces pour reconnaître ces droits et en protéger l’exercice.”
Œuvre d’art réalisée par l’artiste de la communauté
Worrora Donny Woolagoodja (Photo: Mowanjum).
Si l’Australie a déclaré soutenir officiellement cette déclaration en avril 2009, il s’est révélé difficile depuis cette date d’établir par quels moyens la législation australienne protégeait les droits culturels concernés. En 2010, lorsque le Mowanjum Artists Spirit de la Wandjina Aboriginal Corporation (représentant les artistes des groupes Worrora, Wunumbal et Ngarinyin) ont pour la première fois fait appel au Centre australien du droit des arts pour lui demander son aide, aucune solution évidente n’a pu leur être proposée. Ce n’était pas seulement la sculpture qui préoccupait la communauté Mowanjum : la galerie avait aussi organisé une exposition de tableaux sur la divinité Wandjina réalisés par l’artiste Gina Sinozich et intitulée “Wandjina sous l’œil de Gina”. Tout comme dans le cas de la sculpture, plusieurs des tableaux représentaient Wandjina avec une bouche. Or, cet élément est particulièrement outrageant pour les gardiens traditionnels de la mémoire aborigène. Les Wandjinas sont en effet considérés comme trop puissants pour être représentés avec une bouche, leur esprit descendant sur Terre à travers la ligne qui fait figure de nez. La propriétaire de la galerie, Vesna Tenodi, avait également publié un ouvrage avec pour illustrations des tableaux de Gina Sinozich et défendu la thèse selon laquelle les peuples autochtones d’Australie sont en voie d’extinction et souffrent d’atrophie spirituelle 2. Cette thèse, le livre et les représentations sont également publiés sur le site Web de la galerie.
En Australie, la Loi sur les pratiques commerciales de 1974 3 interdit les pratiques de nature à induire en erreur ou à tromper dans le cadre d’activités commerciales. Par le passé, cette loi avait été invoquée pour poursuivre en justice des galeristes proposant à la vente des objets d’art et d’artisanat prétendument aborigènes mais qui, en réalité, avaient été créés par des artistes non autochtones 4. Le Centre du droit des arts a aidé le peuple Mowanjum à soumettre une plainte auprès de la Commission australienne de la concurrence et de la consommation (CACC), l’organisme officiel en charge d’enquêter sur les infractions à cette loi, au motif que l’exposition de peintures représentant les Wandjinas, la présentation bien en vue de la sculpture devant la galerie, les déclarations et les images publiées sur le site Web de la galerie et le livre qui les accompagnait constituaient autant de pratiques susceptibles d’induire en erreur ou de tromper et de violations potentielles de la Loi sur les pratiques commerciales dans la mesure où elles laissaient faussement entendre qu’une association avait été conclue ou une autorisation donnée par une ou plusieurs des trois nations aborigènes et/ou le groupe Mowanjum. Les Mowanjums ont fait valoir que “ces activités et les informations fallacieuses y afférentes pouvaient troubler, tromper ou induire en erreur non seulement un nombre considérable de membres de notre organisation (ainsi que ses groupes respectifs) mais aussi de nombreux autres groupes aborigènes et autres très au fait de nos valeurs et de notre histoire, y compris des étrangers intéressés par notre culture et l’acquisition d’objets d’art authentiques représentant Wandjina” 5. La réponse fut aussi brève que décevante. La CACC établit qu’elle “n’était pas en mesure de conclure que Mme Tenodi avait indiqué être autorisée à utiliser les images sachant qu’elle n’était pas tenu d’avoir cette autorisation”.
Gordon Barung, artiste aborigène, en train de représenter les esprits
Coi Oi Wandjinas & Ungud et son œuvre achevée
(Photo: Joanna Wilkie, Mowanjum Art & Culture Centre).
L’étape suivante consistait à se plaindre directement auprès des galeristes. Néanmoins, il devenait de plus en plus difficile d’affirmer que le public serait troublé ou amené à tort à penser que ces représentations des Wandjinas avaient reçu l’approbation des gardiens traditionnels car la polémique commençait à enfler dans les médias, ce qui montrait très clairement que les groupes aborigènes étaient farouchement opposés aux activités de la galerie 6. Si l’opération permettait de focaliser l’attention sur l’affaire, c’était une épée à double tranchant. En effet, Mme Tenodi indiquait désormais à plusieurs endroits sur son site Web qu’elle avait nullement besoin de l’autorisation des gardiens traditionnels car elle était elle-même en contact direct avec les esprits Wandjinas qui la soutenaient dans ses activités :
“J’ai le droit d’agir de la sorte, car je tiens ce droit des ‛Détenteurs du savoir’ que vous appelez Wandjinas … Je ne parle pas au nom du peuple aborigène. Je parle au peuple aborigène au nom des Wandjinas.”
Le droit d’auteur et la législation sur les pratiques commerciales se révélant d’aucun secours, une solution surgit d’une source inattendue. Il apparut en effet que l’emplacement de la sculpture devait faire l’objet d’un agrément de la part de l’administration locale. Pour ce faire, le conseil municipal des Blue Mountains devait notamment étudier l’impact que la sculpture exposée en bordure de propriété pourrait avoir sur le plan social. Le conseil reçut une quinzaine de requêtes s’opposant à l’octroi de l’agrément relatif à l’emplacement de la sculpture, dont une déposée en son nom propre par le Centre du droit des arts et une autre par l’Environmental Defenders Office au nom des Mowanjums et du Kimberley Aboriginal Law and Culture Centre. Il décida de refuser l’agrément concernant l’emplacement de la sculpture en indiquant que :
“La sculpture renferme une interprétation de l’iconographie sacrée aborigène jugée insultante, perturbante ou choquante par certains membres de communautés aborigènes et non aborigènes, y compris par des représentants locaux de ces communautés, comme en témoignent les requêtes émanant du public; de ce fait, elle a des retombées sociales défavorables et n’est pas dans l’intérêt du public” 7.
Retrait des panneaux disposés autour de la sculpture
suite à la décision de la Cour en charge de la terre et
de l’environnement. Les graffitis témoignent de la vive
émotion soulevée sur place par le problème.
(Photo: Reinier Van de Ruit)
En février 2011, M. et Mme Tenodi firent appel de cette décision auprès de la Cour en charge de la terre et de l’environnement. Lors de l’audience, le Centre du droit des arts fit valoir que du fait que la sculpture avait été créée et exposée en violation des lois traditionnelles des gardiens de Wandjina et au mépris des souhaits exprimés par les détenteurs traditionnels, son exposition à Katoomba était l’expression publique d’une intolérance raciale, culturelle et religieuse et, à ce titre, avait une incidence sociale profondément négative. Des observations fortes et éloquentes furent présentées par Gordon Smith Junior, un membre du groupe des Ngarinyins venu depuis la région du Kimberley pour représenter son peuple et faire état de ses préoccupations. Le 21 juin 2011, la cour confirma la décision du conseil municipal des Blue Mountains, ce qui signifie que la sculpture devra être retirée.
Mme Tenodi a critiqué cette décision ainsi que le rôle du Centre du droit des arts, estimant qu’il s’agissait d’une attaque contre la liberté d’expression artistique. Or, le Centre du droit des arts est un fervent partisan de la liberté d’expression artistique et culturelle et a fait pression contre la censure de l’art et le durcissement du droit de classification. Néanmoins, les libertés fondamentales sont confirmées par des limites rationnelles qui admettent qu’un équilibre doit être trouvé dès lors que la poursuite d’une liberté se fait au détriment d’une autre. La liberté d’expression fait par exemple l’objet de restrictions légitimes au moyen de lois sur la diffamation, de dispositions de droit pénal relatives à la pédopornographie ou de lois relatives à la diffamation fondée sur la race. De notre point de vue, la liberté d’expression artistique ne saurait être invoquée en justification d’une appropriation illicite indéfendable et du dénigrement d’une culture autochtone.
Cette affaire met en lumière les difficultés que rencontrent les communautés autochtones pour faire respecter leurs intérêts culturels et montre à quel point il est difficile de traduire une volonté politique en réalité concrète. La législation en vigueur prévoit déjà indirectement une protection limitée de la propriété intellectuelle culturelle des peuples autochtones – par exemple en cas d’utilisation abusive de cette propriété culturelle intellectuelle impliquant une conduite de nature à induire en erreur dans le cadre d’activités commerciales, ou en cas d’atteinte au droit d’auteur. Bien que la protection de la propriété intellectuelle culturelle autochtone ne fasse encore l’objet d’aucune législation explicite, la nécessité de protéger et de préserver la culture autochtone est un élément fondamental de deux initiatives politiques en cours. Ainsi, dans le cadre de la détermination du gouvernement australien à mettre activement en œuvre son programme sur les droits de l’homme, un plan d’action national relatif aux droits de l’homme est actuellement à l’étude qui reconnaît expressément les “principes internationaux essentiels” énoncés dans la Déclaration des droits des peuples autochtones 8. Le document de travail récemment rendu public par le gouvernement sur l’élaboration d’une nouvelle politique culturelle nationale pour l’Australie est tout aussi encourageant, puisqu’il se fixe pour objectif premier “de veiller à ce que les actions soutenues par le gouvernement – et la façon dont elles seront soutenues – reflètent la diversité de l’Australie du XXIe siècle et protègent et appuient la culture autochtone” 9. À bon entendeur…
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1 Plaidoyer de Valda Blundell devant la Cour en charge de la terre et de l’environnement, 27 avril 2011 (plaidoyer Blundell).
2 Tenodi, Dreamtime Set in Stone: The Truth about Australian Aborigines, Anan Press, 2010, page 116.
3 Aujourd’hui connue sous le nom de Droit australien de la consommation.
4 Commission australienne de la concurrence et de la consommation vs Nooravi, [2008] FCA 2021
5 Lettre adressée par les Mowanjums à la CACC en date du 10 mai 2010.
6 Par exemple, http://www.abc.net.au/rn/lawreport/stories/2010/2939168.htm
7 Compte rendu de la réunion du Conseil municipal des Blue Mountains, 12 octobre 2010, page 30.
8 Étude préliminaire de projet de consultation dans le cadre du Plan d'action national relatif aux droits de l'homme, juin 2011, page 20.
9 Document de travail sur la politique culturelle nationale, département du Premier ministre et du Cabinet, 2011, page 14.
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