Mise au pas d’un éditeur dans une affaire de droit d’auteur sur des informations hippiques
Stanley Lai, SC, du cabinet d’avocats Allen & Gledhill LLP, Singapour
(Photo: iStock © mikhail pogosov)
Dans un arrêt historique rendu l’été dernier, la plus haute juridiction de Singapour, la Cour d’Appel (composée d’un collège de trois magistrats) a décidé que seule une personne physique pouvait se voir attribuer un droit d’auteur et non une personne morale. Cette décision a été rendue à l’issue d’une longue bataille juridique ayant opposé les éditeurs de deux magazines spécialisés dans les courses hippiques, à savoir Racing Guide, publié par Asia Pacific Publishing (le requérant) et Punters’ Way, publié par Pioneers and Leaders (le défendeur). L’auteur, qui a étudié l’affaire, explique cette décision et les éventuelles incidences qu’elle pourrait avoir sur d’autres affaires de droit d’auteur du même type.
Contexte
La Cour d’Appel de Singapour a conclu
que les éditeurs de Racing Guide ne
s’étaient pas rendus coupables d’atteinte
au droit d’auteur ni de substitution
frauduleuse. (Photo: courtesy
Asia Pacific Publishing)
Pioneers and Leaders (P&L) forma un recours contre Asia Pacific Publishing (APP) pour atteinte au droit d’auteur et substitution frauduleuse en 2007 et 2008. En juillet 2010, la haute Cour déclara qu’APP avait porté atteinte au droit d’auteur de P&L s’agissant du choix et de la présentation de certaines grilles publiées dans
Punters’ Way. Les deux revues obtenaient leurs informations sur les courses hippiques du Singapore Turf Club. Pendant près d’un an à compter de juin 2007, chacune reproduisit ces informations de la même façon, en dressant quatre listes distinctes : une première pour le programme des courses, une deuxième pour les résultats des courses, une troisième pour les séances d’entraînement et une dernière pour les performances passées des chevaux. Bien que Racing Guide eût refusé dans un premier temps de se conformer à une mise en demeure, deux mois plus tard, la revue modifia ses listes. La Haute Cour estima cependant qu’APP était responsable de substitution frauduleuse en ce sens que l’éditeur avait adopté pour sa revue Racing Guide un code couleur et une présentation similaires à ceux de leur concurrent. Elle soutint l’argument de P&L selon lequel ces similitudes avaient désorienté et induit en erreur le public et comme quoi Racing Guide avait tenté de se faire passer pour Punters’ Way. De manière plus controversée, la Haute Cour considéra qu’une société pouvait être l’auteur d’une œuvre originale susceptible d’être protégée par le droit d’auteur. APP obtint gain de cause en appel de cette décision.
Annulation de la décision de Haute Cour par la Cour d’Appel
En août 2011, la Cour d’Appel cassa le jugement de la Haute Cour. Au cours de ses délibérations, elle s’employa à déterminer si P&L était l’auteur des listes publiées dans Punters’ Way et si la société était en droit de revendiquer une protection au titre du droit d’auteur. P&L n’avait pas allégué que les listes relatives aux courses avaient été créées par ses employés et correspondaient à une œuvre de collaboration mais que la société elle même en était l’auteur. Elle avait prétendu être l’unique auteur de ces listes, pas le titulaire du droit d’auteur y afférent.
La Cour d’Appel établit une distinction entre paternité et titularité. Elle estima que ces deux concepts n’étaient pas synonymes en ce sens que la paternité se rapporte à l’acte de création alors que la titularité se rapporte à la détention de droits de propriété. Ainsi, l’auteur d’une œuvre n’en est pas forcément le titulaire et, inversement, le titulaire d’une œuvre n’en est pas forcément l’auteur. La Cour d’Appel statua qu’aux fins de la loi sur le droit d’auteur, le terme auteur devait impérativement s’entendre d’un individu. Toute autre conclusion irait à l’encontre d’autres chapitres de la loi sur le droit d’auteur, notamment en ce qui concerne la durée de protection d’une œuvre. Selon la cour, une société ne saurait revendiquer le monopole perpétuel de la titularité du droit d’auteur relatif à une œuvre au simple motif qu’elle affirme être l’auteur de cette œuvre. Comme elle le fit remarquer par ailleurs, sa décision faisait écho à la décision de la Cour d’Appel fédérale australienne dans l’affaire Telstra Corporation Limited c. Phone Directories Company Pty Ltd [2010] FCAFC 149, paragraphes [100] et [134], où deux membres du quorum avaient statué de manière catégorique qu’au titre de la législation australienne, on devait entendre par auteur une personne humaine.
L’auteur peut il être identifié?
La cour s’est demandé si, d’après les faits exposés, il était possible ou non d’identifier l’auteur original des listes. Manifestement, les informations relatives aux courses (noms des chevaux et de leurs jockeys, résultats aux entraînements, etc.) ainsi que leur sélection et leur organisation avaient été soit informatisées, soit recueillies par plusieurs personnes. Pour autant, la responsabilité et la contribution de chacun de ces individus (qui n’avaient aucunement été définies dans le cadre de la présente affaire) ne suffisaient pas pour établir que tel ou tel d’entre eux était effectivement l’auteur des listes en question. Ces différents apports avaient facilité la production des données mais ne pouvaient être assimilés à une œuvre de création collective.
La cour estima par ailleurs qu’en cas de niveau élevé d’automatisation, il était impossible de déclarer qu’une œuvre originale avait été produite pour la simple raison qu’aucun être humain ne pouvait être identifié en tant qu’auteur. Le postulat de base était clair : le défendeur n’avait pas été en mesure d’identifier un ou plusieurs auteurs; or, sans auteur, il ne peut y avoir de droit d’auteur. La cour ajouta que si, pour les besoins de l’analyse, elle admettait que les employés du défendeur avaient effectivement participé en tant qu’auteurs à l’élaboration des listes, il était impossible d’établir à partir des éléments de preuve présentés à quel stade la protection au titre du droit d’auteur pouvait intervenir.
(Photo: istock © Charles Mann)
Réfutation d’une présomption
La Cour d’Appel a également pris en considération les dispositions législatives relatives à la présomption prévues à l’article 132 de la loi sur le droit d’auteur de Singapour, à savoir :
“Présomptions en ce qui concerne l’éditeur d’une œuvre
132. Lorsque, dans une action intentée en vertu des dispositions de la présente partie au regard d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, les dispositions de l’article 131 ne sont pas applicables mais qu’il est établi :
a) que l’œuvre a été publiée pour la première fois à Singapour et a été ainsi publiée dans les limites de la période de 70 ans ayant pris fin immédiatement avant le début de l’année civile au cours de laquelle l’action a été intentée, et
b) qu’un nom censé être celui de l’éditeur figurait sur les exemplaires de l’œuvre, telle qu’elle a été publiée pour la première fois, l’œuvre est, sauf preuve du contraire, présumée être protégée par le droit d’auteur et la personne dont le nom était ainsi indiqué est présumée avoir été le titulaire de ce droit d’auteur au moment de la publication.”
La société P&L a fait valoir qu’en tant qu’éditeur officiel de la revue Punters’ Way, elle devait être présumée titulaire du droit d’auteur protégeant les listes, mais la cour ne fut pas de cet avis. Elle jugea que cette présomption servait uniquement d’orientation pour permettre à un tribunal de parvenir à une conclusion appropriée en l’absence de preuve du contraire. En cas de contre preuve apportée par la partie adverse, la présomption peut être réfutée. Dans l’affaire en question, la paternité de l’œuvre était contestée; or, la partie appelante ayant apporté la preuve que les listes n’étaient pas protégées par le droit d’auteur et qu’aucun auteur ne pouvait être identifié, la présomption légale fut réfutée.
La protection par le droit d’auteur des compilations à Singapour
La cour a examiné l’article 7A de la loi sur le droit d’auteur qui prévoit notamment que, s’agissant des compilations, toute protection par le droit d’auteur se limite au choix ou à la disposition des données constituant une “création intellectuelle”. Or, il ne fait aucun doute que les informations figurant dans les listes de la revue Punters’ Way’s constituaient une compilation. La cour a estimé que le concept de “création intellectuelle” correspondait au principe de base en matière de droit d’auteur qui veut que seules les compilations “originales” soient protégées par le droit d’auteur. Elle a donc soutenu que le critère applicable aux compilations était identique au critère général appliqué aux œuvres littéraires, à savoir l’originalité, ce qui signifie qu’il convenait de se demander si une quantité suffisante de talent, de travail et de discernement avait été investie dans le processus de création.
La cour a fait remarquer que le critère anglo australien d’originalité, s’il tenait bien compte de l’effort intellectuel déployé par l’auteur, accordait depuis toujours une place plus importante au temps, au travail et aux efforts consentis. Elle indiqua que dans le cadre de plusieurs décisions antérieures, des compilations d’apparence toute aussi banale (comme des répertoires de rues ou des calendriers de rencontres de football) avaient bénéficié d’une protection par le droit d’auteur. Néanmoins, la majeure partie de ces décisions avaient été rendues avant l’avènement de l’ère du numérique. Face à la prolifération des ordinateurs et des logiciels, la cour a estimé que la législation sur le droit d’auteur devait évoluer en tenant compte du fait qu’en ce XXIe siècle, l’informatique rendait la compilation de données beaucoup plus simple et commode. Elle a considéré que, “de ce fait, il conviendrait un jour de réexaminer d’anciennes décisions prenant pour pierre de touche le recueil d’informations plutôt que l’effort déployé dans leur présentation” (paragraphe [35]). La cour a également déclaré que la présentation des données, par exemple sous forme de classement alphabétique, demandait peu d’ingéniosité ou de talent en dehors d’un travail mécanique ou de programmation ordinaire. Dans ces circonstances, il serait difficile de prétendre à une protection au titre du droit d’auteur. Tout donne donc à penser que la protection des compilations par le droit d’auteur à Singapour est amenée à évoluer de sorte que les compilations fondées sur des faits créées grâce à un effort intellectuel ou impliquant une procédure courante ou très mécanisée ne se verront accorder qu’une protection restreinte, voire aucune.
(Photo: iStock © 4x6)
Cette conclusion est également confortée par une dernière observation formulée par la cour selon laquelle, pour déterminer si une protection par le droit d’auteur peut être invoquée, il convient d’étudier les quatre grands principes énoncés dans la décision relative à l’affaire Feist Publications Inc c. Rural Telephone Service Company Inc 499 US 340 (1991). Premièrement, des faits ne peuvent pas faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur. Deuxièmement, en règle générale, les compilations de faits peuvent être protégées par le droit d’auteur. Troisièmement, l’originalité constitue la condition sine qua non du droit d’auteur. Enfin quatrièmement, on entend par originalité le fait que l’œuvre a été créée de manière indépendante par l’auteur et présente un degré minimal de créativité, sachant que le niveau de créativité exigé est extrêmement bas.
La substitution frauduleuse
La cour a également accueilli l’appel d’APP au motif que l’argument de P&L selon lequel la société APP s’était rendue coupable de présentation fallacieuse ou de substitution frauduleuse n’était pas recevable car la Haute Cour n’avait pas appliqué le bon critère s’agissant du préjudice créé. En effet, la période présumée sur laquelle avait porté l’infraction (du 30 juin 2007 au 5 juin 2008) s’étant écoulée, c’est le critère du “préjudice subi” qui aurait dû être appliqué et non celui du “risque de préjudice”. Qui plus est, la cour a estimé que le défendeur n’avait apporté aucun élément de preuve quant au préjudice subi en termes de baisse des ventes de sa revue. Elle a accordé peu de crédit à l’étude de marché remise par P&L en raison d’un manque d’objectivité dans la façon dont elle avait été réalisée. La cour jugea par exemple que la question “Si vous étiez pressé et que vous deviez choisir l’une ou l’autre de ces revues, pourriez vous les confondre?” pouvait mener à la conclusion erronée d’une présentation fallacieuse. Le juge qualifia également d’infondé le scénario selon lequel un turfiste “moins averti ou en retard et/ou pressé de rejoindre l’hippodrome” pouvait être perturbé et penser avoir acheté Punters’ Way alors même qu’il avait choisi la revue Racing Guide. Il ajouta que selon lui, le critère applicable était celui du “souvenir imparfait” et qu’il convenait à ce propos de tenir compte du fait qu’“il y avait un risque de confusion uniquement si le client avait à l’esprit le souvenir de la marque du requérant, lequel pouvait s’apparenter à une vague idée générale ou à la véritable marque”. La cour statua qu’il n’y avait pas eu de présentation frauduleuse susceptible d’induire le public en erreur car les pages de couverture des deux revues étaient suffisamment distinctes pour éviter l’amalgame de la part de la catégorie de public concernée.
Cette décision de la Cour d’Appel corrobore les règles de base et les principes fondamentaux qui régissent la protection par le droit d’auteur à Singapour, conformément à des raisons et à des fondements d’ordre historique. Elle confirme que pour prétendre à une protection au titre du droit d’auteur, il convient d’apporter la preuve que l’œuvre est la création originale d’un individu et que, dans le cas où une société revendiquerait la titularité du droit d’auteur, elle doit pouvoir justifier de l’identité d’un ou de plusieurs auteurs pour pouvoir bénéficier d’une protection. Elle offre également un aperçu de la façon dont les affaires de droit d’auteur concernant des compilations de données devraient être traitées dans le futur par les tribunaux singapouriens.
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