La recherche financée par les pouvoirs publics : comment en tirer pleinement parti?
par Pluvia Zuniga, Institut mixte de recherches sociales et économiques sur la technologie et l'innovation de l'Université des Nations Unies (UNU) et de l'université de Maastricht, et Sacha Wunsch‑Vincent, économiste principal, Division de l'économie et des statistiques de l'OMPI
Au cours des 30 dernières années, les pays à revenus élevés ont cherché à tirer le plus de profits possible des avantages de la recherche financée par les pouvoirs publics aux fins non seulement d'accélérer le transfert des connaissances et la création d'entreprise mais également de stimuler l'innovation et la croissance économique. Par conséquent, les universités et les organismes publics de recherche dans ces pays s'orientent de plus en plus vers l'exploitation commerciale de leurs activités. Face aux avantages qu'offre le renforcement des liens entre les universités et les entreprises, notamment en termes de stimulation de l'innovation et de promotion du transfert des technologies, de nombreux pays à haut revenu ou à revenu moyen adoptent des approches semblables. Cette tendance suscite l'intérêt des analystes qui se sont donc penchés de plus près sur ces politiques. Est‑il possible de les exporter d'un pays à un autre? Le dépôt de brevets par les universités peut‑il être un moteur efficace de l'innovation des entreprises? Quelle est l'incidence de telles politiques en termes de croissance économique et de création de connaissances? Ce troisième article d'une nouvelle série du Magazine de l'OMPI consacrée aux tendances de l'innovation se penche sur les changements du paysage dans ce domaine. Il se propose d'étudier les avantages d'une utilisation plus importante de la propriété intellectuelle par les universités et les organismes publics de recherches dans les pays à revenu moyen et à faible revenu.
Des cadres politiques en profonde mutation
Les transferts de connaissances entre les secteurs public et privé s'effectuent par le biais d'un grand nombre de canaux de communication formels (collaboration de recherches, octroi de licences pour des inventions des universités, cœntreprises et recrutement d'étudiants et de chercheurs des universités, etc.) et de canaux informels (publications et conférences entre autres). La propriété intellectuelle peut également jouer un rôle clé en termes de stimulation de l'innovation et de création d'entreprises, notamment, par le biais de pépinières d'entreprises, de parcs scientifiques et d'entités créées à partir des activités des universités.
Depuis ces trois dernières décennies, dans les pays à revenu élevé, et plus récemment, dans les pays à faible revenu et à revenu moyen, il est possible d'observer une nette tendance des universités et des organismes publics de recherches à faire breveter et commercialiser eux‑mêmes leurs inventions. Dans les pays plus développés et également dans les pays moins développés, les cadres et les pratiques politiques sont en constante mutation. Ces changements se traduisent par le déploiement d'un large éventail d'approches politiques et juridiques aux fins de tirer le plus de profits possible de la recherche financée par les pouvoirs publics.
Il existe un grand nombre de règles particulières qui définissent la portée des brevets délivrés aux universités, la divulgation des inventions et les incitations mises en place pour les chercheurs (par exemple, le partage des redevances). Le réseau de politiques et de pratiques existantes montre clairement qu'il ne suffit pas de modifier le cadre juridique pour assurer des activités de dépôts de brevets durables des instituts de recherche. Aux États‑Unis d'Amérique par exemple, les brevets déposés par les universités ne sont pas seulement le fruit d'un environnement juridique favorable mais également d'un nombre croissant d'opportunités technologiques dans les domaines biomédicaux et de la haute technologie.
Un nombre croissant de brevets déposés par les universités et les organismes publics de recherche
En l'absence de données complètes sur les relations formelles et informelles entre les universités et les entreprises, les données relatives aux brevets et aux licences permettent de mieux comprendre les mécanismes mis en place en matière de transfert de connaissances et de recherches. Depuis 1979, le nombre de demandes internationales de brevets déposés selon le système du Traité de coopération en matière de brevets (PCT) par les universités et les organismes publics de recherche a augmenté régulièrement de 5% et 29% respectivement (voir figure 1), dépassant le taux de croissance mondial des demandes du PCT.
Cette croissance est essentiellement le fait des pays à haut revenu, parmi lesquels la France, l'Allemagne, le Japon, le Royaume‑Uni et les États‑Unis d'Amérique représentent environ 72% de toutes les demandes déposées par les universités et les organismes publics de recherche selon le système du PCT.
Pour la période 1980‑2010, les données montrent que les brevets délivrés aux universités et aux organismes publics de recherche se situent essentiellement dans les secteurs des sciences biomédicales et pharmaceutiques. Les États‑Unis d'Amérique se situent en première position car leurs universités et leurs organismes publics de recherche ont déposé 52 303 et 12 698 demandes internationales de brevets, respectivement. La France arrive en deuxième position avec 9068 demandes internationales de brevets déposées par ses organismes publics de recherche, suivie immédiatement du Japon avec 6850 demandes de brevet. Dans les pays à revenu intermédiaire, les universités chinoises ouvrent la voie avec 2348 demandes internationales de brevets, suivie du Brésil, de l'Inde et de l'Afrique du Sud. La Chine et l'Inde à elles deux représentent 78% du nombre de demandes internationales de brevets déposés par les organismes publics de recherches dans les pays à revenu intermédiaire.
Figure 1 Nombre croissant de brevets déposés par les universités et les organismes publics de recherche, selon le PCT Demandes déposées selon le PCT au niveau mondial par les organismes publics de recherche et les universités, nombres absolus (gauche) et pourcentage du nombre total de demandes selon le PCT (droite), 1980‑2010
Source : Base de données de statistiques de l'OMPI.
Hausse du nombre de licences octroyées par les universités et les organismes de recherche à partir d'un niveau de référence pratiquement égal à zéro
L'activité relative à la concession sous licence, le nombre d'accords conclus et les revenus ainsi générés constituent un excellent indicateur du transfert de technologie des universités. Si les données concernant les pays à haut revenu sont, certes, éparses, elles confirment néanmoins le nombre croissant de licences octroyées par les universités et les organismes publics de recherche, et l'augmentation des revenus ainsi générés, même si cette croissance s'effectue à partir d'un niveau de référence pratiquement égal à zéro. En dehors des États‑Unis d'Amérique, l'activité relative aux licences est modeste par rapport au nombre de demandes de brevet déposées par les organismes publics de recherches, aux revenus produits par les contrats de recherche et développement (R-D) et aux services de conseils ou aux dépenses relatives à la R-D. Les revenus dérivés de l'octroi de licences sont essentiellement observés dans les quelques institutions actives dans les secteurs pharmaceutique, biomédical et informatique. Dans les pays à revenu faible et intermédiaire, la commercialisation de la propriété intellectuelle se limite à quelques rares organismes de brevets. D'autres formes de propriété intellectuelle (par exemple, le droit d'auteur, les secrets professionnels) et le savoir‑faire sont fréquemment utilisés pour transférer des connaissances à des entreprises, dans ce cadre.
Incidences et enjeux
Les incidences économiques de la législation et des pratiques relatives au transfert de technologie axé sur la propriété intellectuelle sont encore méconnues.
Certains experts encouragent les universités et les organismes publics de recherche à breveter leurs inventions, car ils estiment qu'une telle démarche les incite à "révéler leurs inventions", encourage l'innovation régulière et favorise la création d'un marché pour ces inventions. Par ailleurs, selon ces experts, les inventions des universités nécessitent d'autres développements avant de pouvoir être utilisées, et les entreprises n'investiront pas dans ce genre de développement sans licence exclusive.
Pour d'autres, les brevets peuvent ralentir la diffusion de ces inventions universitaires (par le biais d'octroi de licences exclusives de brevets à une seule entreprise), et d'enrayer l'innovation et le transfert de technologie. En effet, ils risquent de limiter la diversité des recherches et d'avoir une incidence négative sur d'autres canaux informels d'échanges de connaissances.
Les avantages et les coûts potentiels pour les entreprises, les universités, et les organismes publics de recherche, ainsi que les incidences systémiques plus larges sur la science, l'économie et la société sont définis dans le tableau 1 ci‑dessous.
Tableau 1 : Incidences systémiques des politiques de transfert de technologies axées sur la propriété intellectuelle. | ||
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AVANTAGES POTENTIELS | COÛTS (OU INVESTISSEMENTS) POTENTIELS | |
UNIVERSITÉS & ORGANISMES PUBLICS DE RECHERCHE |
1) L'augmentation de la titularité des droits de propriété intellectuelle facilite la création d'entreprises et la spécialisation économique
2) Favorise la fertilisation croisée entre les universités et les entreprises
3) Augmentation du nombre d'inscriptions des étudiants et des possibilités de placement des étudiants en entreprises |
1) Mobilisation du temps normalement consacré aux recherches universitaires
2) Coûts liés à la propriété intellectuelle et ressources requises
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ENTREPRISES |
1) Accès facilité aux inventions universitaires utiles
2) La création d'un marché pour les idées
3) Commercialisation de nouveaux produits génératrice de profits et de croissance |
1) Obstacles à l'accès aux inventions universitaires
2) Augmentation des coûts de transaction et des tensions relationnelles entre universités et entreprises
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Avantages potentiels | Coûts potentiels | |
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PLUS D’INCIDENCE SUR LA SCIENCE |
1) Amélioration de l'impact de la recherche appliquée qui devient plus appropriée et plus spécialisée 2) Meilleure corrélation avec les systèmes d'innovation
3) Augmentation de la qualité des recherches et de l'éducation |
1) Réorientation de la recherche
2) Effets préjudiciables à la science ouverte
3) La perspective de revenus pour les universités peut conduire les gouvernements à vouloir réduire leur financement |
INNOVATION ET CROISSANCE |
1) Commercialisation d'inventions ayant un impact économique et social
2) Incidence positive (localisée) sur la R-D, sur les retombées technologiques, la création d'entreprises, l'emploi et la croissance 3) Amélioration de la position concurrentielle du pays sur le marché mondial |
1) Effets négatifs à long terme car l'attention est détournée de la production du savoir universitaire 2) Effets négatifs à long terme de la propriété intellectuelle sur la science ouverte et l'innovation ultérieure
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L'expérience des pays à revenus élevés
Les études effectuées sur les pays à revenus élevés confirment que le dépôt de brevets par les universités et les organismes publics de recherche et la mise en place d'institutions et de politiques efficaces en matière de transfert de technologie constituent des conditions requises pour accroître les possibilités de commercialisation des inventions universitaires. L'accès des entreprises aux résultats de recherche des universités à un stade précoce est essentiel, en particulier dans les secteurs axés sur la science. La mise en œuvre d'une interaction plus étroite entre les entreprises et les universités s'est également révélée un moyen très efficace de promouvoir la recherche pour obtenir des résultats plus pertinents d'un point de vue social.
Par ailleurs, les études montrent que l'émergence de nouveaux secteurs (par exemple, le secteur des instruments scientifiques, celui des semi‑conducteurs, des logiciels informatiques et de la biotechnologie) et la création de pôles de haute technologie se fondent sur les dépôts de brevets et l'octroi de licences par les universités. Toutefois, il est difficile de démontrer avec certitude le rôle joué par la commercialisation de la propriété intellectuelle universitaire dans la croissance économique. Par ailleurs, la collecte de données qui saisissent véritablement d'autres dimensions du transfert technologique fondé sur la propriété intellectuelle constitue un véritable défi. Il n'est, en effet, pas tâche aisée de démontrer pour les entreprises situées en amont de ce transfert quels sont les gains de productivité que leur a assurés l'utilisation ou l'acquisition d'une telle propriété intellectuelle ou la clientèle qu'elles ont gagnée grâce à la réalisation de ces innovations.
En outre, il n'existe pas de modèle de titularité de droits de propriété intellectuelle le plus approprié pour les universités. Par exemple, rien ne définit clairement s'il est plus avantageux que l'université conserve la propriété de ses inventions, ou que ce soit les scientifiques eux‑mêmes en tant que particuliers qui soient titulaires de ces droits. Il est également difficile de définir quelles sont les implications à long terme des dépôts de brevets par les universités pour les autres canaux de transfert de connaissance, et plus généralement, pour le système scientifique en général.
Les défis que doivent relever les pays à faibles revenus et à revenus moyens.
Dans les pays à faibles revenus et à revenus moyens, en ce qui concerne la capacité de R-D des organismes publics de recherche, les infrastructures et les cadres politiques prévus pour le transfert technologique et la coopération entre le monde scientifique et l'industrie, la situation peut être très différente d'un pays à l'autre.
Dans ces pays, les systèmes d'innovation se caractérisent par un plus faible niveau d'activités scientifiques et technologiques, un plus grand partage de la R-D financée par les pouvoirs publics avec moins de résultats pertinents, et des relations limitées entre le monde scientifique et les secteurs industriels. Ce phénomène peut être imputé à la moindre capacité d'absorption des entreprises associée à une pénurie de demande "commerciale" pour la science et la technologie, ainsi qu'à un large éventail de contraintes relatives à la création d'entreprises et l'accès aux financements pour les innovations.
En matière de transfert technologique, les approches mises en œuvre sans être accompagnées de mesures visant à renforcer tant les capacités de R-D des entreprises que les relations entre les scientifiques et les industriels ont peu de chance d'aboutir. Par ailleurs, des réformes institutionnelles plus larges sont requises, dans le but par exemple d'accroître l'autonomie des universités et de faciliter la réglementation relative à l'embauche des scientifiques. Seuls de tels changements favoriseront leur participation aux activités de transfert de technologie.
Dans les pays à revenus moyens et à faibles revenus, les décideurs politiques sont confrontés au manque de connaissance sur le sujet des universités et au peu d'incitations mises en œuvre pour favoriser la participation au transfert technologique axé sur la propriété intellectuelle. En effet, rares sont les universités et les organismes publics de recherches qui appliquent des politiques de transfert technologiques claires dans ce domaine. En outre, les initiatives visant à renforcer les relations entre les universités et les entreprises sont paralysées par le manque de ressources et de compétences. Toutefois, ces caractéristiques diffèrent selon les pays. En général, des actions sont instaurées pour améliorer les faiblesses systémiques des systèmes d'innovation nationaux aux fins de conférer davantage d'autonomie aux universités. De nombreux pays mettent actuellement en œuvre des politiques et des pratiques de transfert technologique, dont certains ont déjà une incidence significative. Par exemple, le Brésil et le Mexique ont adopté une réglementation explicite en ce qui concerne les titres de propriété intellectuelle et le transfert technologique des universités. En Inde, des politiques institutionnelles ont été récemment déployées dans les principaux organismes publics de recherches et établissements d'enseignement. Si le Nigéria et le Ghana ne disposent pas de législation spécifique relative au dépôt de brevets universitaires, ces deux pays mettent actuellement en place des offices de transfert technologique au sein d'établissements d'enseignement supérieur.
Les études montrent clairement le rôle majeur que jouent les politiques et les institutions de transfert technologique axé sur la propriété intellectuelle. Ce sont elles qui ouvrent la voie à de nouvelles opportunités de commercialisation des inventions universitaires et de création de synergies entre les universités et les entreprises. Toutefois, dans ce domaine, aucun modèle type ne permet de garantir une réussite totale, et ce, quelles que soient les diverses politiques nationales adoptées afin de tirer le meilleur parti possible de la recherche financée par les pouvoirs publics. Les expériences actuelles menées tant dans les pays à haut revenu que dans les pays sélectionnés à revenus faibles et intermédiaires permettront indéniablement à toutes les parties impliquées dans la conception et le déploiement de systèmes d'innovation pour le futur de mieux comprendre cette problématique.
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