Garantir l'accès au savoir : le rôle des bibliothèques
Par Ben White, chef du Service de la propriété intellectuelle, British Library*
En tant que voies d'accès au savoir et à la culture, les bibliothèques occupent une place déterminante dans la société. Leurs ressources et services procurent en effet des possibilités d'apprentissage, favorisent l'alphabétisation et l'éducation et contribuent à former les nouvelles idées et perspectives à la base des sociétés créatives et innovantes. Les bibliothèques contribuent également à garantir un enregistrement authentique des connaissances acquises et accumulées par les générations passées. Dans un monde dépourvu de bibliothèques, il serait difficile de faire progresser la recherche et le savoir ou de préserver pour les générations futures les connaissances et le patrimoine accumulés par l'humanité.
Les bibliothèques sont bien conscientes de la nécessité de maintenir l'équilibre existant entre protection des droits des auteurs et sauvegarde de l'intérêt général. Les exceptions au droit d'auteur, qui sont actuellement examinées par le Comité permanent du droit d'auteur et des droits connexes (SCCR) de l'OMPI, font partie intégrante des systèmes nationaux du droit d'auteur. Elles jouent un rôle essentiel en permettant la fourniture de services de bibliothèque au public et la réalisation des objectifs du système du droit d'auteur en matière d'encouragement de la créativité et de l'apprentissage. Le présent article analyse l'importance pérenne des bibliothèques et certaines des difficultés liées à la propriété intellectuelle auxquelles elles sont confrontées.
Les bibliothèques représentent selon les personnes différentes choses; c'est là que les mamans peuvent emmener leur enfant lire sa première histoire, que les étudiants viennent étudier et que chacun d'entre nous peut emprunter un livre, surfer sur Internet ou faire des recherches. Les bibliothèques nous offrent tout simplement un moyen d'accéder au savoir.
Favoriser l'éducation
Synonymes d'éducation, les bibliothèques procurent d'innombrables possibilités d'apprentissage à même de stimuler le développement économique, social et culturel. La formidable aventure du Malawien William Kamkwamba montre bien toute la différence que peut faire une bibliothèque. Avec un livre sur les éoliennes emprunté à la bibliothèque locale, M. Kamkwamba a en effet appris comment construire une turbine productrice d'énergie pour son village. Fort de cette expérience, il est ensuite allé étudier dans une grande université américaine. Ce livre n'a pas seulement changé la vie de M. Kamkwamba; il a également changé celle des autres habitants du village. C'est en raison d'histoires telles que celle-ci que de nombreux pays sont soucieux de faire en sorte que les bibliothèques continuent de fournir un accès au savoir, à l'apprentissage et aux idées.
Non seulement les bibliothèques prêtent des livres, mais elles s'occupent de reproduire des documents à des fins de recherche ou d'étude privée. Les étudiants n'ont en effet pas les moyens d'acquérir chacun des ouvrages ou de payer pour chacune des émissions de télévision ou des revues auxquels ils doivent pouvoir accéder pour leurs études, si bien qu'ils dépendent des services d'une bibliothèque.
Les exceptions et limitations, qui font partie intégrante de nombreux systèmes nationaux du droit d'auteur, jouent un rôle crucial en permettant aux bibliothèques de fournir de tels services. Elles permettent par exemple à ces institutions de faire à des fins de recherche ou d'étude, et notamment pour le compte d'étudiants, des copies d'œuvres, auxquelles ceux-ci n'auraient autrement pas directement accès. Les bibliothèques pratiquent en outre le prêt interbibliothèques et donnent ainsi accès au niveau local à des documents se trouvant en temps normal dans une autre bibliothèque distante de centaines, voire de milliers de kilomètres. Problématique il y a encore cinq ans, l'application du concept de prêt interbibliothèques aux œuvres numériques n'est aujourd'hui plus le problème insurmontable qu'elle a pu sembler être alors et ce, grâce à la disponibilité généralisée des plate-formes électroniques gérant sans peine l'accès aux contenus, telles qu'iTunes et Kindle, et à l'augmentation des prêts de documents électroniques entre bibliothèques de recherche, même si du chemin reste encore à faire dans les discussions avec les éditeurs.
Préserver le patrimoine culturel
Reconnaissant l'importance culturelle du partage, Mahatma Gandhi a déclaré qu'"aucune culture ne pouvait vivre si elle tentait d'être exclusive". Si l'impulsion à partager et à réutiliser les informations et les connaissances se manifeste sous de nombreuses formes, l'instinct le plus profondément ancré en l'homme est peut-être bien celui de préserver sa culture pour les générations futures, et c'est là l'une des fonctions les plus importantes des bibliothèques.
Les bibliothèques sont les riches dépositaires de fonds d'un grand intérêt historique et culturel, dont beaucoup ne sont pas disponibles ailleurs dans le monde. Sans exception adéquate au droit d'auteur, une bibliothèque ne pourrait préserver ou remplacer une œuvre endommagée encore couverte par le droit d'auteur. Elle ne pourrait ainsi pas copier ou numériser en toute légalité un vieux numéro de journal ou un enregistrement sonore unique en son genre pour le préserver. À défaut d'exceptions adéquates en faveur des bibliothèques, cet héritage culturel serait perdu pour les générations futures.
À l'instar des sites Internet et des revues électroniques, de nombreuses œuvres sont aujourd'hui "nées numériques" et ne sont pas disponibles sous une forme imprimée. Beaucoup d'entre elles seront inévitablement perdues pour les futures générations d'historiens faute des moyens légaux permettant de préserver et de remplacer les œuvres sur une variété de supports et dans une variété de formats, y compris par le changement de formats et la migration de contenus électroniques à partir de formats de stockage obsolètes.
Les difficultés premières
Les difficultés auxquelles se heurtent les bibliothèques sont dans une large mesure liées au fait que, si les accords internationaux en matière de droit d'auteur garantissent des droits exclusifs aux auteurs et autres titulaires de droits, c'est aux parlements nationaux qu'il incombe d'interpréter les exceptions et limitations dont les entités telles que les bibliothèques dépendent pour fournir leurs services. En un mot, les exceptions et limitations sont de nature nationale et facultative, alors que les droits dévolus aux titulaires de droits sont internationaux et garantis.
Selon l'étude sur les limitations et exceptions au droit d'auteur en faveur des bibliothèques et des services d'archives réalisée en 2008 pour le compte de l'OMPI, les lois relatives aux exceptions en faveur des bibliothèques diffèrent grandement d'un pays à l'autre. Il ressort également de cette étude que, sur les 149 pays étudiés, 21 ne prévoient aucune exception législative en faveur des bibliothèques dans leur législation sur le droit d'auteur, alors que 128 en ont au moins institué une et que beaucoup d'autres, faisant pour la plupart partie des pays développés, se sont dotés de multiples dispositions relatives aux bibliothèques. Reste que lorsqu'elles existent, les exceptions aux lois sur le droit d'auteur dont bénéficient les bibliothèques datent généralement d'avant l'Internet et nécessitent aujourd'hui d'être mises à jour et adaptées à l'environnement numérique.
Les résultats de l'étude soulignent le rôle important que jouent les exceptions en faveur des bibliothèques en permettant la fourniture des services de bibliothèque, ainsi que la façon dont elles facilitent l'acquisition de connaissances par les étudiants, les citoyens, les hommes et femmes d'affaires et les chercheurs universitaires. Ces résultats appellent en outre l'attention sur la nécessité non seulement d'adopter une approche commune pour garantir un accès équitable au savoir, mais aussi de donner aux bibliothèques les moyens législatifs de préserver le patrimoine culturel, artistique et scientifique unique de chaque pays.
Les possibilités offertes par la numérisation de masse
Alors qu'Internet a ouvert de formidables possibilités d'accès au savoir, les fonds des grandes bibliothèques du monde doivent encore être mis à la disposition du grand public par la numérisation de masse. S'il est difficile de prévoir toutes les implications d'une telle entreprise, ses bénéfices promettent d'être multiples et majeurs.
Un exemple particulièrement émouvant des bénéfices de la numérisation de masse provient de ma propre bibliothèque, la British Library. Il y a quelques années, nous avons numérisé et mis en ligne une série d'enregistrements du XXe siècle provenant d'Ouganda. Un étudiant de l'Université de Sheffield a par la suite pris contact avec nous et nous a expliqué que certains de ces enregistrements étaient des enregistrements de musique de la cour royale d'Ouganda, une forme d'art qui avait pratiquement disparu. Compte tenu de l'importance historique des enregistrements, nous en avons fait des copies pour l'Université Makerere de Kampala, et des musiciens ougandais tentent aujourd'hui de redécouvrir la façon dont se joue cette forme unique de musique.
Les citoyens d'aujourd'hui veulent pouvoir accéder à l'information en ligne. Si les bibliothèques disposent de moyens financiers pour numériser leurs fonds et les mettre sur le web, les nombreuses difficultés que pose l'obtention des droits de propriété intellectuelle dans le cas des documents couverts par le droit d'auteur (ajoutées au fait que les droits peuvent remonter aux années 1870) font que ces institutions préfèrent souvent numériser des documents tombés dans le domaine public. Une réalité à l'origine de ce que l'Union européenne appelle le "trou noir du XXe siècle".
Les bibliothèques ne veulent nullement porter atteinte à des marchés dynamiques, mais des éléments donnent à penser qu'un grand nombre d'œuvres anciennes couvertes par le droit d'auteur ne font pas l'objet de beaucoup d'activité sur le marché. Selon un rapport du Gouvernement français soumis au Sénat à l'appui d'une nouvelle loi visant à permettre la numérisation de masse, 57% des œuvres publiées en France depuis 1900 sont soit des œuvres orphelines, à savoir des œuvres dont les créateurs ou les ayants droit ne peuvent être identifiés ou retrouvés, soit des œuvres indisponibles dans le commerce, une bibliothèque constituant le seul moyen d'y accéder.
Des études suggèrent que, si le problème que constituent les œuvres orphelines est d'ampleur variable, ces œuvres peuvent être relativement nombreuses et comprendre même des documents ayant longtemps fait l'objet d'une production et d'une distribution professionnelles et bien organisées. Il ressort ainsi d'une récente étude intitulée "À la recherche de nouveaux horizons" (Seeking New Landscapes) qu'a financée l'Union européenne que, parmi un échantillon de monographies datant de 1870 à 2010 choisies au hasard, 42% sont des œuvres orphelines. Il est dans nombre de pays illégal de réutiliser de telles œuvres sans l'autorisation expresse du titulaire des droits. C'est pourquoi trouver un moyen adéquat et légal de régler la question des œuvres orphelines constitue un pas essentiel sur la voie de la numérisation de masse.
Alors que les grandes bibliothèques, de même d'ailleurs que Google, ont numérisé une partie de leurs fonds tombés dans le domaine public, la numérisation en toute légalité et à grande échelle de documents couverts par le droit d'auteur demeure une question pressante. La Commission européenne cherche ainsi depuis 2005 des moyens de faire face à ces complexités juridiques. Si la directive de 2012 sur les œuvres orphelines semble être utile pour la numérisation de collections spécialisées, on ignore encore quand les activités de la Commission se traduiront par une véritable législation favorisant la numérisation de masse des œuvres du XXe siècle couvertes par le droit d'auteur, des œuvres qui, bien sûr, sont dans une large mesure conservées dans les bibliothèques et musées nationaux aux frais du contribuable.
Droit des contrats c. législation sur le droit d'auteur
En dépit de ses nombreux bénéfices, l'ère du numérique a malheureusement entraîné une érosion de la législation sur le droit d'auteur en ce que l'utilisation des contenus numériques acquis n'est plus réglementée par cette législation, mais par le droit des contrats. Alors que les législations nationales sur le droit d'auteur s'attachent à promouvoir la créativité en maintenant un juste équilibre entre les besoins des créateurs et ceux des utilisateurs, tel n'est pas expressément le cas du droit des contrats.
Les législations sur le droit d'auteur sont conçues pour favoriser l'innovation. Elles protègent l'investissement consenti par les créateurs dans la production de leur œuvre tout en garantissant que d'autres personnes puissent utiliser cette dernière à l'appui de l'innovation, de la concurrence et de l'apprentissage. À l'inverse, il semble que les branches du droit privé, telles que le droit des contrats, ne créent pas cette synergie innovante entre créateurs et utilisateurs, mais établissent une relation plus statique et unilatérale entre distributeurs de contenu et consommateurs.
L'étude de 100 contrats réalisée en 2007 par la British Library montre que les contrats nuisent systématiquement au droit d'auteur en ce que les exceptions et limitations législatives existantes deviennent fréquemment nulles et non avenues au regard du droit des contrats. Ainsi, seuls deux des 100 contrats étudiés dans le cadre de l'étude autorisent expressément l'accès des déficients visuels aux œuvres et seuls 23 de ces contrats autorisent une bibliothèque à archiver les documents acquis.
En dépit de ce changement fondamental, les décideurs ont dans l'ensemble tardé à reconnaître que la législation sur le droit d'auteur jouait de plus en plus un rôle secondaire dans la réglementation de l'accès aux œuvres couvertes par le droit d'auteur. Du côté des bibliothèques, les difficultés sont évidentes. Ce sont en effet des milliards d'euros qui sont dépensés chaque année dans l'achat de documents électroniques alors que les utilisations pouvant en être faites ne font que diminuer. Les bibliothèques sont en outre confrontées à une situation équivalente à celle qui verrait, dans le monde de l'analogique, tout ouvrage en rayon rattaché à un contrat différent autorisant des choses différentes. Comment l'accès au savoir peut-il être géré de manière légale ou pratique dans de telles conditions? Chaque citoyen, étudiant ou chercheur doit-il devenir un spécialiste du droit des contrats pour comprendre ce qu'il peut faire en toute légalité avec une œuvre numérique? Les bibliothèques ont assurément la ferme conviction qu'il faut que les décideurs s'attèlent de toute urgence à cette question pour faire en sorte que les contrats privés ne nuisent pas irrémédiablement au rôle positif joué par les exceptions au droit d'auteur dans le cycle de l'innovation.
Les difficultés liées à la propriété intellectuelle auxquelles sont aujourd'hui confrontées les bibliothèques soulèvent un certain nombre de questions essentielles concernant le rôle de la législation sur le droit d'auteur pour ce qui est d'encourager l'innovation et la créativité. Nous autres, membres de la communauté des bibliothèques, estimons que cette législation devrait rester au cœur de la politique d'innovation. Les bibliothèques jouent un rôle clé en favorisant l'alphabétisation et l'apprentissage, en posant les fondations du développement et en sauvegardant le patrimoine culturel et scientifique de l'humanité. Nous devons agir sans tarder pour faire en sorte que les bibliothèques puissent continuer de fournir leurs services de manière efficace, dans l'intérêt général de tous les pays.
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M. White préside le Groupe de travail sur le droit d'auteur de la Conférence des bibliothèques nationales européennes (Conference of European National Librarian's Copyright Working Group). Il est également membre du Groupe consultatif d'experts pour la recherche sur le droit d'auteur de l'Office de la propriété intellectuelle du Royaume‑Uni (UK Intellectual Property Office's Copyright Research Expert Advisory Group). Les opinions exprimées dans le présent article sont celles de M. White et ne reflètent pas nécessairement celles de la British Library.
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