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L’évolution à l’ère du numérique : un nouveau rôle pour les créateurs

Novembre 2012

Par María Alejandra López García, spécialiste indépendante des questions juridiques de propriété intellectuelle, Caracas (Venezuela (République bolivarienne du)), et Rodolfo Carlos Rivas Rea, spécialiste des questions juridiques de propriété intellectuelle travaillant actuellement sur les questions relatives à l’OMC, Genève (Suisse)

Au XVe siècle, l’invention de l’imprimerie a entraîné l’essor du commerce des livres et, avec lui, l’apparition du droit d’auteur pour réglementer le “droit d’effectuer des copies” d’œuvres littéraires en vertu du common law et pour permettre aux auteurs de récolter les fruits de leurs travaux. Pendant les 500 ans qui ont suivi, malgré les tensions bien trop fréquentes entre éditeurs et auteurs, le secteur a connu une croissance florissante. Le regroupement des principales maisons d’édition à la fin du XXe siècle et l’avènement de la technologie numérique ont toutefois marqué un tournant décisif. Pendant une bonne partie du XXe siècle, les grands éditeurs et distributeurs ont gardé la mainmise sur le marché des livres et les circuits de distribution. La communication entre auteurs et lecteurs était quasi inexistante et, si elle existait, les modalités en étaient dictées par les éditeurs. Tout cela a changé avec la révolution numérique, qui continue de transformer les relations d’affaires traditionnelles, suscite de nouvelles perspectives dans le domaine de la création et donne un nouveau souffle à l’économie de la création.


Le célèbre groupe de rock Radiohead a été l’un des
premiers à faire l’expérience d’un nouveau type de
relation avec ses fans. En octobre 2007, le groupe a
mis en vente son album In Rainbows exclusivement
via son site www.radiohead.com, qui proposait l’album
en téléchargement à un prix libre.
(Photo: © Radiohead)

L’industrie de la musique a peut-être été la première à expérimenter pleinement les effets de la mutation numérique, qui s’est traduite par un transfert de pouvoirs entre les maisons de disques et les artistes et artistes de scène, d’une part, et les diffuseurs de contenus électroniques d’autre part. Les maisons de disques se sont retrouvées dans une situation pénible et précaire et n’ont eu d’autre choix que celui de se réinventer et de s’adapter aux réalités de la nouvelle économie numérique. Les autres secteurs de la création ont connu un choc moins brutal mais pourraient difficilement se permettre de continuer “comme si de rien n’était”.

Pour être réellement compétitives dans l’économie numérique, les entreprises ont besoin d’un programme d’activité reposant sur l’utilisation stratégique de la propriété intellectuelle, qui leur permette d’être rapides et réactives. Les leçons apprises ces dernières années ont souligné l’importance du pouvoir des consommateurs qui, d’une manière générale, sont prêts à payer pour des contenus électroniques faciles d’accès et proposés à un prix raisonnable. Si certaines maisons de disques et maisons d’édition sont peu disposées à s’éloigner des modèles commerciaux connus, certains créateurs cherchent de nouveaux moyens d’interagir avec leur public et de tirer un revenu de leurs créations.

Radiohead surfe sur la vague

Dans le monde de la musique, Radiohead, groupe de rock acclamé par la critique, a été l’un des premiers à s’aventurer sur ce nouveau territoire. À la fin de son contrat avec EMI/Capitol, Radiohead a mis en vente son album In Rainbows, en octobre 2007, exclusivement via son site www.radiohead.com, qui proposait l’album en téléchargement à un prix libre. L’album est sorti en CD plus tard au cours de la même année. Bien qu’aucun chiffre précis n’ait été fourni, l’album se serait vendu à plus de 3 millions de copies (tous formats confondus). Le groupe a déclaré que cet album lui avait rapporté davantage que le précédent, sorti sous le label EMI/Capitol, même si, de son propre aveu, la plupart des auditeurs ont choisi de le télécharger gratuitement.

Stephen King : un pionnier du livre électronique

Dans le monde littéraire, le célèbre Stephen King a été le premier à se jeter à l’eau avec la sortie en l’an 2000 – par la maison d’édition Simon & Schuster et selon la technologie SoftLock – du livre Un tour sur le bolide, le premier ouvrage électronique à grand tirage de tous les temps. Malgré quelques obstacles techniques, ce livre a connu plus d’un demi-million de téléchargements. Il a ensuite été publié sous une forme imprimée dans le cadre d’un recueil de nouvelles de l’auteur.

Au cours de la même année, indifférent aux problèmes rencontrés avec la diffusion d’Un tour sur le bolide, Stephen King a commencé à publier des chapitres de son livre The Plant sur son propre site Web. Cette initiative reposait sur l’engagement consenti par les lecteurs de verser la somme suggérée par l’auteur pour télécharger chacun des chapitres. Selon les chiffres fournis par l’auteur, le projet a généré environ un demi-million de dollars É.-U. Toutefois, constatant que moins de 75% des lecteurs honoraient leur engagement, Stephen King abandonna le projet.

J.K. Rowling et son site Pottermore

L’auteur britannique J.K. Rowling et son célèbre Harry Potter, qui lui a fait connaître l’un des plus grands succès de tous les temps, a récemment innové avec le lancement de sa propre boutique de livres électroniques.

En avril 2012, Mme Rowling a dévoilé au grand public son nouveau site Web “Pottermore”, introduisant ainsi un modèle nouveau et indépendant de publication et de diffusion de contenus concernant Harry Potter. Le site propose aux fans “une part supplémentaire d’Harry Potter” et promet de faire rêver une nouvelle génération de lecteurs numériques. Il devrait permettre d’exploiter à nouveau la marque Harry Potter, actuellement estimée à quelque 15 milliards de dollars É.-U.

Le site, conçu par Mme Rowling, TH_NK (une grande agence britannique spécialisée dans la stratégie numérique) et Sony Corporation, abrite de façon permanente toute la collection Harry Potter. Par une simple inscription, les fans reçoivent un nom d’utilisateur et entament un voyage unique, en immersion complète dans le monde d’Harry Potter. Ils sont emportés dans l’intrigue de la saga, voyagent à travers le roman, donnent leur avis, expriment leur créativité et découvrent une quantité importante de contenus inédits. Pour Mme Rowling : “il s’agissait avant tout de rendre quelque chose aux fans d’Harry Potter, qui ont fait de [ses] livres un tel succès”. Et d’ajouter : “Harry Potter peut ainsi survivre grâce à un moyen qui n’existait pas lorsque j’ai commencé à écrire”.


En conservant les droits universels associés à la publication numérique de
ses œuvres et en s’assurant la propriété du nom de domaine
pottermore.com, J.K. Rowling a pu lancer sa propre boutique de vente en
ligne, introduisant ainsi un modèle nouveau et indépendant de publication
et de diffusion de contenus concernant Harry Potter.
(Photo: Pottermore.com)

À la boutique Pottermore, les fans peuvent se procurer la collection Harry Potter au format électronique (pour la première fois) ou acquérir des livres audionumériques en plusieurs langues. La collection complète des livres électroniques coûte 74,61 dollars É.-U, et chaque tome a un prix compris entre 10,36 et 12,95 dollars É.-U. Pour le prix d’un exemplaire numérique, les lecteurs peuvent acquérir sept exemplaires supplémentaires. La version numérique de la collection est compatible avec tous les dispositifs de lecture électronique, et chaque téléchargement relie l’acheteur au livre électronique grâce à un filigrane. Si les versions numériques sont proposées uniquement sur le site Pottermore, ce qui élimine tout autre intermédiaire de vente en ligne, les partenaires de Mme Rowling tirent tous profit de la publicité qui est faite sur diverses plate-formes.

Lors du lancement de son site, Mme Rowling a constaté : “Je pense qu’il est impossible d’arrêter le progrès; les livres électroniques ne vont pas disparaître. Nous savions qu’il existait une forte demande pour des livres électroniques, mais nous ne voulions pas en rester là … Je voulais revenir à la lecture, à l’expérience littéraire, à ce que ressent le lecteur lorsqu’il parcourt une histoire, et ce site a pris forme. C’est un excellent moyen d’encourager la créativité des fans”.

Si Mme Rowling n’avait pas prévu – accidentellement ou intentionnellement – de conserver les droits numériques attachés à ses œuvres, Pottermore n’aurait certainement pas vu le jour. En 1996 et 1997, les sociétés Bloomsbury Publishing (Royaume-Uni) et Scholastic Inc. (États-Unis d’Amérique) se sont assuré les droits de publication associés à la version imprimée de chaque titre de la collection Harry Potter. Mme Rowling a conservé les droits universels sur la publication numérique de ses œuvres et, devenue propriétaire du nom de domaine pottermore.com à travers la société Pottermore Limited, elle a pu lancer sa propre boutique électronique, instaurer une relation directe avec ses lecteurs et conserver la majorité de ses profits (estimés à environ 30% des ventes). De même, en 1999, durant ses négociations avec Warner Bros. Entertainment Inc. pour les droits exclusifs associés au film et les droits de marque associés aux personnages, noms et autres signes relatifs à Harry Potter, Mme Rowling a réussi – chose exceptionnelle – à conserver un contrôle artistique sur l’adaptation de ses œuvres au cinéma.

La gestion habile qu’a exercée Mme Rowling sur ses œuvres peut servir de leçon à tous les créateurs. L’expérience de Mme Rowling prouve qu’il est possible, pour un créateur capable de gérer efficacement et judicieusement ses droits de propriété intellectuelle, d’instaurer de nouveaux partenariats stratégiques avec les intervenants traditionnels sur le marché et de tirer d’énormes profits de ses œuvres.

L’expérience de quelques créateurs méconnus

Si des créateurs bien établis, qui sont peut-être mieux placés pour oser sortir des sentiers battus, ont été satisfaits de ce modèle, qu’en est-il des artistes encore peu connus?

Le chanteur-compositeur américain Frank Ocean a débuté sa carrière en écrivant pour des artistes comme Brandy, Justin Bieber et John Legend. En 2010, l’artiste sort de l’ombre et connaît le succès avec Nostalgia, ULTRA, qu’il propose lui-même en téléchargement libre pour pallier l’inactivité de sa maison de disques, avec laquelle il a quelques différends. Après avoir résolu ces différends, l’artiste sort son premier album enregistré en studio, Channel Orange, en juillet 2012.

Dans le monde littéraire, l’Internet a également été frappé de plein fouet par le lancement du roman graphique Sullivan’s Sluggers, de Mark Andrew Smith et James Stokoe, sur la plate-forme de financement collectif Kickstarter. Après une petite expérience des maisons d’édition traditionnelles, les auteurs ont décidé d’agir seuls pour garder la mainmise sur l’intégralité de leurs travaux. “Il fallait soit rester en place et garder un profil bas, soit prendre des risques et tout changer” a déclaré Mark Andrew Smith dans un entretien avec Michael May, de Comic Book Resources. Et les auteurs ont choisi la bonne option. S’ils espéraient initialement lever 6000 dollars É.-U pour achever leurs travaux, c’est 100 000 dollars É.-U qu’ils ont finalement récoltés.

Le roman Cinquante nuances de Grey, de l’auteur E.L. James, retient également l’attention. Inspiré de la célèbre série Twilight, dont l’auteur est une fan inconditionnelle, cet ouvrage a d’abord été publié sur des sites de fans sous le titre de Masters of the Universe et le pseudonyme de Snowqueens Icedragon. Face aux commentaires reçus sur le contenu érotique de sa nouvelle, l’auteur la retire des sites de fans consacrés à Twilight et en change le titre ainsi que le nom des personnages. L’ouvrage sort finalement sous la forme d’une trilogie électronique intitulée Cinquante nuances de Grey sur le site www.fiftyshades.com. Le Writers’ Coffee Shop le propose ensuite pour une impression à la demande, avant que l’éditeur Vintage Books le publie en avril 2012. À ce jour, plus de 40 millions d’exemplaires (aux formats imprimé et électronique) ont été vendus dans le monde. Universal Pictures et Focus Features ont récemment annoncé qu’ils souhaitaient porter le premier volet de la trilogie à l’écran. Les droits sur le film ont été vendus dans 37 pays.

Fifty Shades of Grey by E.L. James is another eye-catching case. Originally inspired by the popular Twilight series and produced as a work of fan fiction, Ms. James wrote the work, initially entitled Masters of the Universe, under the pseudonym Snowqueens Icedragon. Following comments concerning the erotic content of the novel, the author withdrew the work from Twilight's fan fiction pages, changed the title as well as the names of the characters, and published it as an e-book trilogy entitled Fifty Shades of Grey. Print versions of the work were later sold on a print-on-demand basis through The Writers' Coffee Shop and subsequently republished by Vintage Books in April 2012. To date, over 40 million copies (in print and electronic form) have been sold around the world. Universal Pictures and Focus Features recently announced plans to bring the first book of the trilogy to the big screen. Film rights to the work have been sold in 37 countries.

Ces exemples témoignent du nouveau rôle que peuvent jouer les créateurs dans l’économie numérique de la création, qui offre de vastes possibilités aux créateurs et aux autres intervenants. Ce type de modèle commercial, dont l’évolution ne fait aucun doute, entraînera une redéfinition des relations et des pratiques commerciales établies. Toutefois, sans une bonne compréhension de la valeur économique potentielle de leurs travaux créatifs et sans une stratégie efficace de protection et de gestion des droits de propriété intellectuelle qui leur sont associés, de nombreux créateurs pourraient ne jamais voir leurs initiatives décoller.

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