Au-delà du Traité de Marrakech
Par Jens Bammel, Secrétaire général de l’Union internationale des éditeurs (IPA)
Permettez-moi de vous féliciter pour le Traité de Marrakech! L’adoption de ce texte est une étape importante qui aidera les personnes ayant des difficultés de lecture à bénéficier d’un meilleur accès aux livres; c’est également une grande avancée politique pour toutes les parties prenantes.
Il va sans dire que la conclusion d’un traité international est un maigre aboutissement en soi, l’élément décisif demeurant sa mise en œuvre au niveau national. Il importe de ce fait de ne pas trop nous attarder sur le passé et de regarder plutôt vers le futur. Si le chemin parcouru jusqu’au Traité de Marrakech ne fut pas dénué d’embûches, celui qui reste à parcourir le sera sans doute encore davantage.
Les mesures à prendre pour réaliser les objectifs du traité seront légèrement différentes d’une partie prenante à l’autre.
En ce qui concerne l’OMPI, le Traité de Marrakech témoigne de la pleine capacité de l’organisation à conclure des traités internationaux même dans des domaines récents et complexes ce qui, en soi, est particulièrement remarquable. Grâce aux efforts et aux compétences de son Secrétariat, l’OMPI a réussi à canaliser la volonté politique et à l’orienter favorablement pour aboutir à un résultat déterminant. La prochaine étape consistera pour l’organisation à aider les États membres à mettre leur législation en conformité avec les dispositions du traité. Ceux-ci auront besoin d’assistance et de précisions sur le fonctionnement du traité dans la pratique, et leur apporter des réponses constituera une tâche importante compte tenu, entre autres, des résultats rapides escomptés et des fortes attentes en la matière.
Pour l’Union mondiale des aveugles, le traité ouvre la réelle possibilité de voir s’échanger entre pays les milliers d’exemplaires d’ouvrages en formats accessibles actuellement conservés dans des bibliothèques spécialisées. C’est un formidable pas en avant pour les personnes souffrant d’un handicap de lecture qui bénéficient d’une connexion à ces services et qui disposent des compétences et des moyens techniques d’accéder à ces copies. Faire en sorte que le traité soit rapidement mis en œuvre sera une priorité, avant que les progrès constants de la technique ne réduisent la nécessité d’offrir de tels services ou ne modifient le rôle des fournisseurs d’accès. Il reste néanmoins une tâche aussi titanesque qu’indispensable à accomplir : atteindre et aider la grande majorité des personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés qui vivent dans les pays en développement et qui sont actuellement hors de portée des organismes caritatifs capables de leur fournir des copies de livres en formats accessibles. Si la distribution directe d’œuvres en formats adaptés peut contribuer à résoudre une partie du problème, des efforts substantiels seront nécessaires en termes de conseils et de renforcement des capacités pour mettre en pratique les dispositions pertinentes du traité dans ce contexte.
En quoi consiste le triple critère?
Plusieurs traités internationaux, dont la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (article 9.2)) et l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC) (article 13), autorisent des limitations au droit d’auteur dans certains cas précis. En règle générale, ces limitations et exceptions doivent répondre au “triple critère”, à savoir ne concerner que
- certains cas spéciaux, pourvu que la reproduction de l’œuvre
- ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni
- ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire des droits d’auteur.
Heureusement, la volonté politique de venir en aide aux déficients visuels est là. Le fait que 51 États membres de l’OMPI aient signé le traité immédiatement après son adoption montre que de nombreux gouvernements prennent au sérieux la question de l’égalité d’accès des personnes souffrant d’un handicap de lecture et ne la considèrent pas uniquement comme un besoin humanitaire mais comme un objectif politique. Tous les États membres de l’OMPI devront réfléchir à la façon de mettre en œuvre le Traité de Marrakech pour améliorer concrètement l’accès aux livres adaptés. Pour de nombreux pays, il s’agira de revoir dans leur ensemble les politiques d’accessibilité nationales. Seuls l’octroi de ressources supplémentaires, la mise en place d’un processus de renforcement des capacités et une collaboration au niveau local avec les titulaires de droits permettront d’atteindre pleinement les objectifs du traité.
Il appartiendra par ailleurs aux parties prenantes représentant les personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés de définir le rôle à jouer par l’OMPI pour les aider en matière de renforcement des capacités et de fourniture d’accès à des copies en formats accessibles. Le projet de “bibliothèque virtuelle accessible partout dans le monde” prôné comme modèle possible pour atteindre les objectifs du traité nécessitera des ressources appropriées et conséquentes.
Du point de vue des éditeurs, la Conférence diplomatique de Marrakech a été fructueuse puisqu’un grand objectif humanitaire a été réalisé sans pour autant que la législation internationale sur le droit d’auteur soit profondément remaniée. Au titre du dispositif de freins et contrepoids prévu dans ce traité, les principes établis de longue date en matière de droit d’auteur sont préservés, notamment le triple critère (voir encadré). La législation internationale sur le droit d’auteur en sort non pas amoindrie mais grandie.
En ce qui nous concerne, nous les éditeurs, nous continuerons de faire porter l’essentiel de nos efforts sur les personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés. Les techniques visant à assurer une égalité d’accès ne cessent d’évoluer et les éditeurs s’emploient à les adopter, à les améliorer et à les diffuser à l’échelle mondiale. Nous avons toutes les chances de pouvoir produire des publications accessibles à tous dans les cinq prochaines années, tout du moins en ce qui concerne les nouvelles parutions.
Le traité a été soigneusement circonscrit pour répondre à un objectif humanitaire très précis dans un contexte bien défini. Il n’altère en rien la structure fondamentale de la législation internationale sur le droit d’auteur dans son objet et, en définissant clairement le cadre dans lequel l’échange d’ouvrages entre pays pourra intervenir, il confirme et corrobore le principe de territorialité du droit d’auteur.
À l’heure où le monde de l’édition, des bibliothèques et de l’éducation se transforme à une vitesse fulgurante sous l’effet du numérique, le Traité de Marrakech nous enseigne qu’il importe non pas de faire reculer la propriété intellectuelle mais d’en tirer parti en tant qu’expression vitale de la plus grande ressource dont nous disposions : la créativité, l’esprit d’entreprise et l’ingéniosité de l’individu, où que ce soit dans le monde.
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