Le droit communautaire des dessins et modèles a 10 ans
Par David Stone, associé, propriété intellectuelle, Simmons & Simmons LLP
Ce n’est pas très souvent que l’on assiste à la naissance de nouveaux droits de propriété intellectuelle, et encore moins que l’on fête leurs 10 ans. C’est pourtant cet important anniversaire que célèbre cette année – le gâteau et les 10 bougies en moins – le droit européen des dessins et modèles.
Des débuts difficiles
La naissance proprement dite n’a pas été facile. Les six États membres de ce qui était alors la Communauté économique européenne s’étaient penchés pour la première fois sur la possibilité d’une harmonisation du droit des dessins et modèles en 1959, mais la conclusion du groupe de travail formé à cet effet avait été que toute tentative dans ce sens serait peine perdue. Les travaux des groupes de travail sur les brevets et les marques avaient connu pour leur part une progression plus rapide et mené à l’entrée en vigueur de la marque communautaire en 1996.
Les choses évoluant plus lentement en ce qui concerne la protection de l’apparence des produits, ce n’est que 40 ans plus tard, en 1998, que fut arrêtée la directive sur la protection juridique des dessins ou modèles. Ce texte harmonisant le droit des États membres de l’Union européenne en matière de dessins ou modèles enregistrés était fondé sur la reconnaissance de l’importance croissante pour les entreprises d’une harmonisation du système d’enregistrement des dessins et modèles. Il visait avant tout à uniformiser les règles applicables dans les États membres, dans le droit fil de l’objectif d’un marché unique européen, en harmonisant les droits positifs nationaux en matière de dessins ou modèles enregistrés.
Le Règlement du Conseil sur les dessins ou modèles communautaires de 2001 est venu ajouter en parallèle à ces systèmes nationaux harmonisés deux nouveaux types de droits s’appliquant aux dessins et modèles dans toute l’Europe. Ce texte lié mettait en place un dessin ou modèle communautaire enregistré d’une durée de 25 ans à compter de la date de dépôt devant l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI), administration de l’Union européenne chargée de l’enregistrement des marques et des dessins ou modèles, ainsi qu’un droit de dessin ou modèle communautaire non enregistré d’une durée limitée de trois ans, pour la protection des dessins de mode. Ce système paneuropéen à deux niveaux vise à répondre aux besoins des entreprises de tous les secteurs.
Bien que valables sur l’ensemble du territoire européen, les droits ainsi créés n’avaient pas pour but de remplacer les systèmes d’enregistrement nationaux, et de fait, les entreprises ne souhaitant pas étendre leurs activités à plus d’un ou deux États membres de l’Union européenne continuent à déposer leurs dessins et modèles au niveau national.
L’OHMI a accepté ses premières demandes d’enregistrement de dessin ou modèle communautaire au début de l’année 2003. Dix ans plus tard, les enregistrements de dessins ou modèles en vigueur dans l’Union européenne sont au nombre de 450 000, et l’efficacité de ces droits est démontrée par la jurisprudence de plus en plus abondante établie en la matière par les tribunaux supérieurs. La protection des dessins et modèles apporte une contribution croissante sur le plan culturel, économique et social à l’Union européenne.
Un enregistrement économique
En plus de conférer une sécurité juridique, l’enregistrement des droits de propriété intellectuelle liés à un dessin ou modèle communautaire peut être avantageux pour les déposants. En effet, les demandes d’enregistrement ne sont soumises qu’à un examen de forme limité, et il n’est pas prévu d’examen de nouveauté par l’office. Les demandes peuvent être déposées dans n’importe laquelle des 24 langues officielles de l’Union européenne, et une procédure de plus en plus simple, rapide et économique – une formalité unique donnant lieu au paiement d’une taxe unique – permet de bénéficier d’une protection pouvant durer jusqu’à 25 ans. Le système d’enregistrement de dessin ou modèle communautaire permet également de bénéficier d’une réduction de taxe en procédant simultanément au dépôt de plusieurs dessins ou modèles figurant dans la même classe de Locarno (la classification internationale utilisée aux fins de l’enregistrement des dessins ou modèles industriels), qu’il s’agisse de toute une collection de printemps dans le domaine de la chaussure ou d’une multiplicité de dessins pour un nouveau conditionnement de shampooing.
Les dessins ou modèles communautaires enregistrés confèrent une protection équivalente à celle des enregistrements nationaux pour l’ensemble des 28 pays de l’Union européenne (depuis l’accession à l’Union de la Croatie, le 1er juillet 2013). Pour les entreprises, l’avantage est clair : si elles ont des activités commerciales dans plusieurs États membres de l’Union européenne, la solution la plus économique est le dépôt d’une demande unique d’enregistrement communautaire.
Alors que les délais d’enregistrement variaient en général entre trois et six mois dans les premières années d’existence du système, l’année dernière, 2659 enregistrements de dessins ou modèles ont été accordés le jour même du dépôt de la demande les concernant. Environ 2% des demandes d’enregistrement de dessin ou modèle communautaire déposées au cours de la première année l’avaient été électroniquement. Ce chiffre est actuellement de 81%. Le nombre total des demandes de dessin ou modèle déposées chaque année à travers l’Union européenne est de quelque 75 000.
Il est possible d’obtenir un titre communautaire d’enregistrement de dessin ou modèle en désignant l’Union européenne dans une demande déposée en vertu du et d’en faire la base d’une revendication de droit de priorité au sens de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, ces textes étant tous deux administrés par l’OMPI. Les créateurs bénéficient également d’une période de grâce de 12 mois à compter de la date de première publication pour déposer leur dessin ou modèle – la divulgation opérée par eux-mêmes n’est pas destructrice de nouveauté dans le cas d’une demande de marque ou modèle communautaire déposée au cours de cette période. Ce délai leur donne la possibilité de commercialiser leur création et de décider s’il est opportun de la protéger par un enregistrement.
Protection sans enregistrement
Il existe également une protection communautaire non enregistrée, conçue pour les industries saisonnières ou de la mode, qui met les dessins ou modèles à l’abri de la contrefaçon pour une période réduite de trois ans. Comme leur nom l’indique, les dessins ou modèles communautaires non enregistrés ne nécessitent aucune formalité, mais ils ne sont protégés que si leur première divulgation est intervenue sur le territoire de l’Union européenne. Par conséquent, un dessin ou un modèle qui a été divulgué pour la première fois au public à Buenos Aires ou à Delhi ne pourra jamais jouir de la protection communautaire sans enregistrement.
Le champ de protection des dessins ou modèles communautaires non enregistrés est plus limité que celui des dessins ou modèles enregistrés, dans la mesure où il se limite aux copies. Une œuvre, même identique, ne portera pas atteinte à un dessin ou modèle communautaire non enregistré si elle résulte d’une création indépendante. Certains titulaires de droits du domaine de la haute couture préfèrent par conséquent enregistrer leurs dessins ou modèles, car cela leur évite d’avoir à démontrer autrement qu’ils ont été divulgués pour la première fois sur le territoire de l’Union européenne et/ou qu’ils ont été copiés.
Nouveauté
À l’instar de nombreux systèmes nationaux, le système communautaire de protection des dessins ou modèles est fondé sur la nouveauté au niveau mondial. Les rédacteurs de la législation ont cependant pris garde à éviter toute situation dans laquelle la protection conférée à une innovation communautaire risquerait d’être invalidée par une antériorité obscure (et, ainsi qu’il avait été avancé à l’époque, fabriquée de toutes pièces). Ainsi, alors que l’utilisateur averti considère aux fins d’appréciation de la nouveauté tout dessin ou modèle divulgué où que ce soit dans le monde, il ignore tout dessin ou modèle ne pouvant pas raisonnablement avoir été connu dans la pratique normale des affaires des milieux spécialisés du secteur concerné, opérant dans la Communauté. Il est probable que cette formulation compliquée signifie simplement que les dessins et modèles obscurs sont exclus de l’état de la technique.
Aucun examen de nouveauté n’étant effectué lors du dépôt des dessins ou modèles communautaires, il est clair que la validité d’un certain nombre d’enregistrements est susceptible d’être mise en cause. Bien qu’il soit possible aux tiers de demander à l’OHMI l’invalidation d’un dessin ou modèle communautaire (ou d’en contester la validité reconventionnellement à une action en contrefaçon), les procédures en nullité de dessins ou modèles communautaires sont relativement peu fréquentes – à peine plus de 1100 décisions rendues, ce qui est infime par rapport à un nombre de dépôts supérieur à 700 000.
Exercice du droit
Le système communautaire de protection des dessins et modèles a créé un certain nombre de néologismes juridiques. Par exemple pour être contrefaisant, un dessin ou modèle ultérieur doit produire sur l’utilisateur averti la même impression globale qu’un dessin ou modèle antérieur. Ce critère fait pendant à un élément du test de validité : pour être valide, un dessin ou modèle doit produire sur l’utilisateur averti une impression globale différente de celle créée par les dessins et modèles divulgués au public à une date antérieure. La notion d’“utilisateur averti”, déterminante dans de nombreuses procédures engagées en vertu de la directive et du règlement communautaire, n’est pourtant définie dans aucun de ces deux textes. La Cour de justice de l’Union européenne a heureusement fourni une orientation à cet égard dans l’affaire PepsiCo, afin d’établir un équilibre adéquat entre validité et opposabilité. L’utilisateur averti est plus informé que le consommateur raisonnablement attentif du domaine des marques, mais pas aussi compétent que l’homme de l’art de la législation sur les brevets. Il connaît les différents dessins ou modèles existant dans le secteur concerné, dispose d’un certain degré de connaissance quant aux éléments que ces dessins ou modèles comportent normalement et fait preuve d’un degré d’attention relativement élevé lorsqu’il les utilise.
Les dessins ou modèles communautaires enregistrés présentent aussi l’avantage de pouvoir faire l’objet d’une demande d’intervention des autorités douanières sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Cette possibilité a été exploitée de manière créative par les titulaires de droits, qui l’ont utilisée non seulement pour des formes de produits, mais aussi pour des logos, des pochettes de CD, des livres et autres produits similaires.
La prochaine décennie
Que réservent les 10 prochaines années en matière de dessins et modèles dans l’Union européenne?
L’un des domaines dans lesquels l’harmonisation est encore inachevée est celui de la protection des pièces de rechange. La législation communautaire ne reconnaît pas de nouveauté aux pièces de rechange ou, selon sa formulation, aux éléments constitutifs de produits complexes non visibles lors d’une utilisation normale. Par conséquent, les pièces de rechange non visibles ne bénéficient d’aucune protection sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Cela s’applique, par exemple, aux bougies et aux filtres à huile, mais pas aux enjoliveurs de roues ni aux volants (tous des éléments constitutifs de véhicules automobiles).
Aucun accord n’ayant encore été trouvé entre les États membres de l’Union européenne en vue d’une harmonisation, ces derniers conservent la possibilité d’accorder ou non la protection en ce qui concerne les pièces de rechange, mais ne peuvent modifier leur législation que dans le sens d’une suppression de cette protection. L’espoir d’un rapprochement de la position des États membres et d’une harmonisation graduelle des législations nationales sur cette question ne s’étant pas concrétisé au cours des 10 dernières années, une révision de la directive est indispensable à l’existence d’un marché unique des pièces détachées.
Le travail d’harmonisation doit également se poursuivre sur un autre aspect de la protection des dessins et modèles techniques. Le régime européen exclut de la protection les caractéristiques des dessins ou modèles qui sont “imposées exclusivement par une fonction technique”. Deux interprétations, et peut-être plus, ont été élaborées à cet égard par les cours et tribunaux européens. Certains appliquent le critère de “multiplicité des formes”, qui vise en fait à déterminer si la fonction technique peut être obtenue par une autre configuration quelconque; si c’est le cas, la caractéristique n’est pas imposée exclusivement par la fonction technique, et le dessin ou modèle concerné est protégeable. La théorie concurrente est celle de l’“absence de considération esthétique”, fondée sur la question de savoir si le concepteur de la caractéristique avait en tête, lorsqu’il l’a créée, autre chose que la fonction technique. Ces deux théories pouvant conduire à des résultats très différents, une décision de la Cour de justice est nécessaire à l’adoption d’une interprétation unique et cohérente concernant les caractéristiques des dessins ou modèles qui sont imposées exclusivement par une fonction technique.
Ces points ne constituent cependant que des chicanes relativement mineures dans un système qui semble fonctionner autrement d’une manière remarquable. Les créateurs ont accès sans difficulté à la protection de leurs dessins ou modèles sur un territoire de plus de 500 millions d’habitants, que ce soit par la voie de l’enregistrement ou en utilisant la protection de plus courte durée accordée aux dessins et modèles non enregistrés. La défense de leurs droits ne va pas toujours sans accroc, mais le régime a bien résisté.
Un bref regard au-delà des frontières de l’Union européenne permet de constater que bon nombre des solutions élaborées par la législation européenne afin d’assurer une protection efficace des dessins et modèles font partie des éléments proposés pour le projet de traité sur le droit des dessins et modèles en cours de négociation à l’OMPI. Ce traité vise à simplifier les procédures d’enregistrement des dessins et modèles dans les États membres de l’OMPI, et les travaux qui s’y rapportent vont bon train.
Quelqu’un avait parlé d’un gâteau d’anniversaire?
Établir un équilibre entre validité et opposabilité
L’affaire PepsiCo Inc c. GrupoPromer Mon Graphic SA (C-281/10P) a été la première à être soumise à la plus haute juridiction communautaire sur la signification dans le droit européen des dessins et modèles de la notion de “caractère individuel”, élément déterminant dans l’appréciation de la validité comme de l’atteinte aux droits. L’affaire concernait une demande présentée à l’OHMI afin de faire déclarer la nullité d’un dessin ou modèle déposé par PepsiCo pour des “articles promotionnels pour jeux”. L’enregistrement portait sur trois représentations de “rappers”, petits disques également dénommés “pogs” ou “tazos”. La Cour de justice a établi que l’utilisateur averti est plus informé que le consommateur moyen, mais n’est pas un expert du secteur comme en matière de brevets, car la connaissance approfondie d’un tel expert lui permet de percevoir la moindre différence entre deux dessins ou modèles. Un très grand nombre de dessins ou modèles seront par conséquent protégeables aux yeux de l’expert du secteur, et très peu seront contrefaisants. Le consommateur moyen, en revanche, ne remarquera pas les différences, de sorte qu’à ses yeux, peu de dessins ou modèles seront protégeables, mais ceux qui le seront pourront très bien être contrefaisants. La Cour de justice a opté pour une position intermédiaire, quelque part entre ces deux extrêmes, probablement dans le but d’assurer un degré de protection raisonnable à un nombre raisonnable de dessins ou modèles. L’enregistrement de dessin ou modèle communautaire de PepsiCo a été annulé.
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