Jeux vidéo et propriété intellectuelle : une perspective mondiale
Par David Greenspan, directeur principal aux affaires juridiques et commerciales, Namco Bandai Games America, S. Gregory Boyd, associé et président du Groupe du divertissement interactif, Frankfurt Kurnit Klein & Selz PC, Jas Purewal, associé senior, Osborne Clarke
Depuis le lancement par Nintendo en 1985 de la première console grand public, le jeu vidéo a donné naissance à une industrie dont les ventes sont estimées à 65 milliards de dollars É.-U. Elle est le secteur de l’industrie du divertissement qui connaît la progression la plus rapide et constitue un important moteur de croissance économique, car elle crée des millions d’emplois qui contribuent à répondre à des besoins criants de recettes fiscales et offre d’excellents débouchés pour les créateurs et ingénieurs de talent des quatre coins du globe.
À la différence des autres industries de la création, le secteur des jeux vidéo s’appuie sur deux mondes – celui de la technologie et celui de la créativité. Il représente un mélange intime de technologie de pointe, d’imagination et d’expression artistique. Le code informatique qui sous-tend chaque jeu transforme des idées en de riches expressions d’art visuel qui prennent vie sur tout un éventail de dispositifs – consoles, ordinateurs, tablettes et téléphones intelligents.
Un phénomène planétaire
L’incidence culturelle de cette industrie est ressentie à travers le monde. Les considérables succès remportés récemment par des studios de pays aussi variés que le Bélarus (Wargaming.net), la Chine (avec Tencent et Perfect World) et la Finlande (avec Supercell et Rovio) l’ont portée au rang de phénomène planétaire.
Le profil des joueurs de jeux vidéo a changé du tout au tout au cours des 20 dernières années. L’époque est révolue où le joueur type était un adolescent de sexe masculin occupé à tirer sur des méchants, seul, chez lui, devant un écran de télévision. De nos jours, le joueur de jeux vidéo moyen est dans la trentaine, peut tout aussi bien être une femme qu’un homme, joue sur plusieurs appareils et peut être de n’importe où dans le monde.
Des changements radicaux et des perspectives passionnantes
L’évolution de la technologie a également transformé radicalement les jeux eux-mêmes, en donnant naissance à une multiplicité de formats, scénarios et genres nouveaux. La diversité des jeux est en fait aussi vaste que l’imagination dont font preuve les développeurs dans l’utilisation de graphismes et de dialogues réalistes, de techniques de capture de mouvement permettant de donner de la fluidité aux animations de personnages, de musique dont la qualité égale celle des bandes sonores de films et de scénarios originaux. Les budgets de développement et de marketing des grands titres du jeu vidéo rivalisent souvent avec ceux de l’industrie cinématographique.
Bien que l’industrie du jeu vidéo soit encore dominée par des entreprises multimilliardaires telles que les fabricants de matériel Sony, Nintendo, Microsoft, Apple ou Samsung et les éditeurs Activision, Electronic Arts (EA) et King (mobile), de nouvelles technologies permettent désormais à un grand nombre de nouveaux développeurs indépendants d’y accéder. Dans une récente publication intitulée Mastering the Game : Business and Legal Issues for Video Game Developers, l’OMPI propose aux développeurs établis ainsi qu’aux nouveaux venus dans ce domaine des informations sur la manière d’élaborer une stratégie dynamique afin de s’assurer des droits de propriété intellectuelle en vue de la distribution et de l’exploitation de leurs œuvres. Ce guide inventorie d’une manière très concrète les questions juridiques et commerciales auxquelles peuvent être confrontés les développeurs à divers stades du processus de développement d’un jeu et de son passage de l’état de concept à celui de produit commercialisable. Il met en outre l’accent sur la nécessité de négocier des contrats établissant la titularité des droits de propriété intellectuelle attachés aux œuvres.
Nombreux sont ceux qui ont déjà mis à profit l’appétit apparemment insatiable du public pour les jeux vidéo, et cette industrie a encore un énorme potentiel de croissance. Elle comporte toutefois une part importante de risques et d’incertitudes, liée, en particulier, à une augmentation de ses coûts – un gros échec peut avoir de graves conséquences pour l’avenir d’un éditeur ou d’un développeur – et à la nécessité de s’adapter constamment à l’évolution des goûts des consommateurs concernant le type de jeu qu’ils veulent, la manière dont ils veulent y jouer et celle dont ils veulent pouvoir les acheter.
Le Seigneur des anneaux et ses œuvres dérivées
L’acquisition du droit de produire une œuvre dérivée – c’est-à-dire créée à partir d’une œuvre existante protégée par le droit d’auteur – peut être un processus complexe.
Lorsqu’il a fait la trilogie Le Seigneur des anneaux, Peter Jackson a dû demander une licence à la Saul Zaentz Company, à qui appartiennent les droits cinématographiques sur l’œuvre de Tolkien. À titre d’œuvre dérivée, la trilogie devenait elle-même un objet protégeable par le droit d’auteur et susceptible d’être donné en licence.
En 2001, la société Electronic Arts (EA) développait le premier jeu La Bataille pour la Terre du Milieu sous licence, sur la base des films de Peter Jackson. En vertu de cette licence, la société EA était seulement autorisée à produire du contenu de jeu ou une œuvre dérivée se fondant sur les films de M. Jackson. En 2005, alors qu’elle développait une suite pour La Bataille pour la Terre du Milieu et d’autres jeux issus du Seigneur des anneaux, EA fit toutefois l’acquisition d’une licence lui permettant de produire un jeu sur la base des œuvres publiées de Tolkien, ce qui lui ouvrait un territoire beaucoup plus large pour exprimer sa créativité.
Alors qu’il y a quelques années à peine, les jeux (joués sur consoles) étaient vendus principalement dans des commerces de détail et que les ventes de consoles et d’ordinateurs comptent encore pour une part considérable des revenus de cette industrie, c’est aujourd’hui le secteur des jeux mobiles (joués sur des dispositifs mobiles) qui connaît la croissance la plus rapide dans ce domaine. La distribution numérique est en pleine expansion, grâce à une baisse des coûts et des barrières à l’entrée. Parallèlement, le nombre des acteurs est en constant accroissement, au point où il devient difficile de distinguer les jeux les uns des autres.
L’industrie du jeu vidéo évolue en permanence, à la fois sur le plan créatif (l’apparence des jeux), technologique (le matériel et les logiciels qui donnent vie aux jeux) et commercial (les modèles d’affaires utilisés pour distribuer les jeux aux consommateurs). Toutes ces innovations donnent naissance à de nouveaux enjeux.
Définir les règles du jeu
Tous les acteurs de l’écosystème du jeu vidéo – développeurs, investisseurs, éditeurs et distributeurs – doivent se préoccuper de certaines questions juridiques fondamentales concernant en particulier la mise en place de dispositions juridiques appropriées pour assurer le développement, le financement et la distribution des jeux. Si la protection de la vie privée, la sécurité des données, la réglementation des contenus et la monétisation sont des considérations incontournables (qui sont traitées dans la publication), l’élaboration d’une stratégie de propriété intellectuelle dynamique visant à lui assurer des droits appropriés est un élément indispensable au succès de l’entreprise d’un développeur.
Projet de jeu et droit de la propriété intellectuelle
Droit d’auteur | Droit des secrets d’affaires | Droit des marques | Droit des brevets |
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Musique | Listes de diffusion (clients) | Dénomination commerciale | Solutions techniques matérielles |
Code | Informations en matière de prix | Logo commercial | Éléments créatifs du fonctionnement ou de la conception du jeu |
Scénario | Contacts des éditeurs | Titre du jeu | Innovations techniques dans la conception des logiciels, des réseaux ou des bases de données |
Personnages | Contacts concernant les intergiciels | Sous-titre du jeu | |
Graphisme | Contacts des développeurs | “Phrases fétiches” reconnaissables comme étant liées à un jeu ou à une entreprise | |
Conception du conditionnement | Outils de développement internes | ||
Conception du site Web | Clauses du contrat |
La propriété industrielle est l’élément vital de cette industrie. Tant les outils utilisés pour le développement des jeux que le contenu intégré à ces derniers font en effet l’objet de droits de propriété intellectuelle. L’expression créative et artistique qui entre dans l’élaboration du logiciel (le code), du graphisme et de la partie sonore (ainsi que de la musique) d’un jeu est par exemple protégée par le droit d’auteur. Si des développeurs veulent créer une nouvelle œuvre – ce que l’on appelle une œuvre dérivée – sur la base d’une œuvre existante faisant déjà l’objet de droits d’auteur, ils doivent obtenir au préalable les licences appropriées de la part des titulaires de ces droits. On peut citer comme exemple d’œuvre dérivée le jeu Shrek, qui a été conçu sur la base du film du même nom. Le processus inverse existe également. Lorsqu’un cinéaste veut faire un film sur la base du scénario d’un jeu à succès, il doit lui aussi s’assurer auparavant les droits nécessaires auprès des propriétaires de l’œuvre originale; par exemple, Doom le film était basé sur Doom le jeu.
Les marques protègent les noms et les logos associés à un jeu ainsi qu’à ses personnages, et peuvent être utilisées pour distinguer une entreprise et ses jeux des autres dans l’esprit des consommateurs; les brevets protègent la prochaine génération de matériel (ce qui les rend particulièrement importants pour les fabricants de matériel) ou de solutions techniques, ainsi que les éléments innovateurs du fonctionnement ou de la conception des jeux; enfin le droit des secrets d’affaires peut être utilisé pour préserver l’avantage concurrentiel d’une entreprise en protégeant des informations commerciales confidentielles telles que des listes de diffusion contenant des noms de contacts ou d’abonnés, ou encore un outil de développement interne. Un développeur qui ne détient pas les droits appropriés ou n’a pas mis en place les licences requises risque de s’apercevoir qu’il ne peut pas distribuer son jeu pour tirer pleinement parti de la valeur de son travail. Ce que détiennent les développeurs, ce qu’ils vendent (par le biais de contrats de licence), c’est de la propriété intellectuelle. En fait, la propriété intellectuelle est leur seul bien, et c’est pour cela qu’ils doivent la protéger.
La vitesse à laquelle se transforme l’industrie du jeu vidéo peut être en elle-même une source de difficultés, dans la mesure où les lois en place pour protéger et encourager l’innovation n’évoluent pas toujours au même rythme, et n’offrent donc pas nécessairement de solution adéquate dans des situations nouvelles ou imprévues. Ce risque est encore accentué par l’absence d’harmonisation des lois régissant l’industrie du jeu vidéo à travers le monde.
Une structure de titularité en mutation
La plate-forme utilisée, le graphisme, la complexité de jeu et la présence ou non de contrats de licence de droits d’exploitation sont des facteurs qui peuvent faire varier considérablement les coûts de développement d’un jeu vidéo, mais ces derniers se comptent couramment en millions de dollars pour les jeux sur console ou en ligne, et en centaines de millions de dollars pour les gros succès. Alors que la recherche de fonds pour le développement de jeux vidéo revenait traditionnellement à l’éditeur, l’arrivée de nouvelles formes de distribution et de mécanismes de financement inédits tels que le financement participatif se traduit par une évolution du rôle des éditeurs et des développeurs. Il s’ensuit que les droits de propriété intellectuelle, dont les titulaires étaient habituellement les éditeurs, peuvent désormais être partagés avec un éditeur ou appartenir à un développeur ou à un véhicule d’investissement. Cette mutation de la structure de titularité est une raison supplémentaire pour les développeurs de prendre conscience de l’importance de la propriété intellectuelle.
Les développeurs intègrent depuis les tout premiers débuts de cette industrie des éléments sous licence à leurs jeux, et cela, non seulement pour se distinguer du lot, mais aussi parce que l’utilisation de marques reconnaissables et de techniques de nature à améliorer le réalisme de ces jeux permet d’attirer un public plus large.
Le fait de comprendre les bases de la propriété intellectuelle permet aux développeurs de faire face plus efficacement à toutes les questions qui peuvent se poser tout au long de la filière avec les donneurs de licence, qu’il s’agisse d’intergiciels (logiciels qu’on intègre dans le moteur du jeu pour gérer des éléments spécialisés tels que le graphisme ou la mise en réseau), de talents ou de licences externes de propriété intellectuelle, par exemple dans les domaines de la musique, des sports ou du film, qui ont acquis une grande importance.
Mastering the Game examine toute une gamme de questions juridiques et commerciales dont la connaissance aidera les développeurs à anticiper les problèmes, éviter les erreurs coûteuses et mieux comprendre les clauses les plus courantes des contrats pratiqués ce domaine.
Quelques chiffres saisissants à propos de l’essor des jeux vidéo
Ces statistiques illustrent la croissance stupéfiante et la popularité grandissante de l’industrie des jeux vidéo.
- Dans les 24 heures qui ont suivi sa sortie, en septembre 2013, le jeu Grand Theft Auto 5 s’est vendu à plus de 11 millions d’exemplaires dans le monde et a engrangé plus de 800 millions de dollars É.-U. de recettes. Il a ensuite battu un autre record en dépassant le milliard de dollars É.-U. de ventes en trois jours. En comparaison, Iron Man 3, le plus grand succès du grand écran de l’été 2013, a généré un chiffre d’affaires de 372 millions de dollars É.-U. pour son premier week-end.
- En novembre 2013, les consoles Xbox One de Microsoft et PlayStation 4 de Sony se sont vendues à plus d’un million d’exemplaires chacune dans les 24 heures de leur sortie. Dans les 18 jours, les ventes de chaque console ont atteint la barre des deux millions.
- Les ventes de jeux vidéo en ligne, incluant les téléchargements et les abonnements, ont augmenté en 2012 pour atteindre 24 milliards de dollars É.-U. Les jeux mobiles et applications de jeu ont pour leur part dominé les ventes des plates-formes de téléchargement d’applications iOS et Google Play, pour atteindre en 2012 un chiffre d’affaires compris entre 8 et 12 milliards de dollars É.-U.
Catégories de jeux vidéo
Consoles | Ordinateurs personnels (PC) | Mobiles/Occasionnels |
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Joués sur matériel dédié | Joués sous Windows, Mac ou Linux | Joués sur tablettes et téléphones |
Développement coûteux | Grande diversité de prix et de genres | Développement moins coûteux |
Grande diversité de genres | Plate-forme sans garde-barrière | Jeux sociaux et occasionnels |
Système détenu par les titulaires des droits de propriété intellectuelle | Vendus principalement sous forme numérique | Plus grand potentiel de nombre de joueurs |
Vendus principalement en boîte, mais aussi sous forme numérique |
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