Étude des répercussions de la décision Aereo
Par Lois F. Wasoff, avocate à Concord, Massachusetts, États-Unis d’Amérique
Cet article est fondé sur le séminaire en ligne Copyright and the Aereo Decision présenté dans le cadre du programme Beyond the Book du Copyright Clearance Center (CCC) le 10 juillet 2014, en présence de Christopher Kenneally, du CCC, et de Lois F. Wasoff. [podcast du séminaire en ligne].
L’affaire American Broadcasting Companies, Inc. c. Aereo, Inc. (134 Sup.Ct. 2498 (25 juin 2014)) avait pour principaux antagonistes d’une part de grands organismes américains de radiodiffusion télévisuelle, et de l’autre une jeune entreprise proposant des contenus radiodiffusés à ses abonnés par le biais d’Internet. Mais les parties visées ne furent pas les seules à s’intéresser à l’issue de cette affaire.
En effet, nombreux furent ceux qui virent dans ce différend (portant sur la question de savoir si Aereo avait oui ou non porté atteinte aux droits des radiodiffuseurs en offrant un service sans autorisation et sans versement de redevances) une nouvelle illustration du conflit entre innovation et droit d’auteur. Rendue publique en juin, la décision de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a tranché la question en statuant que les activités d’Aereo portaient atteinte au droit d’auteur. Déterminer si cette décision a des répercussions plus larges dans les domaines de la technologie et de l’innovation donne matière à débat et à polémique.
Le modèle d’entreprise d’Aereo
Le service proposé par Aereo permettait à des abonnés, moyennant le paiement de frais mensuels modiques, de visionner quasiment en direct des programmes télévisés sur n’importe quel appareil connecté à Internet. Le signal de radiodiffusion était capté et retransmis à l’aide de milliers de minuscules antennes dont Aereo assurait la maintenance. Dès qu’un abonné s’inscrivait pour regarder une émission, il se voyait attribuer une antenne particulière pour la durée de la session et une copie distincte de l’émission en question était réalisée à l’intention de cet utilisateur.
Ce mode de fonctionnement n’avait pas été choisi de manière arbitraire. Ce n’était pas non plus un hasard si la société Aereo avait choisi New York pour inaugurer son service, la ville relevant de la juridiction de la Cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le deuxième circuit. En 2008, cette cour avait en effet statué dans l’affaire Cartoon Network LP, LLLP c. CSC Holdings, Inc., (dite “l’affaire Cablevision”) (536 F. 3d 121 (2008)) portant sur un service d’enregistrement vidéo numérique à distance (R-DVR) proposé par l’opérateur de télévision par câble Cablevision. Suite à la décision charnière rendue en 1984 par la Cour suprême dans l’affaire Sony Corp. of America c. Universal City Studios, Inc., (464 US 417 (1984)), il avait été clairement établi que les clients de Cablevision avaient la possibilité d’enregistrer chez eux des programmes télévisés au moyen de décodeurs sans porter atteinte au droit d’auteur. Toute la question était de savoir s’ils pouvaient agir de manière sensiblement analogue à l’aide d’un appareil à distance fourni par Cablevision. La Cour d’appel pour le deuxième circuit conclut par l’affirmative, jugeant que l’utilisateur était à l’origine de la copie, qu’il existait une copie distincte pour chaque utilisateur et que la lecture de cette copie par l’utilisateur ne correspondait pas à une interprétation ou à une exécution en public. Au titre de la législation des États-Unis d’Amérique sur le droit d’auteur, le droit de contrôler l’interprétation ou l’exécution en public d’une œuvre est en effet un droit exclusif fondamental du titulaire du droit d’auteur (17 USC §106(4)). L’interprétation ou l’exécution à titre privé d’une œuvre protégée par le droit d’auteur (par exemple lorsqu’une personne regarde une émission à son propre domicile) ne constitue pas une atteinte au droit d’auteur. Aereo cherchait donc à marcher dans les pas de Cablevision et à se mettre dans la peau de ses abonnés pour éviter toute interprétation ou exécution publique qui aurait impliqué le droit d’auteur. D’où la savante architecture du système : une antenne unique, une copie unique, un utilisateur unique.
La logique retenue dans l’affaire Cablevision, et notamment la prise en compte par la cour du fait que le service R-DVR reposait sur des copies distinctes propres à chaque utilisateur, contribua à lever une partie des incertitudes juridiques qui pesaient sur les offres liées à l’informatique en nuage comme les services de stockage de données, de musique ou de documents. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’affaire Aereo a suscité un aussi grand intérêt. De nombreuses parties étaient en effet très inquiètes à l’idée que la Cour suprême, au moment de statuer dans l’affaire Aereo, puisse annuler le jugement rendu dans l’affaire Cablevision ou rende une décision qui aurait miné sa logique.
Le précédent juridique sur lequel s’appuyait Aereo
Au départ, la société Aereo était fondée à s’appuyer sur la décision rendue dans l’affaire Cablevision. De fait, aussi bien le tribunal de première instance de New York que la Cour d’appel pour le deuxième circuit lui avaient donné raison en invoquant l’affaire Cablevision. Lorsque les radiodiffuseurs décidèrent d’interjeter appel devant la Cour suprême, la jeune entreprise s’associa à leur demande. Pour bâtir son activité, Aereo était partie de la doctrine selon laquelle aucun droit d’auteur n’était lié à la retransmission de signaux de radiodiffusion sur Internet, et elle était prête à parier que la Cour suprême souscrirait à sa position.
La Cour suprême a été d’un autre avis
La majorité des juges de la Cour suprême n’a pas souscrit au raisonnement d’Aereo. Le juge Stephen Breyer, au nom des six juges qui se sont prononcés en faveur de l’annulation de la décision de la Cour d’appel pour le deuxième circuit, s’est exprimé dans les termes suivants : “Il appartient à la cour de décider si le défendeur, à savoir la société Aereo, Inc., porte atteinte à ce droit exclusif [de contrôler l’interprétation ou l’exécution en public d’une œuvre] en proposant à ses abonnés un service d’une grande complexité technologique qui leur permet de visionner des programmes télévisés sur Internet de manière pratiquement simultanée aux programmes diffusés par voie hertzienne. La cour conclut que c’est le cas.” Le juge Breyer a examiné les questions dont la cour avait été saisie en s’interrogeant sur les points suivants : peut-on parler d’interprétation ou d’exécution? Dans l’affirmative, s’agit-il d’une interprétation ou d’une exécution publique? Le fait que les utilisateurs visionnent des copies distinctes entre-t-il en ligne de compte?
Il est parvenu à la conclusion qu’Aereo se livrait bien à l’interprétation ou l’exécution d’œuvres protégées par le droit d’auteur. S’agissant de la question de l’interprétation ou de l’exécution publique, il passa en revue la jurisprudence relative à la “clause sur la transmission” prévue dans la législation des États-Unis d’Amérique sur le droit d’auteur et jugea que le fait que chaque utilisateur visionnait une copie de l’œuvre qui lui était propre ne signifiait pas qu’il en faisait un usage privé. Il estima que le modèle fondé sur le principe de l’utilisateur unique et de la copie unique était d’une pertinence limitée et se concentra sur son résultat, à savoir le fait que des milliers d’individus avaient éventuellement la possibilité de visionner la même œuvre au même moment. Surtout – et ce point est sujet à controverse depuis que la décision a été rendue – il considéra que les activités d’Aereo étaient “très proches” de celles d’entreprises de télévision par câble, lesquelles sont soumises à la législation sur le droit d’auteur et à l’obtention d’une licence légale obligatoire (17 USC §111).
Le juge Antonin Scalia s’exprima au nom des trois juges minoritaires. Le choix des émissions à regarder et des programmes à enregistrer étant du seul ressort de l’utilisateur, il considéra qu’Aereo était un fournisseur de services automatisés et que la société n’était pas elle-même à l’origine de l’interprétation ou de l’exécution de l’œuvre. Il se dit troublé de voir les tenants de l’opinion majoritaire invoquer un prétendu principe de “ressemblance avec la télévision par câble” pour décider que le défendeur était responsable d’une atteinte au droit d’auteur et mit en garde contre une telle approche qui, de son point de vue tout au moins, pourrait être source de confusion quant aux règles à appliquer à de futurs services.
Pour autant, le juge dissident n’accorda qu’un soutien mitigé à Aereo et à son modèle d’entreprise. Visiblement, il partageait l’opinion majoritaire selon laquelle les activités menées par Aereo, ou que l’entreprise permettait de réaliser, “ne devaient pas être autorisées.” Son opinion divergente portait sur le raisonnement des juges majoritaires et il se dit frustré de constater que la Cour suprême, au titre des questions dont elle était saisie, pouvait uniquement décider de la question de savoir si Aereo était directement (plutôt qu’indirectement) responsable d’atteinte au droit d’auteur.
Une astuce pour éviter de payer des redevances?
Les opinions majoritaires et dissidentes (de même que l’opinion dissidente exprimée par le juge Denny Chin, de la Cour d’appel pour le deuxième circuit) eurent un autre point en commun : estimer que l’architecture reposant sur une antenne unique, un utilisateur unique et une copie unique était une astuce pour éviter de payer des redevances liées à la diffusion de contenus. En d’autres termes, elle visait à exploiter ce qui était perçu comme une faille de la loi. La différence entre le point de vue du juge Scalia et celui des juges Breyer et Chin était que selon le juge Scalia, si Aereo avait trouvé une faille dans la législation sur le droit d’auteur, il revenait au Congrès, et non aux tribunaux, de la combler.
La Cour suprême avait bien conscience que l’affaire Aereo suscitait un très vif intérêt. Les juges majoritaires indiquèrent clairement que la cour entendait rendre une décision en se limitant aux faits dont elle avait été saisie dans l’affaire Aereo et qu’elle ne se prononcerait pas sur les services de stockage dématérialisé ou les services d’enregistrement vidéo numérique à distance. Le juge Scalia émit des réserves à ce sujet, déclarant que selon lui, la cour ne serait pas capable de respecter cet engagement compte tenu de ce qu’il qualifia de “manque de précision de la règle axée sur le résultat”.
Une source importante de revenus provenant de la radiodiffusion a été préservée
Il est trop tôt pour savoir si les inquiétudes du juge Scalia sont légitimes. À court terme, une source importante de revenus pour les organismes de radiodiffusion a été préservée (les droits de retransmission provenant des câblo-opérateurs). Dans l’hypothèse où le modèle créé par Aereo aurait été maintenu, les entreprises de câblodistribution qui payent actuellement des frais de retransmission auraient pu décider de modifier, ou de menacer de modifier, la technologie qu’elles utilisent pour calquer leur mode de fonctionnement sur celui d’Aereo. De même, une multitude de services semblables à ceux d’Aereo serait apparue, ce qui aurait eu d’autres répercussions à long terme. La diffusion en mode continu étant en passe de s’imposer comme un moyen privilégié de distribution de contenus, il est fondamental que les propriétaires et les créateurs de contenus radiodiffusés établissent et fassent valoir leur droit à percevoir une rémunération en échange de la diffusion de leurs œuvres sur Internet.
La décision rendue dans l’affaire Cablevision est à peine évoquée dans l’opinion majoritaire et, assurément, elle n’est pas non plus ouvertement renversée. On pourrait soutenir, et c’est le cas, que son raisonnement a été amoindri, mais ce point de vue ne tiendrait pas compte de différences notables en ce qui concerne les faits en cause dans les deux affaires. Le juge Breyer faisait mention dans l’opinion majoritaire de l’existence, ou de l’absence, de “relation préalable” entre l’utilisateur et l’œuvre. Il soulignait que les utilisateurs d’Aereo n’entretenaient pas de “relation préalable” de ce type. Contrairement à un abonné du câble utilisant un service de R-DVR ou à un internaute conservant dans un espace de stockage dématérialisé des copies de morceaux de musique ou des vidéos déjà sur son disque dur, l’abonné à Aereo n’était pas “propriétaire ou détenteur” préalable d’une copie de l’œuvre. À noter que le juge Breyer n’a pas précisé que l’utilisateur devait être titulaire d’une licence sur l’œuvre protégée au titre du droit d’auteur. Compte tenu du soin accordé au choix des mots (“propriétaire ou détenteur” et non pas “titulaire ou preneur de licence”), il serait difficile d’interpréter cette décision comme visant à engager la responsabilité des services de stockage dématérialisé qui hébergeraient des œuvres piratées téléchargées sur le site par des utilisateurs. Par ailleurs, l’un des principaux avantages qu’offrait Aereo à ses abonnés était de leur donner accès à des contenus protégés par le droit d’auteur sans que la société n’eût à verser de redevances.
Or, en règle générale, la justice américaine n’est guère favorable à ce modèle d’entreprise. Les services de stockage dématérialisé se distinguent en offrant un espace de stockage supplémentaire qui est indépendant de la nature des contenus. La décision Aereo réaffirme un principe fondamental du droit d’auteur : les titulaires de droits d’auteur sont en droit de percevoir une rémunération lorsque leurs œuvres sont distribuées, et ce au titre des droits exclusifs prévus par la loi. Le fait qu’Aereo ne rémunérait pas les fournisseurs de contenus, contrairement à d’autres qui offraient des services similaires, a manifestement gêné les juges majoritaires et pesé dans leur décision.
Cette décision aura-t-elle une incidence sur l’innovation?
Des inquiétudes ont surgi à l’idée que la décision Aereo affecte l’innovation en donnant lieu à une incertitude juridique qui freinerait les investissements. S’il est probable que les investisseurs d’Aereo accusent des pertes substantielles, il sera impossible de dire si la décision aura une incidence sur l’innovation en général tant que la justice n’aura pas réfléchi à son application dans d’autres affaires ultérieures. Il convient cependant de noter que dans le cas d’Aereo, l’“innovation” mise en avant était motivée non pas par la volonté d’offrir le service le plus élaboré et efficace qui soit mais par celle de bâtir un système fondé sur une décision de justice afin d’éviter le paiement de redevances. Il est donc légitime de se demander si ce procédé était véritablement novateur et si la société en général ne serait pas plus avisée d’investir son capital financier et intellectuel dans d’autres domaines.
Juste après la décision, Aereo a “suspendu” son service et entamé une campagne de relations publiques en encourageant ses abonnés et ses partisans à s’adresser au Congrès pour demander une modification de la législation sur le droit d’auteur. Plus récemment, la société a soutenu, aussi bien devant l’Office du droit d’auteur des États-Unis d’Amérique que devant le tribunal de première instance de New York, qu’elle était bien une entreprise de câblodistribution et qu’à ce titre, elle était en droit de se voir concéder des licences légales pour la retransmission par câble de contenus radiodiffusés. Jusqu’ici, il semble que les efforts déployés par Aereo n’aient pas abouti, et l’avenir de la société reste incertain.
Quel que soit le destin d’Aereo et du service jugé en infraction au droit d’auteur par la Cour suprême, le différend opposant Aereo aux organismes de radiodiffusion a effectivement des répercussions plus larges. Le droit d’auteur semblait moins compliqué lorsque la théorie voulait que des régimes juridiques distincts s’appliquent à l’œuvre en tant que telle et à ses supports matériels. Aujourd’hui, toutes sortes d’œuvres circulent sans qu’il s’agisse d’objets tangibles et peuvent être reçues, visionnées, utilisées et copiées de multiples façons. D’où des tensions inhérentes apparues, dans le cas présent, entre ceux qui voudraient “couper le cordon” les reliant au contenu et ceux qui créent et sont propriétaires de ce contenu. Or, si la création de contenus qui intéressent les utilisateurs exige un investissement, un mécanisme doit être mis en place pour rémunérer les créateurs et les organismes qui financent leur travail. Pour autant, toutes les œuvres ne s’appuient pas sur des investissements et toutes les personnes qui distribuent des œuvres protégées par le droit d’auteur ne cherchent pas à en tirer un avantage financier. Pour bien faire, la loi devrait tenir compte de tous ces cas de figure. Il reste à espérer que la décision Aereo, contrariante pour certains et rassurante pour d’autres, tiendra lieu de jalon dans la recherche du juste équilibre.
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