La mise en valeur de la créativité du continent africain : entretien avec Dorothy Ghettuba, productrice de télévision kényenne
Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
Spielworks Media, une entreprise de médias numériques et de télévision établie à Nairobi, fait partie du nombre croissant de sociétés de production de contenu qui éclosent et prennent leur essor dans le secteur très dynamique des médias du Kenya. En 2008, armée de sa seule passion pour la créativité, de son enthousiasme et de sa détermination, la fondatrice et directrice générale de la société, Dorothy Ghettuba, a quitté le Canada pour rentrer dans son pays natal et réaliser son rêve : devenir chef d’entreprise dans le domaine de la télévision et s’inscrire à sa façon dans la longue tradition des conteurs africains.
Aujourd’hui, Spielworks Media a produit une vingtaine d’émissions de télévision et compte 17 employés, bien que ce chiffre puisse atteindre 700 personnes en fonction du projet de création en cours de réalisation. D ans le cadre de cet entretien, Mme Ghettuba nous raconte son parcours, nous fait part de ses aspirations et nous décrit le rôle crucial joué par le droit d’auteur dans la viabilité à long terme de son entreprise.
Pourquoi avoir choisi le monde de la télévision?
J’ai toujours aimé créer et j’adore le théâtre, l’art dramatique et la danse depuis que je suis toute petite. J’ai su très tôt que le travail de bureau n’était pas pour moi. Je ne tenais pas en place. C’est souvent le cas chez les personnes à l’imagination débordante. Un jour, alors que j’étais en vacances au Kenya, j’ai décelé une opportunité de création d’entreprise qui m’a paru évidente. Alors je suis retournée au Canada, j’ai fait mes valises et je suis rentrée au Kenya pour m’installer en tant que productrice de télévision spécialisée dans la production de contenus d’inspiration africaine.
À quelles difficultés vous êtes-vous heurtée?
Je suis arrivée au Kenya des étoiles plein les yeux et nourrissant de grands espoirs à l’idée de créer une société de production, de réaliser et de vendre des programmes et de gagner énormément d’argent. J’ai rapidement revu mes ambitions à la baisse. Réunir les fonds de roulement nécessaires pour produire du contenu reste un défi gigantesque. Bien sûr, je peux m’appuyer sur mon expérience dans le domaine de la finance et sur ma créativité, mais la tâche n’en est pas moins ardue. À supposer qu’un réseau de télévision me consente une avance pour réaliser une émission, il me réclamera rapidement les droits y afférents et nous pourrons à peine couvrir nos coûts de production. C’est la raison pour laquelle, chez Spielworks Media, nous empruntons auprès d’établissements bancaires. La bonne nouvelle, c’est que nous commençons enfin à faire des bénéfices et que nous sommes presque en mesure de financer nos propres programmes.
Quel est le rôle joué par le droit d’auteur dans votre entreprise?
La production en soi n’est pas une activité lucrative. Seule la distribution sous licence, à savoir le fait de vendre et de revendre nos programmes à de multiples radiodiffuseurs, nous permet d’être rentables. Je rêve du jour où je pourrai vendre une de nos émissions à titre non exclusif à une centaine de chaînes à la fois. Pour y parvenir, nous devons conserver les droits de propriété intellectuelle rattachés aux programmes que nous produisons. Or, je me suis rendue compte qu’au Kenya, la pratique veut que les organismes de radiodiffusion achètent l’ensemble des droits relatifs à une émission à vie. C’est absurde et ce n’était pas une solution acceptable pour Spielworks Media. Nous n’avions ni la volonté ni la possibilité de renoncer à nos droits de propriété intellectuelle pour une poignée de shillings. Dans le monde du spectacle, tout le monde pense que l’on gagne beaucoup d’argent alors qu’en réalité, nous n’arrivions pas à couvrir les frais de production. Seule une gestion stratégique et rigoureuse de nos droits de propriété intellectuelle nous évitait de mettre la clé sous la porte. Nous avons donc résolu de ne céder aux radiodiffuseurs que les droits qu’ils allaient exploiter : nous avons vendu des droits de télévision à des réseaux télévisés, des droits de diffusion gratuite à des chaînes de diffusion gratuite, des droits de télévision payante à des plates-formes de télévision à péage, et ainsi de suite. Si ces organismes souhaitaient obtenir des droits supplémentaires, ils en avaient la possibilité, à condition de payer des frais supplémentaires. En gardant la main sur nos droits de propriété intellectuelle, nous parvenons ainsi à optimiser la valeur de nos émissions et commençons à dégager des bénéfices.
Pouvez-vous nous donner un exemple?
Prenons par exemple notre série Sumu La Penzi, un terme Swahili qui signifie “Un amour empoisonné”, qui raconte l’aventure passionnante de quatre jeunes femmes de Nairobi. Au départ, la série fit l’objet d’une licence exclusive d’une année concédée à M-Net. L’année suivante, elle fut concédée à ce même organisme au titre d’une licence non exclusive, ce qui signifie que nous avions la possibilité de la vendre à un autre radiodiffuseur. Grâce à l’accord conclu avec M-Net, nous avons pu couvrir les deux tiers des coûts de production. Le troisième tiers fut à la charge de la société. La série est aujourd’hui diffusée sur un réseau de télévision en accès libre et les revenus que nous tirons de ce nouvel accord vont nous permettre de rentrer dans nos fonds.
L’intérêt de cette façon de procéder, c’est que nous pouvons vendre la série à n’importe quel réseau de télévision de langue swahili d’Afrique de l’Est. Nous sommes extrêmement prudents dans la façon dont nous gérons les différents faisceaux de droits liés à la distribution de nos programmes (p. ex. sous forme de vidéo à la demande, de DVD ou de divertissement en vol,entre autres) car la concession de licences de distribution est le seul moyen dont nous disposons pour assurer la rentabilité de notre entreprise. La créativité présente un caractère viable sur le plan financier, à condition de rester titulaire du droit d’auteur attaché aux émissions que nous réalisons. Nous avons récemment inauguré notre première chaîne de télévision en langue locale, Mwanyagetinge TV. Avec le passage au numérique, ce type de projet est plus abordable. Il est capital pour nous de conserver les droits sur le contenu que nous produisons mais aussi, autant que faire se peut, d’être propriétaires des plates-formes de télévision linéaires et numériques sur lesquelles il est diffusé.
Si j’ai créé cette entreprise, c’est parce que j’avais à cœur de produire des émissions mettant en valeur l’Afrique mais aujourd’hui, je me rends compte du rôle crucial des droits de propriété intellectuelle dans la pérennité de mon projet. Grâce à une gestion stratégique de ces droits, chacun peut obtenir une part des revenus tirés de leur exploitation. Cette démarche crée un sens de responsabilité partagée au sein de l’entreprise et permet ainsi de motiver et de retenir les employés. Nos collaborateurs mettent tout en œuvre pour créer le meilleur produit possible car c’est la qualité qui fait vendre, d’où des recettes plus importantes pour l’entreprise.
Comment procédez-vous pour convaincre un radiodiffuseur de diffuser vos émissions?
L’équipe de création au sein de l’entreprise est chargée de concevoir et de réaliser des pilotes – le premier épisode d’une série – réunis ensuite dans un catalogue que nous proposons aux organismes de radiodiffusion. Cette initiative est à nos frais, mais c’est pour nous un investissement indispensable. Nous soumettons ensuite les pilotes aux différents réseaux de télévision pour qu’ils aient un aperçu du contenu de nos émissions et, avec un peu de chance, en retiennent une en vue de la diffuser sur leur chaîne. Une fois l’émission sélectionnée, nous passons au stade de la réalisation mais, cette étape nécessitant un investissement substantiel, produire l’émission doit impérativement être intéressant sur le plan financier et commercial. C’est la raison pour laquelle il est si important pour nous de tirer parti de nos droits de propriété intellectuelle.
Quelles nouvelles perspectives s’offrent à vous en matière de concession de droits sur vos émissions?
Avec le passage au numérique, le secteur des médias du Kenya voit de nouveaux horizons s’ouvrir à lui. De nouvelles chaînes voient le jour et les gens sont plus nombreux à réclamer du contenu. L’essor de la téléphonie mobile renferme un énorme potentiel. Au Kenya, pratiquement tout le monde possède un téléphone portable, ce qui représente près de 40 millions d’appareils. Nous sommes convaincus que les technologies mobiles sont l’avenir de l’industrie du divertissement, ce qui nous pousse à créer des émissions spécifiquement adaptées aux plates-formes mobiles. Nous avons également entrepris de découper des émissions existantes en “mobisodes” de trois à cinq minutes de façon à ce qu’elles puissent être visionnées sur des téléphones portables. Nous collaborons dans ce domaine avec l’opérateur Safaricom, qui compte quelque 26 millions d’abonnés. Aujourd’hui, les entreprises de télécommunication ont besoin de voir leurs abonnés consommer des données; ils sont donc en quête de contenu. Au niveau national, Safaricom a besoin de contenu local pour rallier l’adhésion d’un maximum de Kényens. Une gestion avisée de nos droits dans le domaine des technologies mobiles permettra à notre société de générer des revenus supplémentaires.
En Afrique, la démocratisation de l’Internet progresse lentement mais sûrement. Le déploiement du haut débit est en cours et l’ensemble du continent devrait être couvert dans quelques années. Nous faisons donc preuve d’une très grande vigilance quant à notre façon de gérer nos droits dans le domaine de la vidéo à la demande car nous sommes convaincus qu’il renferme un énorme potentiel en termes de création de revenus. Avec un peu de clairvoyance, les chaînes de télévision travailleront en collaboration avec des entreprises de téléphonie et des producteurs de contenus pour accroître la consommation de données et, partant, leurs recettes publicitaires.
Quel est votre objectif à long terme?
Faire de Spielworks la société de création, de production, de conception et de diffusion de contenu d’inspiration africaine la plus grande, la plus audacieuse et la plus reconnue. J’aimerais que toute personne en quête de contenu africain vienne frapper à ma porte. Notre objectif est de poursuivre sur la voie de la création et d’assurer la viabilité du secteur au Kenya.
Nous avons réellement à cœur de parler de l’Afrique, de faire connaître son point de vue et de partager l’expérience du continent. Le contenu hyperlocal est le nouveau phénomène à la mode et c’est pour nous très stimulant car il nous offre de nouveaux débouchés. Pour créer un contenu local, il faut soigner l’esthétique du programme mais aussi trouver un scénario accrocheur, une histoire qui interpelle le téléspectateur. Si le récit n’est pas intéressant, personne ne voudra de nos émissions. C’est donc pour nous une formidable occasion de raconter nos propres histoires et de préserver notre patrimoine culturel. C’est sur la protection du droit d’auteur et sur le contenu local que repose le succès d’Hollywood, de Bollywood et de Nollywood. Pour prospérer, l’industrie du divertissement kényenne aura elle aussi besoin de contenu local et d’une législation efficace en matière de droit d’auteur.
Quel rôle peuvent jouer les pouvoirs publics?
Selon moi, le Gouvernement a un rôle clé à jouer dans la promotion du secteur de la création. Proposer des subventions ou des allègements fiscaux contribuerait par exemple à l’expansion du secteur au Kenya. Il convient néanmoins d’adapter les politiques aux besoins des jeunes et aux réalités auxquelles ils sont confrontés. Il importe que les décideurs prennent conscience des énormes efforts auxquels nous consentons pour créer et produire du contenu et qu’il n’est que justice que nous cherchions à en optimiser la valeur. Certains prétendent que les droits de propriété intellectuelle freinent l’accès au contenu. Or, le fait de vendre des droits dans le domaine des technologies mobiles à un opérateur comme Safaricom et d’atteindre ainsi plus de 20 millions de Kényens n’est-il pas la preuve d’un accès le plus large possible? Si les créateurs de contenu parviennent à gérer et à exploiter de manière stratégique leurs droits de propriété intellectuelle, il en résultera non pas un rétrécissement mais un élargissement de l’accès. A contrario, s’il leur est impossible de tirer profit de leur activité créative, tout le monde sera perdant.
Nous devons respecter la créativité. Nous devons respecter les efforts déployés par les créateurs et les récompenser pour leur travail. Il s’agit juste de reconnaître l’investissement consenti par les créateurs et de les rétribuer en conséquence. Pour y parvenir, nous n’avons pas d’autre choix que de chercher à optimiser la valeur de nos actifs de propriété intellectuelle.
Lorsque nous gagnons de l’argent, nous le réinjectons dans la société pour créer et produire davantage de contenu. Or, si ce contenu est distribué gratuitement, l’industrie de la création sera vouée à disparaître de manière définitive. S’il nous est impossible de tirer un revenu de notre activité, nous ne pourrons plus employer de créateurs pour produire de nouveaux programmes captivants. C’est grâce à la valorisation de nos contenus que nous réussissons à créer de la valeur, à réaliser des bénéfices et à alimenter le cycle de la créativité.
Que faut-il faire pour mieux faire connaître la propriété intellectuelle au Kenya?
Bien que le Gouvernement ait pris des mesures pour sensibiliser les Kényens aux questions de propriété intellectuelle, il reste encore beaucoup à faire. Pour changer les mentalités, il faut s’adresser à la jeunesse. En Afrique, plus de 70% de la population a moins de 18 ans. Il convient donc de trouver un moyen astucieux de sensibiliser les jeunes aux questions de propriété intellectuelle. Ils doivent en effet avoir conscience que dès lors qu’ils créent, ils jouissent de droits sur leur œuvre. Il n’est jamais trop tôt pour commencer à les informer sur ce point.
Quelle est votre principale motivation?
Je crois que j’ai simplement de la chance de pouvoir faire quelque chose que j’adore. Ce n’est pas facile tous les jours, mais ma passion me porte – la passion et l’envie d’ouvrir de nouveaux horizons aux jeunes qui travaillent dans ma société. Outre mon rôle de directrice de production, je m’efforce d’aider les créateurs à cultiver leur talent, ce qui implique de croire dans le potentiel des jeunes avec qui je collabore et de leur donner la liberté, les moyens financiers et la motivation nécessaires pour s’épanouir.
Où puisez-vous vos idées?
Chez Spielworks Media, nous sommes bien conscients de ne pas avoir le monopole des idées, ce qui nous a poussés à créer une sorte d’incubateur de talents. Quiconque a une idée pour une série TV, Web ou mobile peut venir nous voir pour discuter de son projet et établir s’il est viable. Nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à concrétiser leurs projets faute de savoir-faire technique ou d’accès au matériel ou aux studios de production nécessaires. Nous mettons alors en commun leur talent et nos moyens techniques, et un partenariat se crée. Une fois la série vendue, les coûts de production sont retranchés et tout bénéfice dégagé est réparti à parts égales, ce qui me semble juste sachant que ce sont eux les créateurs de l’œuvre. C’est notre collaboration qui fait notre force.
Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux jeunes créateurs?
Créez! Créez encore! Ne cessez jamais de créer! Prenez conscience de la valeur de votre créativité et défendez-la. Protégez-vous et protégez vos œuvres. Développez et conjuguez esprit d’entreprise et esprit de créativité, car l’un ne peut aller sans l’autre.
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