La culture du remix et la créativité chez les amateurs : un dilemme pour le droit d’auteur
Guilda Rostama, consultante, OMPI
De nombreux observateurs parlent aujourd’hui de l’avènement de “l’ère du remix”, une pratique rendue possible grâce à la généralisation de l’accès à des technologies informatiques très élaborées permettant de réarranger, d’assembler ou de remixer des œuvres existantes pour en créer une nouvelle. Ils donnent ainsi le sentiment que la création de reprises est un phénomène très récent; or, un bref retour en arrière sur l’histoire de l’humanité nous révèle qu’il n’a en fait rien de nouveau.
Partout dans le monde, la plupart des cultures ont évolué grâce à la rencontre et à l’assimilation de différentes expressions culturelles. Le professeur américain Henry Jenkins, spécialiste des médias, affirme ainsi que “l’histoire de la culture américaine au XIXe siècle peut se lire sous l’angle du brassage, du mariage et de l’amalgame de traditions populaires empruntées à différentes populations autochtones et immigrées”. Autre exemple historique de reprise : le centon, un genre littéraire très en vogue dans l’Europe du Moyen Âge consistant à emprunter différents vers ou passages d’œuvres d’autres auteurs pour les réarranger sous une forme ou un ordre différent.
De manière analogue, les arts et l’architecture dans l’Europe de la Renaissance des XVe et XVIe siècles sont directement inspirés de la Grèce et de la Rome antiques. On trouve un autre exemple de ce phénomène dans la musique traditionnelle persane. En s’inspirant des œuvres de différents artistes réunies dans un répertoire connu sous le nom de radif, les interprètes créent de nouvelles variations et improvisations musicales autour de séquences mélodiques communes. Elles présentent une telle ressemblance avec l’œuvre originale que l’auditeur a souvent l’impression d’avoir déjà entendu le thème musical. De tout temps, le public a joué un rôle actif dans la création et la recréation de la culture, un phénomène qualifié par l’universitaire américain Lawrence Lessig de culture en “lecture/écriture”.
Un bouleversement dans le paysage de la création
Cependant, les évolutions technologiques qui ont ponctué le XXe siècle ont permis une généralisation de la diffusion des œuvres musicales, ce qui a provoqué un bouleversement dans le paysage de la création et l’émergence d’une culture de plus en plus passive dite “en lecture seule”. “Au XXe siècle, pour la première fois dans l’histoire de la culture, la culture populaire s’est professionnalisée et on a appris aux gens à s’en remettre à des professionnels”, indique Lawrence Lessig.
Plus récemment, c’est-à-dire ces 20 dernières années, la généralisation de l’accès à des ordinateurs toujours plus sophistiqués et à d’autres médias numériques a favorisé la résurgence de la culture en “lecture/écriture”. Aujourd’hui, quiconque disposant d’un ordinateur et d’une connexion peut créer des remix, des mashups ou des œuvres dérivées en assemblant des morceaux de musique et des éléments audiovisuels pour créer de nouvelles œuvres.
Dans ce contexte, quelle est la place du droit d’auteur?
Des défis majeurs pour le droit d’auteur
La culture du remix soulève des défis majeurs non seulement pour les acteurs de l’industrie culturelle, les juristes, les universitaires et les décideurs mais aussi pour le grand public.
Dans la plupart des pays, la législation nationale sur le droit d’auteur ne permet pas de résoudre efficacement ces problèmes et de nombreuses questions importantes demeurent sans réponse. Par exemple : les reprises présentent-elles un caractère légal au titre du droit d’auteur? Dans l’affirmative, l’“œuvre remixée” doit-elle bénéficier d’une protection classique selon le droit d’auteur? Doit-elle répondre aux critères employés pour définir une œuvre dérivée (au même titre qu’une adaptation ou une traduction selon l’article 2.3) de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques)? L’auteur de l’œuvre originale peut-il prétendre à un droit à rémunération? Une exception doit-elle être prévue dans le cas où l’œuvre remixée serait utilisée à des fins non commerciales?
Le remix porte-t-il atteinte au droit d’auteur?
Au sein des industries culturelles, nombreux sont ceux qui pensent que tout extrait non autorisé tiré d’une œuvre préexistante constitue une atteinte au droit d’auteur. Stricto sensu, ils n’ont pas tort. Les reprises portent effectivement atteinte au droit d’auteur attaché à une œuvre préexistante dans la mesure où la nouvelle œuvre créée contient des éléments d’une œuvre originale, et ce en violation du droit de reproduction (article 9 de la Convention de Berne) et du droit de communication au public (article 8 du Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur) dont jouit l’auteur de l’œuvre originale.
Le droit moral de l’auteur initial entre lui aussi en ligne de compte. Aux termes de l’article 6bis de la Convention de Berne, “l’auteur conserve le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre […] préjudiciables à son honneur ou à sa réputation”. Si le message d’une chanson donnée est fortement dénaturé suite à son remixage, l’auteur de l’œuvre originale peut invoquer une violation de son droit moral.
Le remix est-il conforme au droit d’auteur?
Pour autant, on peut aussi considérer que les remix et les mashups sont conformes au droit d’auteur. L’article 13 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC) prévoit par exemple qu’une exception au droit d’auteur peut être envisagée dans le cadre de “certains cas spéciaux qui ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du détenteur du droit”. Selon cette école de pensée, tant que l’œuvre remixée ne sort pas du cadre de la créativité amateur (c’est-à-dire tant qu’aucun revenu commercial n’en résulte), le droit exclusif de l’auteur d’origine peut faire l’objet de limitations, la nouvelle œuvre ne menaçant pas de porter atteinte à “l’exploitation normale” de l’œuvre initiale. Autrement dit, ce n’est pas parce que des images extraites d’une œuvre cinématographique ont été associées à une chanson donnée que le public va cesser d’acheter le film original ou la bande sonore originale. Bien au contraire, les remix ou les mashups de ce type tiennent souvent lieu de publicité gratuite pour les œuvres préexistantes.
On peut également soutenir que les œuvres remixées s’apparentent à des citations protégées au titre de l’article 10 de la Convention de Berne, lequel stipule que “sont licites les citations tirées d’une œuvre, déjà rendue licitement accessible au public, à condition qu’elles soient conformes aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but à atteindre”. Bien que le terme “citation” soit généralement associé à une œuvre littéraire, la Convention de Berne mentionne des “citations tirées d’une œuvre”; il peut donc s’agir d’œuvres audiovisuelles, musicales ou même photographiques. Ainsi, en 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a déclaré dans l’affaire Eva-Maria Painer v. Standard Verlags GmbH and others (CJEU-C/145/10) que la photographie pouvait être citée, à condition que l’œuvre protégée ait déjà été licitement rendue accessible au public et que le nom de l’auteur soit indiqué. On peut donc en déduire que remixer une œuvre audiovisuelle ou musicale et extraire une citation d’une œuvre littéraire sont deux opérations semblables.
Le statut juridique incertain des remix et des mashups provoque énormément de frustration dans l’opinion publique.
En réalité, le statut juridique incertain des remix et des mashups provoque énormément de frustration dans l’opinion publique. Les internautes ont du mal à comprendre pourquoi les remix créatifs qu’ils téléchargent sur YouTube sont automatiquement retirés ou voient leur accès bloqué. Peu au fait des subtilités du droit d’auteur, ils sont nombreux à avoir le sentiment que leur créativité est censurée. Comme le fait observer Lawrence Lessig, les législations sur le droit d’auteur actuellement en vigueur ont en grande partie été rédigées dans le but premier de réglementer les relations dans le monde professionnel, pas les activités des citoyens ordinaires. Dans l’environnement numérique cependant, ce n’est plus du tout le cas. “Pour la première fois, la législation [sur le droit d’auteur] s’adresse au citoyen ordinaire. Pour la première fois, elle ne se contente plus de régir les activités des seuls professionnels mais aussi celles des amateurs, si bien que ces derniers sont désormais soumis à un régime jusque-là réservé aux professionnels”.
Le logiciel Content ID de YouTube
Le logiciel Content ID de YouTube analyse des échantillons d’œuvres musicales fournis par l’industrie du disque et des organisations de gestion collective et les compare avec les vidéos mises en ligne sur le site Web. Le système établit un lien entre une œuvre existante et une œuvre téléchargée, par exemple un remix. S’il y a correspondance entre les deux contenus, la vidéo peut être automatiquement bloquée, le son peut être désactivé, et l’utilisateur du service est automatiquement notifié par courrier électronique que l’accès à son contenu a été désactivé, un tiers ayant déposé une réclamation pour atteinte au droit d’auteur. L’utilisateur reçoit également un message comme quoi, en cas de récidive, son compte sera clôturé et toutes les vidéos publiées sur ce compte seront supprimées. Il est invité à supprimer les vidéos dont il n’est pas titulaire des droits et à s’abstenir de télécharger d’autres vidéos portant atteinte au droit d’auteur de tiers.
Une nouvelle exception
Les législations en vigueur sur le droit d’auteur ne permettent pas de répondre de manière satisfaisante aux difficultés soulevées par la multitude d’œuvres créées par des amateurs à l’aide des outils mis à disposition dans l’environnement numérique. Le Canada est l’un des rares pays, voire le seul, à avoir introduit dans sa législation une exception concernant le contenu non commercial généré par l’utilisateur. L’article 29 de la loi canadienne sur la modernisation du droit d’auteur (2012) prévoit ainsi qu’il n’y a pas violation du droit d’auteur si : i) la nouvelle œuvre n’est utilisée qu’à des fins non commerciales; ii) la source de l’œuvre est mentionnée; iii) la personne avait toutes les raisons de croire qu’elle ne se rendait pas coupable d’une atteinte au droit d’auteur; et iv) la nouvelle œuvre n’a aucun “effet négatif important” sur l’exploitation de l’œuvre ayant servi à la création.
En attente du verdict
La situation est bien moins tranchée dans d’autres pays. Aux États-Unis d’Amérique par exemple, la justice n’a pas encore réussi à se prononcer sur la question, comme l’illustre l’affaire Stephanie Lenz c. Universal Music Corporation, entamée en 2007. La plaignante, Stephanie Lenz, avait publié une vidéo sur YouTube montrant ses enfants en train de danser et de s’amuser dans la cuisine avec en fond sonore la chanson de Prince, Let’s Go Crazy. Quelques mois plus tard, Universal Music Corporation somma YouTube de retirer la vidéo au motif qu’elle portait atteinte au droit d’auteur, une allégation vivement contestée par Mme Lenz. Au bout de six années de procédure, en 2013, un tribunal de district décida que les titulaires du droit d’auteur n’avaient tout simplement pas le droit de retirer un contenu avant de mener une analyse juridique pour établir si la nouvelle œuvre créée pouvait relever de l’“usage loyal”, un concept prévu dans la législation américaine sur le droit d’auteur selon lequel un contenu protégé par le droit d’auteur peut faire l’objet d’un usage limité sans avoir à obtenir l’autorisation de son titulaire (Tribunal de district des États-Unis d’Amérique, Stephanie Lenz c. Universal Music Corp., Universal Music Publishing Inc., et Universal Music Publishing Group, affaire n° 5 : 07-cv-03783-JF, 24 janvier 2013).
En 2013, un livre vert publié par le groupe de travail du Département du commerce des États-Unis d’Amérique sur la politique relative à l’lnternet convenait du vide juridique en la matière et indiquait que : “[A] Il existe encore une très grande zone d’incertitude. Toute la question est de savoir si la création de reprises est entravée ou non de manière trop importante. Le niveau de production est aujourd’hui correct, mais des clauses juridiques plus précises contribueraient à favoriser encore davantage la créativité”.
Compte tenu de la place qu’occupe aujourd’hui la culture du “remix”, et de l’incertitude juridique autour des reprises et des mashups, il serait peut-être temps que les décideurs se penchent sur une révision du droit d’auteur.
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